Le marathon du commissaire : Frac Sud, Mucem, Mac Marseille
Se consumer au mieux à l’intérieur de ses limites individuelles, voilà le principe fondamental de la course, et c’est aussi une métaphore de la vie — et, pour moi, une métaphore de l’écriture. Je crois que beaucoup de coureurs seraient d’accord avec cette définition.
Haruki Murakami, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond
Aucun autre sujet n’est pour l’écrivain, aussi intensément personnel que la boxe. Écrire sur la boxe c’est écrire sur soi-même — aussi elliptiquement et aussi involontairement que ce soit. Écrire sur la boxe, c’est également être forcé de réfléchir, non seulement à la boxe, mais surtout aux limites de la civilisation — à ce qu’être « humain » veut dire ou devrait vouloir dire.
Joyce Carol Oates, De la boxe
2024, année olympique… difficile d’échapper au maelstrom médiatique qui envahit les ondes et les écrans, suscitant autant de débats critiques sur des revendications posées par des salariés pour une fois en position de force que de considérations sur la capacité de la Ville Lumière à opérer les multiples jonctions transrégionales tant attendues et à assurer la sécurité des foules de visiteurs en panique. Loin du casse-tête organisationnel du premier événement mondial en termes d’audience, les manifestations artistiques proposées à l’occasion des Jeux olympiques de Paris sont l’occasion de revisiter un vieux compagnonnage entre art et sport : si ce dernier a suscité dès les débuts de l’olympisme une attention certaine de la part des artistes (notamment des peintres) ce n’est que plus récemment que le sport est devenu un sujet majeur d’inspiration pour de nombreux artistes contemporains, engageant de profondes réflexions sur une dimension incontournable de l’activité humaine, qu’ils savent sublimer, transcender, détourner à loisir et bien entendu critiquer à travers tout l’éventail de leurs pratiques. À Marseille, ce sont les trois principaux lieux de l’art contemporain, le Frac Sud, le Mucem et le musée d’Art contemporain qui se sont réunis pour créer une manifestation à sensibilité variable, sous la houlette de Jean-Marc Huitorel, commissaire général de cette manifestation tripartite, éminent connaisseur de la partie et vrai marathonien de la spécialité.
Comme l’écrit le même Huitorel en préambule du catalogue Des exploits, des chefs-d’œuvre, la question du sport dans l’art va bien plus loin qu’une banale thématique qu’il faudrait traiter comme n’importe quel sujet opportuniste, car, selon lui : « L’art prend en compte le sport parce que celui-ci occupe une surface considérable de la réalité contemporaine. Le sport dit autant et sans doute plus de l’art que l’art ne dit du sport. » Par ailleurs, si ce dernier tente de trouver des rapprochements entre les deux activités, il se garde bien de les comparer : « l’art n’est pas le sport et le sport n’est pas l’art », déclare-t-il un peu plus loin. S’il se garde bien aussi de faire des comparatifs hâtifs avec les JO originaires, ceux de la Grèce antique, qui participent à un continuum sociétal où l’exaltation du guerrier se confond avec celle de l’athlète, la référence au calcio fiorentina semble plus pertinente parce qu’elle renvoie à une dimension déjà présente dans l’Antiquité qui est celle de l’autour du jeu (plutôt que du sport) et qui peut apparaître comme annonciatrice de tout l’appareil festif et célébratif qui accompagne nos modernes Jeux olympiques. Jean-Marc Huitorel poursuit la démonstration de ces croisements entre art et sport (le terme apparaissant au xixe siècle) qui préfigurent l’imbrication de plus en plus poussée entre l’aire de la compétition pure et celle de ses représentations et autres instrumentalisations. Il s’agit ni plus ni moins de la modernité qui s’empare du sport et de tout ce qu’il offre en termes d’inspiration aux artistes de toutes les disciplines, mais aussi bien entendu aux photographes et autres cinéastes pour lesquels le sport est un répertoire infini de captation du mouvement, pour ne pas dire d’une accélération des choses qui est déjà fortement à l’œuvre en ce début de xxe siècle. Mais il faudra attendre cette fin de siècle précisément pour que le traitement du sport par les artistes arrive à une véritable maturité réflexive et qu’il agisse, au même titre que d’autres pans de l’activité humaine, à l’instar de l’entreprise, comme un véritable moteur représentationnel, avec tout ce que cela implique de considérations anthropologiques et sociétales, plus ou moins conscientes de la part de leurs auteurs.
C’est à Marseille que la flamme olympique a pris son essor le 9 mai dernier, confiée à Florent Manaudou, ce qui était effectivement difficile d’ignorer dans une telle entreprise qui relève autant du bombage de torse nationaliste que de l’esprit de Coubertin, dont se réclame l’organisation des Jeux. Il était logique que la Ville de Marseille se fende d’une semblable démonstration de force du côté de l’art (contemporain), quand bien même on est en droit de se demander quelle est la part attribuée au traitement médiatique de ces expositions dans cette grande messe promotionnelle que sont devenus, au fil des éditions, les Jeux olympiques. L’exploit le plus notable de cette trilogie revient certainement au curateur de ces expositions qui a réussi à réunir ces trois lieux à la vocation pour le moins différente de l’art à Marseille, le Frac Sud, le musée d’Art contemporain et le Mucem et il eut pu être envisagé d’octroyer à ce dernier le trophée du meilleur fédérateur.
De trophées il en est justement question au Mucem, qui a placé sa partie sous le régime de ces objets qui viennent symboliser la victoire des sportifs et ainsi sceller cette dernière dans des métaux plus ou moins précieux. Pour les artistes de tous crins, cette production est l’aubaine absolue qui leur offre une incomparable possibilité de détournements ludiques et autres débordements. Plus précisément, l’exposition, curatée par Jean-Marc Huitorel, n’est pas uniquement composée d’un étalage de trophées qui se résumeraient en de banales coupes et médailles dont le design n’a pas toujours fait preuve d’une énorme inventivité formelle. Intitulée « Trophées et reliques », une première direction ressortit plus au détournement des accessoires indispensables à la pratique de tel ou tel sport, la balle de tennis ou la boule de pétanque, le ballon rond demeurant le grand favori des attentions des artistes qui se sont fait un visible plaisir à en détourner la forme. Quand un Fabrice Hyber en fait un objet cubique impraticable, un Laurent Perbos l’allonge à la manière d’une gélule géante et Yoan Sorin se livre à un épluchage en règle de son enveloppe de cuir pour en faire d’étonnants bouquets de fleurs, iconoclastie relevant plus d’une gestuelle poétique que d’une franche irrévérence. Johanna Cartier réussit à se faufiler dans cette histoire encore très masculine du ballon rond en le pimpant via moult apports de rubis, saphirs et autres perles de pacotille… La présentation sous forme de vitrine muséale accentue l’effet de reliquaire : il était difficile, à l’intérieur d’une telle sous-thématique de laisser s’exprimer de grands gestes plastiques comme c’est le cas au Frac ou au musée ; qui dit trophée, dit forcément réduction du geste artistique à l’échelle de ces derniers. Mais l’intention du curateur était également de mettre en relation, sinon en tension, le traitement médiatique de l’exploit et sa résolution plastique, à savoir justement le trophée. L’ensemble des unes de L’Équipe, support qu’il eut paru inconvenant de ne pas convoquer dans une telle exposition, témoigne d’une réelle ferveur populaire que cet incontournable de la presse quotidienne enregistre autant qu’il entretient. Le déploiement critique et gestuel à plus grande échelle n’est pas totalement absent d’une proposition qui fait la part belle aux dribbles artistiques, mais aussi à la dimension célébrative : l’installation de Ferruel & Guédon, outre qu’elle révèle une fan attitude inattendue de la part du duo, nous renforce dans le sentiment exprimé plus haut du potentiel incomparable du sport à produire des répertoires de formes tout à fait inédits. La suspension de Jeremy John Kaplan quant à elle relève le défi incomparable de verticaliser une pratique absolument horizontale, celle de la pétanque, tout en rendant honneur à une discipline éminemment marseillaise. Idem de la géniale vidéo de Neal Beggs, Expressway qui met en scène une compétition fictive entre l’escalade (latérale) d’un alpiniste à la lenteur précautionneuse et le flot des voitures qui filent en direction opposée sur l’autoroute. Une réflexion quasi métaphysique sur la beauté des efforts gratuits par un amoureux de la grimpe semblant insensible à la folle accélération de l’activité humaine. La très belle installation de la Marseillaise Fatima Mazmouz (Que reste-t-il de nos amours ?) introduit un peu de distanciation critique en montrant le parcours semé d’embûches pour pratiquer un sport adoré lorsque l’on se retrouve aux prises avec le racisme ordinaire de la France des années soixante.
Le musée d’Art contemporain a récemment réouvert ses portes, après une reconfiguration bienvenue qui lui a permis de gagner de nouveaux espaces naguère dédiés aux réserves du musée. Sa nouvelle directrice Stéphanie Ayrault a généreusement accueilli la proposition de Jean-Marc Huitorel en lui permettant d’investir les trois premières galeries du MAC, mais aussi ses réserves nouvellement récupérées. À la différence de l’exposition du Mucem, privilégiant les œuvres de petite taille, ici, au musée, les espaces et les cimaises autorisent de larges ensembles latéraux ainsi que de volumineux déploiements : l’œuvre de Julien Beneyton, par exemple, consacrée au boxeur Jean-Marc Mormeck, occupe une grande partie des nouveaux espaces. Œuvre totale, mêlant le dessin à la peinture, la vidéo et la sculpture, L’Œil du tigre est un hommage puissant à un sportif de choc, un portrait sous toutes les coutures et les blessures de ce dernier géant de la boxe française ; elle nous fait réfléchir au passage à la fascination que ressentent de nombreux artistes à l’endroit du « noble art », et qui pourrait peut-être s’expliquer par une volonté de coller au plus près du réel en s’éloignant des apories de la représentation. « Tableaux d’une exposition »,comme son nom l’indique, énonce son amour du tableau sous toutes ses formes, c’est-à-dire au sens du format tableau selon la formule de Jean-François Chevrier. De fait, l’exposition du MAC inventorie tous les aspects précédemment cités, tout ce que le sport fait à l’art et comment les artistes piochent dans ce registre incomparable pour en tirer des motifs d’inspiration qu’ils intégreront dans leur univers plastique. Du motif abstrait (Raoul De Keyser, Frédéric Lefever) à la série de portraits (Pierre Gonnord), de la caricature (Guillaume Pinard) à l’allégorie (Jean Bedez), de la peinture féministe et engagée (Johanna Cartier, Noel W. Anderson) à la tentative d’épuisement des points de vue (Guillaume Bresson), du basket (Antonio Recalcati, Noel W. Anderson) au lancer de poids (Jérémie Setton) en passant par l’athlétisme (Christian Babou) ou la pelote basque (Frédéric Lefever), de la dérision (Alain Séchas) à l’hagiographie (Julien Beneyton), de la synecdoque (Christian Babou) à l’oxymore (Jef Geys), il y a visiblement une volonté de répertorier tous les regards posés sur le sport par les artistes, peut-être même avec un effet de catalogage un peu trop prononcé et un manque de rupture dans la manière d’exposer les œuvres, plus juxtaposées sagement qu’entremêlées, plus « couloir de nage individuelle » que « mêlée rugbystique » donc, quand bien même, à la décharge des curateurs, la disposition en travées du musée rend difficile les interpénétrations et les dialogues entre les œuvres.
Le Frac Sud ouvrait quant à lui l’ensemble de ses espaces, y compris le project room et le centre de documentation à l’exposition intitulée « L’Heure de gloire », toujours sous la houlette de Jean-Marc Huitorel, mais avec la complicité de sa directrice Muriel Enjalran, à l’initiative du projet marseillais. On retrouve dans cette proposition les mêmes problématiques qui agitent celle du Mac, mais avec une occupation de l’espace plus « accidentée » que celle du musée et un regard plus « déconstruit », avec une large place accordée aux artistes qui ne cadrent pas totalement avec la représentation du sportif ou de la sportive bon teint, à l’instar des sculptures au sol de Louka Anargyros qui abordent frontalement la question de l’homophobie dans le sport, de même que la série de photos d’Estelle Hanania sur le catcheur Cassandro el Exótico, affichant ouvertement son orientation gay dans un milieu que l’on suppose très peu friendly, ou encore les tentures de Noel W. Anderson qui, elles, font référence à la situation des sportifs noirs, dont l’omniprésence sur les terrains de basket aux États-Unis et ailleurs ne semble pas apporter de grandes modifications quant à la situation des personnes racisées… Avec la question de la représentation de la femme, évoquée à nouveau de manière plus qu’allusive par l’œuvre de Johanna Cartier ou par celle du discobole de Lea Guldditte Hesterlund qui se confronte aux canons de la beauté en sculpture, ces thèmes sont plus que présents dans l’exposition sans que pour autant celle-ci ne se transforme en tribune pour la défense des minorités : de nombreuses œuvres font preuve d’une dimension absurde, loufoque, comme celle du Japonais Taro Izumi qui reproduit, en sculpture, la figure du « retourné footballistique », permettant ainsi au spectateur de s’installer potentiellement dans la position acrobatique du footballeur. De même que celle, inclassable de Thomas Wattebled qui s’ingénie à explorer toutes les manières possibles d’investir le fameux podium, devenu le véritable héros de ces JO, à la place des médaillés ; sans oublier Delphine Reist et son drôle de groupement tricolore de sacs de sport animés de mouvements quasi indiscernables. L’exposition accorde une place particulière à l’œuvre de Gilles Mahé, Gilles Mahé joue au golf en pensant à Rudy Ricciotti (1993-1996),une œuvre emblématique de l’artiste malouin qui s’inscrit dans une suite d’échanges avec son collectionneur et qui dépasse largement le régime de production d’un banal artefact pour exprimer l’intensité des liens d’amitié et d’intelligence qui peuvent exister entre les deux protagonistes. Une œuvre pleine d’humour qui résonne parfaitement avec le cadre réflexif de l’exposition.
Et toujours la boxe : deux œuvres sont dédiées dans l’exposition à ce sport de combat qui décidément recueille les nombreuses faveurs des artistes. La première est une vidéo de l’artiste Zuzanna Janin qui se livre à un combat a priori inégal avec un célèbre boxeur de son pays, véritable icône, qui la « domine » de sa haute taille et de ses larges épaules. Ici, le combat évolue, passant de la rudesse au rapprochement pour ressembler de plus en plus à un jeu entre deux danseurs qui s’observent et s’amadouent, comme une métaphore des rapports amoureux. Et à nouveau Yoan Sorin qui nous fait signe depuis un punching-ballen plâtre — méthodiquement détruit par ses propres mains équipées de coups de poing américains — et dont ne subsistent que les traces du « combat ». Pourquoi cette présence aussi marquée de la boxe ? Certainement parce que c’est le sport qui recèle le plus de violence, de tension, d’appréhension, d’engagement physique, jusqu’à l’extrême, mais qui permet aussi, comme dans la performance de Sorin d’exprimer des émotions et des histoires familiales enfouies dans une catharsis libératrice(1).
1 L’artiste est le petit-fils de François Pavilla, premier boxeur martiniquais à être devenu champion de France.
Head image : Johanna Cartier, ce n’est pas forcément un but en soie, 2022.
Cage de foot, voile polyester, strass, gazon synthétique, jerricanes, adhésif, tétine de biberon. Courtesy de l’artiste.
- Publié dans le numéro : 108
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