Les chemins de l’émergence I : Les salons

par Patrice Joly

L’émergence est sans doute le mot le plus rencontré lorsque l’on parcourt les communiqués de presse relatifs aux scènes locales, aux événements saisonniers ou biennaux que produisent régulièrement les grandes métropoles françaises, mais aussi aux grandes expositions collectives dans des endroits aussi courus que le palais de Tokyo ou le musée d’art moderne. En France, depuis les années 00, l’émergence est devenue un espace d’affirmation pour les structures privées, publiques et mixtes qui s’en sont emparées afin de faire la promotion d’une création nouvelle, inédite, inouïe – par opposition à des pratiques reconnues et bien établies. Le jeune artiste est vu comme une marchandise précieuse qu’il faut savoir repérer, bichonner et promouvoir dans les meilleures conditions.

L’émergence n’est en soi ni bonne, ni mauvaise, c’est un phénomène quasi « naturel » qui se traduit par l’arrivée sur le marché, à chaque nouvelle saison, de nouvelles pousses qui viendront dynamiser ou rafraîchir une scène qui aura vieilli d’une année. Accompagner l’émergence, dans ce cas, semble aussi indiqué que le geste du jardinier tuteurant la plante pour guider son développement. Peut-être est-il également question d’« empathie intergénérationnelle », les aînés se souciant du sort de la génération montante ?

 

Julien Nédélec Vue d’installation / Installation view, Mulhouse 010, 2010. Courtesy galerie ACDC. Lauréat 2010 / 2010 prizewinner.

Ces volontés a priori désintéressées peuvent cependant masquer d’autres enjeux qui n’ont rien à voir avec l’artistique. Pour les villes par exemple, l’émergence représente de plus en plus un enjeu d’image qui rentre dans une stratégie de dynamisme et de rayonnement plus global. On imagine mal aujourd’hui qu’une ville, une métropole, puisse se passer d’une scène artistique digne de ce nom : l’émergence est l’indicateur de la bonne santé de la ville, son absence ou sa présence font état de sa capacité à faire éclore des talents mais aussi à en attirer de nouveaux. L’émergence artistique pourrait très bien s’entendre d’un point de vue sportif, où il serait question de « pousser » les jeunes artistes comme on pousse les jeunes athlètes à la prouesse, dans le but de faire éclore des équipes performantes. Mais l’analogie trouve vite ses limites dans les définitions respectives des deux champs. Poussée à son comble, une vision compétitive de l’émergence favorise l’adhésion aux valeurs de la société marchande et influence la production artistique vers des dimensions plus spectaculaires ou « visuellement efficaces » au détriment des pratiques plus réflexives ou critiques. Elle laisse aussi de côté la réflexion sur le fait de savoir s’il y a un « bon âge » pour l’art en privilégiant un système d’émergence éclair suivie de près d’une disparition tout aussi rapide des ex-prodiges sans vraiment chercher à en analyser les causes, ni tenter d’en tirer des enseignements. Cela est tout particulièrement vrai pour la France où, hormis quelques exceptions notables, les meilleurs artistes ont tendance à disparaître après des carrières bien trop brèves, et sans réellement réussir à percer hors des frontières nationales.

 

Les trois structures que nous avons décidé d’étudier ici affichent des positions relativement claires dans leur désir de servir la « cause » des jeunes artistes. Apparues à des époques et dans des contextes différents, elles divergent tout autant dans l’esprit et la lettre de leur fonctionnement.

 

Hoël Duret Vue d’installation / Installation view, Mulhouse 012, 2012. © Hoël Duret. Lauréat 2012 / 2012 prizewinner

La Ville de Mulhouse organisait, du 9 au 12 juin 2012, Mulhouse 012, dixième édition de son exposition de jeunes talents issus des écoles supérieures d’art européennes. Créée en 2001, devenue biennale en 2008, cette manifestation est la seule des trois à provenir d’une impulsion municipale, sous les auspices de l’élu à la culture de la ville. Le discours est assez clair : pour Mulhouse, qui dispose d’une école d’art importante, d’un centre d’art tout neuf et qui est surtout proche de la plus grande foire d’art contemporain du monde, la création de cette biennale dédiée aux jeunes artistes obéit à une logique limpide qui est celle d’ancrer la ville dans une dynamique européenne à laquelle sa situation géographique lui permet de prétendre. Par ailleurs, elle postule à la place de plateforme de lancement pour des post-diplômés en recherche de visibilité au sortir de leur scolarité, la foire de Bâle devant servir d’hameçon de luxe pour ramener dans le giron de la métropole haut-rhinoise malmenée par les sinistres à répétition de la postindustrialisation, la riche clientèle bâloise défilant pendant la semaine magique dans les allées de la first fair. De fait, l’idée de la concomitance souffre quelque peu de la comparaison : pour détourner le flot des visiteurs d’Art Basel, il ne suffit pas de mettre en place une biennale de jeunes au moment de la foire, il faudrait créer une véritable coopération entre les deux villes, ce qui revient à dire que Mulhouse profitera amplement de sa proximité avec Bâle le jour où elle parviendra à créer des événements de même magnitude que ceux que propose la métropole rhénane… Bien qu’elle se positionne intelligemment sur un créneau qui devrait exploser dans les années à venir, celui des tout jeunes diplômés européens, la jeune biennale peine encore à convaincre : manque de moyens1, manque de communication externe, manque d’une scénographie audacieuse, manque de synergie avec le ou les centres d’art proches, elle reste un peu en dessous de ses ambitions même si la liste des lauréats témoigne d’une véritable capacité à défendre des profils exigeants2.

 

Le Salon de Montrouge, quant à lui, fonctionne sur un tout autre régime, partant d’une initiative totalement personnelle : l’ancien salon moribond ne promotionnait plus que des artistes en fin de carrière ou un peu marginalisés lorsque le très déterminé Stéphane Corréard réussit à convaincre la municipalité de Montrouge de lui confier ses rênes il y a tout juste quatre ans. Création d’un « collège » composé de la fine fleur de la critique nationale pour constituer le jury, carte blanche à la designeuse star Matali Crasset pour la scénographie, publication d’un gros ouvrage agrégatif faisant office de catalogue : le salon s’est fait sérieusement lifter. Très rapidement, « Montrouge » a pris ses marques dans la galaxie de l’émergence pour devenir un passage obligé pour les débutants, qui, pour la plupart effectuent en cette banlieue proprette de Paris, leurs premiers pas dans le monde de l’art parisien. Au-delà des discours d’auto-satisfaction sur l’esprit d’entomologiste nécessaire au repérage des meilleurs candidats, le succès de Montrouge tient à quelques recettes efficaces et surtout à un contexte local, à des conditions d’accès ouvertes et à l’éventualité de rencontres fructueuses. Aussi, si la réussite du salon tient pour moitié dans l’habileté et la faconde de son mentor, elle le doit aussi à une évidence qui n’avait pas encore sauté aux yeux de tout le monde : chaque nouvelle saison apporte ses cohortes de nouveaux diplômés et autres postulants au métier d’artiste alors que le monde de l’art contemporain n’a pas su créer sa « filière » de sortie des écoles. Le salon version Montrouge obéit à une mission quasi sociologique qui est de mettre en vis-a-vis une population d’artistes sélectionnée par un groupe d’experts face à ses futurs interlocuteurs : la foule des marchands, galeristes, curateurs, directeurs de centres d’art et autres musées à la recherche de nouveaux talents. Qui plus est, le Salon de Montrouge possède un côté franchouillard qui l’éloigne un peu des critères de sélection du marché international mais lui confère une dimension rassurante. Il n’est pas sûr cependant que cette dimension franco-française (même si les étrangers y sont les bienvenus) ne nuise à un moment donné à sa vocation de tremplin puisque de plus en plus l’offre d’une telle structure se doit d’être crédible sur le plan international si elle veut se frotter à la « vraie » émergence, mais Montrouge est avant tout une plateforme directement reliée à la scène parisienne et nationale qu’elle a parfaitement réussi à capter…

 

La troisième et dernière structure, Jeune Création, est issue de Jeune Peinture, manifestation fondée par le peintre Paul Rebeyrolle en 1949. Tout comme Montrouge, Jeune Peinture commençait à souffrir d’un sérieux problème d’image lorsque la nouvelle équipe a pris la décision de changer de nom en 2000 et de l’ouvrir à toutes les pratiques de l’art contemporain. Même si ses jeunes dirigeants s’en défendent un peu, Montrouge apparaît comme le grand concurrent, l’objectif à dépasser. Tout oppose ces deux structures : d’un côté, un manager décidé qui capitalise sur son nom et sa connaissance aiguë du milieu pour booster le développement du label Montrouge, de l’autre, une équipe de jeunes artistes dont on ne connaît même pas les noms, une véritable démocratie de décisions qui s’incarne dans un turnover régulier de l’équipe en place. Les oppositions ne s’arrêtent pas là : Jeune Création est gérée par des artistes qui connaissent de l’intérieur les besoins de ces derniers pour essayer de répondre à leur aspirations. Nul scénographe trendy non plus pour assurer le buzz : la communication ainsi que la scénographie sont produites en interne et bénévolement. Le salon évolue de place en place, ayant successivement occupé le Palais de Tokyo, le MNAM, la Villette puis récemment le CENTQUATRE avec lequel l’équipe vient d’engager un partenariat de longue durée. Tout comme Mulhouse et Montrouge, Jeune Création s’adresse principalement aux jeunes artistes de tous bords mais, là où Mulhouse recrute à la sortie des écoles européennes et où Montrouge privilégie la French touch, Jeune Création a décidé de prendre une orientation résolument internationale. Ces dernières bénéficient par ailleurs toutes les deux de la proximité de la place parisienne qui draine une scène abondante manquant cruellement de débouchés d’envergure. Toutes deux initient des partenariats avec des écoles invitées (Montrouge) ou avec des structures curatoriales (Jeune création). L’une comme l’autre entendent favoriser l’émergence des jeunes artistes en leur permettant de rencontrer les professionnels du milieu ainsi qu’un public concerné. Les différences de taille se situent principalement dans l’organisation qui permet aux lauréats des années précédentes de rentrer dans le dispositif de sélection de l’édition future pour Jeune Création, là où le salon de Montrouge fonctionne avant tout sur l’équipe constituée autour de son refondateur. Enfin, une autre différence fondamentale tient aussi dans les projets de développement de Jeune Création qui souhaite ouvrir un centre culturel en grande banlieue avec une orientation résolument citoyenne là où Montrouge n’envisage pas spécialement de projet de ce genre mais plutôt la fixation du salon en ses terres de proche périphérie.

 

Parier sur des plateformes spécialisées dans l’émergence en revivifiant des structures obsolètes ou en en créant de nouvelles de toutes pièces semble une option assez peu risquée en cette époque où l’affluence des jeunes artistes sur les scènes française et européenne n’a jamais été aussi forte et les filières de sortie aussi peu développées, d’où le succès d’une manifestation comme Montrouge. Encore faut-il avoir suffisamment d’audace, d’habileté ou d’ambition pour produire de véritables tremplins. Encore faudrait-il également que ces initiatives s’accompagnent de véritables réflexions sur la signification profonde de ces phénomènes sans minorer les risques d’instrumentalisation pour les jeunes artistes. Aussi les dispositifs de l’émergence ne peuvent-ils bien s’appréhender que dans une globalité qui interroge et revalorise la place des différentes structures, des écoles d’art, en premier lieu, jusqu’à l’ensemble que constituent les réseaux associatifs, les centres d’art et autres fonds régionaux d’art contemporain qui exécutent ce travail de fond depuis des années sans forcément en retirer les lauriers ; ceci dans le but de replacer le « travail de l’art » et des jeunes artistes non plus uniquement dans des perspectives de marché ou d’événementialité mais aussi de développement et d’infiltration de l’art dans la société.

 

1 Il faut toutefois nuancer cette remarque : le lauréat de la biennale se voit décerner une bourse de 15 000 euros, ce qui est une somme plus qu’honorable pour débuter une carrière d’artiste…

2 La biennale a distingué entre autres Morgane Tschiember, Aurélien Froment et Julien Nédélec.