Matière en sursis
L’art n’est rarement qu’une fenêtre qu’il suffit d’ouvrir pour reconnaître et contrôler le monde déjà présent derrière les carreaux. Souvent, il est plutôt un coup de bélier qui défonce plafonds et murs, ou bien les complique, en fait varier les contours, l’épaisseur, la pseudo-homogénéité, en servant de modèle politique évident à tout sabotage du donné – trop pur, trop figé, trop donné justement. Encore faut-il apprendre à s’y rendre sensible et à voir comment il se fraye un passage là où aucun ne semblait possible. Tiepolo avec ses trompe-l’œil sur plafonds d’église vénitienne, Gordon Matta-Clarck avec ses trous en trois dimensions dans des immeubles bientôt détruits, avaient montré le chemin. Et même Warhol, de son côté, avait un jour défini sa sculpture idéale comme « un mur solide percé d’un trou pour encadrer l’espace de l’autre côté » (Ma philosophie de A à B et vice versa).
Écran poreux
On peut donc ouvrir une brèche dans un mur. Ou bien le transformer en rideau fluide (comme Mimosa Echard, prix Marcel Duchamp 2022). Non plus ouvrir le mur mais modifier son état physique, en faire par exemple un écran dont on se demande s’il filtre le réel qu’il recouvre ou s’il donne encore à voir un « autre monde », voire s’il ne se laisserait pas traverser par ce qu’il nous montrait jusqu’ici à distance calme et sécurisante. Il faut se méfier de la plate séparation de l’écran : rappelons-nous qu’un téléviseur des années 1980 peut aussi devenir un corps intrusif, l’arme au poing (dans Videodrome de David Cronenberg).
Tout cela inquiète, en tout cas, la capacité du spectateur à se projeter tranquillement vers des mondes autrement définis, centrés, partagés, et surtout à les laisser s’adresser à lui. Certaines œuvres font ainsi du mur un écran mais qui, décidément, ne serait toujours pas une fenêtre stabilisée sur un monde lointain, loin des Biennales de Berlin et Venise en l’occurrence. Mais plutôt un seuil matériellement instable, un filtre incertain, où (télé)transporter ce « dehors » non-occidental au plus près, non pas d’un « dedans » occidental, mais d’une problématisation singulière de toute frontière.
À Berlin, on a parfois retrouvé ce jeu entre une présence concrète d’éléments tangibles (sur le sol ou une table) et la représentation projetée au mur d’un monde où retrouver ces mêmes éléments. À l’Akademie der Künste, Dream Your Museum de Khandakar Ohida fonctionnait sur ce mode : un film montrait l’oncle de l’artiste, Khandakar Selim, dont certains objets évoqués, accumulés pendant 47 ans, étaient disposés devant l’écran, petit musée éparpillé qu’il était possible de manipuler. Dans le va-et-vient entre ces objets et l’écran, ces reliques deviennent les relais d’une période vers d’autres, en l’occurrence coloniale, post-coloniale, incluant cette culture rurale musulmane. Des malles métalliques remplies et entourées d’objets concrétisent cette mémoire où se juxtaposent livres sacrés et objets de rien, gramophone, vieilles bouteilles d’alcool, timbres et dvd indiens. Ces choses ne s’inscrivent donc plus seulement dans l’ordre angoissé d’une perte impossible, archivage infini différant toujours plus son achèvement et, avec lui, la résolution de ces conflits historiques et intimes. Au contraire, la cadence retrouvée d’un contrepoint implique désormais la perception dans un rythme à deux temps : des objets vers l’écran, où attendre d’y croiser leurs échos filmés, et de l’écran vers les choses, qui ne sont donc pas seulement des choses mais la ponctuation temporelle d’une traversée de l’histoire indienne. À cet échange invisible entre ce qui se projette et se présente, comme surgi fantastiquement de l’écran devenu perméable, s’ajoute un échange de paroles qui déborde la seule angoisse de perdre. Ainsi de cette représentation à l’écran d’un dialogue onirique entre le vieil homme et une jeune fille qui l’interroge sur ces mêmes objets. C’est qu’il s’agit, dans ce passage des générations, de laisser la jeune fille s’éloigner dans une autre dimension – « onirique », c’est-à-dire désirante et incertaine, oblique et imprévisible –, autre que celle, abrupte, horizontale, définitivement immobile, de la perte.
Des objets peuvent donc traverser l’écran, résister à la disparition en gagnant une âme, et faire entrer des vies en relation malgré la distance qui les sépare. Mais que se passe-t-il quand c’est l’absence elle-même qui affecte l’écran, le disloque légèrement, interrogeant beaucoup plus violemment la difficile résistance de l’archive – celle de sa matérialité physique sur le point de disparaître dans une dernière lueur ? Dans Oh Shining Testify des artistes palestiniens Basel Abbas et Ruanne Abou-Rahme, une installation remet en scène la tragédie d’un autre partage : à la frontière israélo-palestinienne, près d’Hébron en Cisjordanie, où un jeune garçon est mort le 19 mars 2014 suite aux tirs de l’armée israélienne. Sur les trois murs d’une salle du Hamburger Bahnhof, de mauvaises images de vidéosurveillance du jeune homme, parti cueillir une plante sauvage, alternent avec d’autres, de destruction, de fête (des funérailles ?), mais aussi des images du ciel, du soleil et de la lune, et de la plante en question (un artichaut sauvage). Ou encore un vide d’images, comme une lacune entre deux diapositives qui rendrait d’un coup visible le dispositif dans sa simplicité. La scénographie décompose en partie l’écran où se projette l’image sur des panneaux de bois de tailles différentes. La même image, d’ailleurs souvent déjà constituée d’une multiplicité d’images se recouvrant les unes les autres, est ainsi trouée, espacée, avec ses zones d’ombre internes dans l’écart d’un panneau à l’autre, tandis que le son indique encore la possibilité d’un continuum : celui de l’injustice dont on nous parle, d’un drame non seulement singulier mais pluriel et réitéré à une large échelle historique. Jouer plastiquement des formes autour d’une tragédie récente ne s’autorise ici que de la possibilité d’un monument modeste à la résistance de l’archive, y compris dans ses relais cérémoniels ou poétiques, qui chercherait à circonscrire la perte. Un monument mais comme propagation d’ondes sonores et lumineuses, furtives et actives, témoignant pour la difficulté à rendre visible les corps meurtris, et à leur rendre justice. Un monument modeste, non plus fantastique mais élégiaque, pour l’absence qu’il laisse s’immiscer entre les panneaux et les mots qui y sont aussi projetés, renvoyant au passage le message d’une vie qui s’absente : « send my love ».
États de la matière
Le mur où se projette encore le monde perd ainsi de sa solidité pour laisser passer des choses de la vie vécue ou les traces d’un conflit sans issue. Dans ses interstices, l’écran ne montre plus grand-chose, mais vibre, se défait ou se trouble en évoquant : en faisant sortir par la voix (ex-vocare), par le son, qu’on a toujours tendance à oublier un peu, à garder pour la fin. Or c’était peut-être lui l’agent de cette porosité où le réel se dit autrement que sur ces pauvres surfaces interposées qui abrutissent le plus souvent notre attention. Reste un problème de matière, où physique rime avec politique. L’art ne sert à pas grand-chose d’autre, sans doute : faire rimer deux mots habituellement éloignés, et dont l’éloignement devient forme instable, accord même désaccordé, pour dire toujours la même chose : le sentiment (commun ?) d’un piège dont on voudrait échapper, comme d’un monde écologiquement et militairement angoissant, où l’océan monte, les rivières s’évaporent, les centrales nucléaires sont sous pression, et les robes se pulvérisent avant de pouvoir être dissoutes à nouveau.
Une fois mis à part le seul besoin mimétique de retrouver le monde tel qu’on le connaît (mal) déjà, faisons une autre hypothèse, plus vertigineuse. La porosité, la viscosité, la liquéfaction ou l’évaporation en cours de beaucoup d’œuvres contemporaines ne sont peut-être pas celles des œuvres présentées mais bien de l’écran imaginaire troublé qu’elles disposent, l’air de rien, entre nous et leur objet : celui d’un monde remémoré ou inventé, celui d’une scène traumatique sans cesse re-précédée, entre distance critique et menace phobique continuelle.
Mais une fois trahie notre confiance en la stabilité plane et rassurante de l’écran (équivalent contemporain de la confiance humaniste dans le principe unificateur de la perspective), comment réapprendre à lire le réel qui apparaît à peine, ou mal, en troublant l’écran ? Quel signe saisir encore, même infime, si sa matière venait à se confondre avec la pure matérialité de l’écran, ou à s’y éloigner définitivement, immatériellement – ce qui reviendrait au même ? Mais non, tout ne finira pas dans une grande réunion Zoom où rien n’aura eu lieu que l’écran, en niant à jamais la possibilité d’un signe d’entente discret (un peu hors-champ, insoupçonnable, assassin ou amoureux – donc codé –, mais aussi : physique). Quel signe continue de passer concrètement ? Quitte à seulement croire qu’il s’adresse à nous et à nos singularités compliquées ?
Dans la pénombre inquiétante du pavillon de Malte à l’Arsenal, des gouttes d’acier fondu à haute température éclairent furtivement la salle en tombant du plafond dans sept bassins prévus à cet effet. Avec Diplomazija Astuta au pavillon de Malte, Arcangelo Sassolino veut faire écho à la Décollation de Saint Jean-Baptiste du Caravage (peinte à Malte en 1608) et à son clair-obscur où la lumière perce l’ombre tandis que le sang coule : double enjeu physique. En passant par tous les états de la matière (de la liquéfaction de l’acier en fusion à l’évaporation de l’eau à son contact), l’installation ne montre rien d’autre qu’un soudain changement de milieu : une réfraction, dans la forme passagère la plus concentrée, la plus minimale, d’une goutte immergée. Chacune semble alors nous dire, et malgré « l’écart inframince » (Marcel Duchamp) qui les différencie toujours, tout le contraire d’une autre énigme duchampienne apparue un jour sur la tranche d’un peigne : « 3 ou 4 gouttes de hauteur n’ont rien à faire avec la sauvagerie ». Que représentent ces petites gouttes d’or qui tombent d’un peu plus haut ? La chute d’une tête victime de la sauvagerie ? Une pluie volcanique ? Un message extra-terrestre illisible pour nos cerveaux trop lents ?
La sublimation physique (l’évaporation de la matière solide) rejoint ici une sublimation psychique et esthétique plus hésitante : celle du geste vertical de tuer (chez Caravage) devenue scansion polyphonique démultipliée, mais toujours entre calme et violence, composition raffinée (le clair-obscur) et industrielle (la répétition à la chaîne), production maîtrisée (y compris d’un point de vue écologique, avec recyclage de l’acier par la suite) et destruction d’une forme épurée mais brûlante et encore un peu terrorisante. Les photographies de l’installation continuent d’ailleurs de faire apparaître une pluie de segments dorés, une pluie de flèches, comme l’écho d’une autre catastrophe incontrôlable, oubliée ou à venir.
En dehors de la Biennale de Venise, à l’Accademia, le sublime épuré pour l’éternité et l’abject en train de fondre ou pourrir apparaissent aussi dans la double exposition d’Anish Kapoor. Le contraste y apparaît, spectaculaire, entre abstraction apollinienne en noir et blanc et carnation dionysiaque faite de chair sanglante. On touche ainsi aux deux extrêmes, la sublimation éthérée qui nous éloigne de la violence et la désublimation visqueuse qui nous rabat sur son horreur informe. Au risque de l’illustration à nouveau, devant un grand écran laissant bouche-bée. N’y a-t-il pas des contrastes à rendre plus subtilement (in)saisissables ? Le retrait de la matière, l’air et la lumière toute simple d’un lieu où l’on passe, suffisent parfois pour appeler la perception à saisir les moindres différences – physiques, géophysiques, stratigraphiques et même historiques. Après avoir fait un détour par les galeries du cloître de l’église San Francesco della Vigna, pavées des tombes de riches familles dont les blasons fondent subtilement (et gratuitement) sous l’effet anonymisant du temps, on trouve aux Giardini ce même genre d’effets, aussi subtils, mais moins anonymes. Le pavillon espagnol a par exemple subi une légère rotation de 10 degrés sur lui-même pour aligner ses murs sur les pavillons voisins (Ignasi Aballí, Correction). Où assister in situ au « 1% de désordre » dont parle l’artiste hongroise Vera Molnár, modulant la « vulnérabilité de l’angle droit » dans sa peinture abstraite géométrique (d’ailleurs présente dans le pavillon central) comme on jouit d’une rencontre heureuse, ou d’une franche, mais imprévisible, et humaine-trop-humaine, déconnade. Un peu plus loin, le pavillon allemand laissait découvrir sous la structure actuelle construite par le régime nazi en 1938 sa première architecture de briques datant de 1909 (Maria Eichhorn, Relocating a structure).
Au lieu de construire et stabiliser, ces œuvres détruisent ou déplacent donc un peu de matière, et réinventent ainsi leur situation, en rendant possible un passage – outre-temps, outre-tombe, outre-pavillon. Mais à quoi bon passer à travers ce qui recouvre, et voir d’un œil critique ce qui se cache derrière ou dessous, si l’espace qui suit est lui-même limité ? Désespoir. Ou alors, tout le contraire : un espoir infiniment actif, de coup de bélier en coup de bélier, comme ces photons dont parle Albert Einstein, capables d’exercer une force sur la matière devant eux – « pression de rayonnement » tout récemment mesurée par une équipe internationale de physiciens. Cette onde lumineuse avec son devenir-particule (nous dit la physique quantique, qui hésite entre « onde » et « particule » pour définir ce « quantum » d’énergie lumineuse) possède donc un devenir-bélier, qui traverse son milieu ainsi perpétuellement affecté, accueillant mais repoussé, éclairé mais traversé par un rythme qu’on imagine celui d’une légère syncope – un léger à-coup est toujours perceptible si l’on écoute bien le photon, parce qu’il doit repousser tout ce qui freine sa singularité de photon, et l’empêche de se rendre sensible aux autres photons avec lesquels éclairer une petite portion d’espace-temps pour l’occasion. Imaginez la solitude du photon, et comme il tient bon.
Il ne reste plus qu’à tendre l’oreille. Écouter la lumière qui tombe, ou bien celle qui bifurque, et ouvre, en bifurquant, une direction nouvelle : dans la mémoire et l’histoire, dans les mondes au loin ou tout proches, dans la logique encore occidentale (trop confiante en son contrôle sadomasochiste (sadique et maso) de la Nature), ou bien dans la vie.
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1 Voir les récents Entretiens de Vera Molnár avec Vincent Baby, Manuella éditions/AWARE, 2022.
2 « Isolated detection of elastic waves driven by the momentum of light », Nature, août 2018, https://www.nature.com/articles/s41467-018-05706-3.
Head Image : Anish Kapoor, Shooting into the Corner, 2022. Vue de l’installation / Installation view, Galleria de l’Accademia di Venezia. 59e Biennale de Venise / 59th International Art Exhibition – La Biennale di Venezia. Photo : David Levene.
- Publié dans le numéro : 103
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