Nairy Baghramian
Nairy Baghramian est née en 1971 à Ispahan en Iran, pays qu’elle a fui avec sa famille pour des raisons politiques. Elle trouve refuge en 1984 en Allemagne, à Berlin, à une époque où la ville était toujours coupée en deux, où l’est et l’ouest étaient encore séparés par une frontière. L’artiste développe un travail qui explore les relations temporelle, spatiale et sociale au langage, à l’histoire et au présent. À travers la pratique de la sculpture, à laquelle elle associe régulièrement la photographie, elle convoque l’architecture, le mobilier et les espaces domestiques, mais aussi le corps humain. Elle réinterprète l’histoire de l’art en en explorant les formes et les concepts hérités.« Parloir », l’exposition monographique qui lui est consacrée au Carré d’art à Nîmes, la première dans un musée français, est l’occasion d’esquisser son portrait à partir d’une œuvre qui défie les concepts traditionnels de la sculpture.
L’ensemble de l’œuvre de l’artiste s’attache à déjouer l’espace. Celui-ci est pour elle un matériau à manipuler sans jamais toutefois l’envisager comme un territoire à conquérir. Au contraire, Baghramian l’appréhende par ses marges, ses interstices, longe les murs, épouse les angles. L’artiste a le goût des formes et des espaces marginalisés. En prenant soin de déterminer elle-même le parcours de chacune de ses expositions, investissant les zones désignées comme périphériques du lieu hôte, elle s’assure de remettre en question les points de vue traditionnels.
Baghramian se forme à l’Universität der Künste (UDK) et à la Freie Universität de Berlin, ainsi qu’au Goldsmiths College de Londres. Elle y étudie l’histoire de l’art, les arts visuels, mais aussi le théâtre, la danse, le cinéma et l’architecture, avant que le médium sculpture ne s’impose comme sa pratique privilégiée. « Après avoir fui l’Iran avec ma famille au début des années 80, la scène américaine de la danse et du théâtre, ainsi que la scène théâtrale de Berlin-Est et de l’Ouest, m’ont profondément marquée. J’ai eu la chance de voir des pièces exceptionnelles d’Yvonne Rainer, Merce Cunningham, Martha Graham, Robert Ashley, etc. Des metteurs en scène comme Ruth Berghaus, Einar Schleef, Heiner Müller, Frank Castorf et, par conséquent, René Pollesch, ont également façonné ma pensée (1)», explique-t-elle. « Avant d’aborder l’idée de sculpture, des questions et des débats en cours – sur la représentation dans l’espace, les contextes sociopolitiques, la temporalité, les études de genre – étaient inscritesdans cet environnement ».
Dans son œuvre, l’artiste envisage le corps dans son rapport à la danse, se souvenant des mots de son professeur sur la nécessité de décomposer le mouvement corporel en éléments distincts. L’approche contextuelle qu’elle déploie dans la réalisation d’expositions passe par une mise en question sensible du site, qui joue sur le corps et ses fonctions de soutien, façonnant une réflexion sur les méthodologies in situ. À travers l’institution, elle interroge la relation entre le lieu, le public et les œuvres, replaçant l’histoire de la sculpture dans son contexte institutionnel. Elle prend soin d’introduire à chaque fois une dimension locale, qui participe au fil narratif qu’elle tisse. La place accordée aux conditions de présentation des œuvres est aussi importante que celle dévolue aux œuvres elles-mêmes. « Le spectateur est invité à réfléchir : qu’est-ce qui fait finalement de l’art de l’art ? Quelles attributions d’aura sont immanentes à l’œuvre, et lesquelles y sont ajoutées par leur articulation ? (2) » écrit Nairy Baghramian dans un essai à paraitre. « L’œuvre d’art se mesure toujours à son succès. C’est sans doute là que réside mon lien étroit avec la déception et ses possibilités, et j’y reviens sans cesse (3) », explique-t-elle encore. Investir les espaces périphériques est une façon de renvoyer à l’idée que toute démarche artistique qui reste inconsciente de ses propres automatismes ou incapable de résister à sa propre conventionnalité prend le risque de présenter l’art comme un simple embellissement, un simple produit d’une consommation culturelle mondialisée.
Si l’utilisation de matériaux très divers tels l’acier, la résine, le cuir ou encore le marbre, invite aux références historiques de l’art, il ne s’agit pas pour l’artiste de se positionner dans une histoire de l’art récente mais plutôt d’attester, à travers ces citations, de la pression constante qui conditionne la production et la réception des œuvres d’art contemporain. Baghramian interroge le rapport des formes entre elles, les déséquilibres et les fait dialoguer. L’instabilité apparaît comme une notion essentielle de son travail : tout semble toujours au bord de l’effondrement. Tenir debout s’apparente à un combat. Pourtant, les matériaux disparates tiennent et se soutiennent entre eux. Sa pratique réside précisément dans le fait de revisiter les notions d’oubli et de fragilité dans des sculptures qui prendraient conscience de leur propre vulnérabilité.
Misfits, présenté l’an passé à la Fondation Furlane, la galerie d’art moderne de Milan, interroge la relation entre l’objet esthétique et son contexte institutionnel, en même temps qu’elle élabore une redéfinition de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. L’installation se compose de cinq grandes pièces constituées de deux parties en matériaux différents. Séparés, les éléments rappellent la structure des jeux d’assemblage de formes géométriques. Ces jouets incitent les enfants à développer une façon de penser selon laquelle les choses doivent nécessairement s’emboîter. Ici, les structures ne s’encastrent que difficilement. En proposant de faire l’expérience du dysfonctionnement, l’artiste révèle l’importance des expérimentations inhérentes à l’apprentissage de la vie. Le portrait photographique de la petite fille boudeuse – négation même du genre du portrait d’enfant – qui vient compléter l’œuvre ne dit pas autre chose. Loin des canons esthétiques préétablis, Misfits, en anglais : « inadaptés sociaux », prévoit la possibilité de l’erreur, revendique l’incertitude. « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux (4) », pourrait-on dire en détournant la célèbre phrase de Beckett. Baghramian égare un peu plus les attentes et le regard du public en faisant contraster les textures. Qu’elles soient architecturales, organiques ou mécaniques, ses œuvres composent des corps hybrides, aux assemblages toujours inattendus, dont elle sonde l’interdépendance. Un formalisme prothétique d’autant plus troublant qu’il en émane une certaine sensualité.
En 2007, Nairy Baghramian s’intéresse au design, plus particulièrement à l’œuvre de l’architecte d’intérieur franco-suisse Janette Laverrière (1909-2011), découverte par hasard en entrant dans une librairie berlinoise pour s’abriter de la pluie (5). Elle pensait l’artiste décédée jusqu’à ce qu’un historien du design puisse les mettre en contact. À quatre-vingt-dix-huit ans, l’artiste, très peu connue du public, continue de créer à Paris. Les deux femmes vont collaborer sur un projet pour la Biennale de Berlin 2008 intitulé « La lampe dans l’horloge ». Baghramian en conçoit la scénographie composée de quatre cimaises – visibles en tant que structure temporaire – figurant les quatre murs peints en vert menthe d’un intérieur dans lequel sont disposées une étagère et une bibliothèque, pièces originales de Janette Laverrière. Au revers des cimaises sont fixés différents objets miroirs de la designeuse, si bien qu’on ne distingue plus le dedans du dehors, l’intérieur de l’extérieur. Les deux artistes vont continuer à collaborer régulièrement jusqu’au décès de Janette, explorant ses archives pour en proposer de nouvelles variations en s’attachant à brouiller les frontières entre le design, dont la fonction serait purement utilitaire, et l’art, qui serait autonome.
L’art de Nairy Baghramian constitue une réflexion multiple sur la pratique et les possibilités de la sculpture aujourd’hui alors que les techniques classiques disparaissent au profit du ready-made et de l’installation immersive. L’artiste élabore des contre-stratégies qui sont autant de modèles pour habiter de manière critique les espaces idéologiques de l’art.
Pour elle, une œuvre d’art est toujours liée au temps, au lieu et au contexte socio-politique dans lequel elle apparaît. Elle abolit les frontières entre les formes positives et négatives, le corporel et le mécanique, l’organique et le géométrique, entre la force et la fragilité, l’objet et le sens, la sculpture et son moule, autant d’antinomies qui font écho au rôle qu’elles ont joué dans l’histoire du post-minimalisme et de l’Arte Povera. Baghramian accorde la forme et le fond. Au Carré d’art de Nîmes, il y a cette photographie intitulée Portrait (the concept-artist smoking head), envisagé comme un espace de liberté pour l’artiste. En guise de portrait, un nuage, phénomène éphémère, est saisi dans son évanescence, figé sur un grand tirage papier. En cultivant les contraires et en valorisant le dysfonctionnel, l’art de Nairy Baghramian ouvre d’infinis possibles en faisant constamment douter le spectateur.
(1) Entretien avec Amelia Stein, “Nairy Baghramian on Janette Laverrière and the politics of space”, Artforum, 26 novembre 2019, https://www.artforum.com/interviews/nairy-baghramian-81407 Consulté le 28 juillet 2022.
(2) Nairy Baghramian, « Inversions », 2017, Kühnmalvezzi, catalogue à paraitre.
(3) In Nairy Baghramian: Misfits at Galerie Marian Goodman, mis en ligne le 28 juin 2021, https://www.youtube.com/watch?v=k4jFbRc3SFM Consulté le 20 août 2022.
(4) Samuel Beckett, Cap au pire, Editions de Minuit, 1991.
(5) Skye Sherwin, “Artist of the week 67: Nairy Baghramian”, The Guardian, 9 décembre 2009, https://www.theguardian.com/artanddesign/2009/dec/09/artist-nairy-baghramian consulté le 3 août 2022.
Image mise en avant : Nairy Baghramian, Das hübsche Eck, 2006. Métal peint, miroir, bois peint, bois ciré, escalier : 160 × 115 × 25 cm; mur : 250 × 145 × 25 cm. Vue de l’installation « Es ist ausser Haus », Kunsthalle Basel, 2006. Photo : Stefan Meier.
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