Pologne non-fiction

par Margot Grygielewicz

Depuis trois décennies, l’art polonais avance de façon « solidaire », bien propulsé par le manifeste révolutionnaire des années quatre-vingt. Plusieurs étapes, barrages et crises ont scandé son histoire. Les artistes répondaient par un appel activiste aux expériences sauvages, immédiates et spontanées. Ces changements révèlent que, dans tous les cas, il y a mutation, et que cette mutation n’est peut-être, n’est sûrement pas seulement artistique, mais, aussi, politique. Tous les aspects sans doute réels de l’art d’aujourd’hui sont les signes d’un basculement dans la vie politique elle-même. L’art traite de cette transition, à sa manière et selon ses techniques, à partir de son histoire. Aux critiques et théoriciens de repérer ce qui pourrait leur permettre de comprendre le processus même de production de ce changement et la façon matérielle et idéelle dont il est, par chacun, vécu, assumé et redouté. On pourrait souligner que le jeu des certitudes idéologiques qui permettait de savoir clairement où l’on se situait en politique et en art, à l’heureuse époque où il y avait des positions claires et tranchées, n’est plus possible aujourd’hui quand le système capitaliste et libéral trouve son adversaire dans le populisme, proposant ainsi une véritable régression.

Un tel retour est-il possible ? Le gouvernement polonais semble y croire, parlant d’une nation martyrisée par l’histoire ; il prêche une nouvelle puissance mondiale. Même si, restant aux mains de forces conservatrices et communautaristes, le pays s’enferme encore d’avantage et par conséquent détermine les lignes de front dans l’ensemble des autres champs de la vie sociale, artistique et symbolique, les artistes continuent inlassablement de créer. Car le champ artistique et la sphère politique connaissent exactement les mêmes interrogations, la même crise et font l’objet exactement des mêmes questionnements.

Le cycle d’événements intitulé « l’Année antifasciste[1] », organisé par des collectifs polonais, tentait de problématiser la transformation sociale, économique et culturelle des dernières décennies. Différentes propositions, dont celle, l’année dernière, du musée d’Art moderne de Varsovie, ont fait preuve d’une maturité remarquable. « Never Again. Art against War and Fascism in the 20th and 21st Centuries[2] », une exposition conçue en majorité d’œuvres historiques, rappelant trois gros plans : Guernica et les années 1930, l’exposition « Arsenal » et les années 1950, ainsi que l’art contemporain et le (post-)fascisme. L’exposition organisée à l’occasion du 80e anniversaire du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale nous rassurait dans l’évidence que les rapports de la politique et de l’art sont inséparables. Heureusement, les artistes continuent de réinventer les moyens pour que la fonction médiatrice du politique et de l’artistique élargisse le champ du « partage du sensible ». Ils n’inventent pas un nouveau modèle politique en mettant la médiation à la mesure de la redéfinition du monde et du changement de figure de l’universel. L’art accroît le rôle et le poids collectif de l’appareil à travers lequel s’effectue ce branchement sur l’extérieur, sur un champ d’action et de réflexion possible[3].

Entre les nouvelles figures du passé et de l’avenir, qui surgissent soudainement, il faut faire une place au nouveau statut du présent. On peut le dire très simplement : un présent artistique émerge de par cette double disjonction qui sépare le présent, d’un côté, du passé de la tradition, et de l’autre, du futur comme progrès, comme croissance débordante et destructrice, tant remarquée par l’analyse écologique. Quand Adam Mazur, dans son grand désarroi face à la situation en Pologne écrit : « le champ de l’art a été labouré et subordonné à la politique[4] », il veut nous alerter. Le gouvernement polonais continue à licencier les directeurs de centres d’art et de théâtres ou permet de mettre deux postes de direction entre les mains d’un seul expert (ou plutôt experte), mais si l’art polonais en souffre, ce n’est pas parce qu’il est faible. Et même s’il est difficile de comparer la démission du directeur du musée national de Varsovie avec celle de Warren Kanders du Whitney Museum, il faut remarquer que les protestations des artistes et des publics qui les ont provoquées ont été semblables. À l’image de la contestation qui joue un rôle critique et urgent, le militantisme des artistes et leurs actions arrivent à séparer l’idéologie de l’esthétique où l’art, n’étant ni politique, moins encore idéologique, défend son autonomie.

Vue de l’exposition Daniel Rycharski, La Goutte creuse la pierre, Villa Arson, Nice 15.11.2019-12.01.2020. Les Cages, 2019. Production Villa Arson Nice. Vera Icon, 2019. Production Museum of Moderna Art Warsaw ; Villa Arson Nice. Courtesy Daniel Rycharski. Photo : François Fernandez.

L’exposition niçoise de Daniel Rycharski (né en 1986) a récemment donné en France un aperçu de l’art polonais. « La Goutte creuse la pierre[5] » était sa première rétrospective à l’étranger, en l’occurrence à la Villa Arson. Vera Icon, une pyramide composée de vêtements abandonnés par des migrants qui ont traversé illégalement la frontière franco-italienne, y côtoyait trois cages réalisées par Rycharski avec son père, soudeur de profession, à partir de vieux portails et clôtures en fer forgé si caractéristiques des fermes de la campagne polonaise. Ces cages ont la forme de trois églises de villages que l’artiste a fréquentés : Sierpc, Kurowo et Gazdowo et sont placées sur un amas de terre provenant en partie de sa région natale. Elles symbolisent la capacité de l’Église à façonner et à subjuguer les esprits. Plus loin, le Double Christ, formé de deux corps d’hommes enlacés sur une croix, est suspendu au plafond. Affichant ouvertement une identité gay dans un pays qui a un certain mal à reconnaître les orientations non hétérosexuelles, qui plus est à la campagne où cette différence est encore plus difficilement perçue, et mettant en scène des thèmes liés à la ruralité et à ses traditions, l’œuvre de Rycharski frappe par son audace. N’hésitant pas à s’attaquer à la figure du Christ qu’il se permet de replacer dans des postures iconoclastes, l’artiste se montre pour le moins courageux, à la fois dans son œuvre mais aussi dans sa vie quotidienne, qu’il livre ainsi ouvertement, n’hésitant pas à se mettre en danger. Quand bien même certaines de ses pièces font montre d’un symbolisme exacerbé, elles manifestent une certaine forme de nécessité et d’immédiateté dans le message. Klaudia Podsiadlo, l’une des commissaire de l’exposition, écrit : « Rycharski prend le risque de se confronter aux démons qui hantent la société polonaise et que le gouvernement actuel, avec l’aide du pouvoir exorbitant de l’église catholique, fait revivre dangereusement : xénophobie, nationalisme, homophobie, antisémitisme[6]. » La même année, l’exposition de Rycharski , intitulée « Strachy[7]»  [Les peurs] avait lieu au musée d’Art moderne de Varsovie. Son œuvre emblématique, série d’épouvantails réalisée en collaboration avec les habitants de sa campagne, également présentée à Nice, a été initialement installée dans les champs, près du village de l’artiste. Réalisés avec des vêtements portés par des personnes LGBT, ces épouvantails dissuadent. Leur silhouette fait fuir les oiseaux tandis que leur odeur éloigne les mammifères : la symbolique classique de l’épouvantail se double d’une allusion à la différenciation sexuelle, génératrice de gêne, voire de répulsion.

Toujours au musée d’Art moderne de Varsovie, avec « Paint, also known as Blood. Women, Affect and Desire in Contemporary Painting[8] », la peinture, à la fois dite et interdite, ne se donne ni comme prohibition, ni comme transgression d’un genre mais elle unit l’une à l’autre.

L’art polonais a ses centres dans les grandes villes mais aussi en périphérie, ce qui contribue pleinement à sa prospérité. Dans le centre d’art Arsenal, situé à Bialystok, aux confins de l’Union Européenne, on peut toujours voir les œuvres des Géorgiens, des Ukrainiens, des Biélorusses. Sa directrice, Monika Szewczyk, organise depuis plusieurs années le festival The Rise of Eastern Culture; en 2019 elle y a présenté la peintre ukrainienne Włada Rałko (née en 1969)[9]. Ses peintures grand format hébergent des figures hybrides composées de personnes, d’animaux et d’objets. Liées à la situation politique actuelle, elles constituent une déclaration distincte et originale sur les événements de l’histoire ukrainienne, très éprouvée par l’héritage totalitaire de l’URSS.

Włada Rałko, Une couverture et la hache. Vue de l’exposition Spectre de liberté, Arsenal, Bialystok, 29.08-6.10.2019.

Le travail de Karol Radziszewski (né en 1980) apparaît souvent comme une entreprise un peu désespérée où la volonté de combattre la haine dirigée contre les personnes LGBT serait centrale. Si les déboires et la contrainte ont bien constitué le moteur de cette œuvre, l’y réduire n’est pas légitime. Son exposition « The Power of Secrets[10] », au centre d’art contemporain Ujazdowski Castle, est présentée au moment du basculement politique de l’institution, lorsque l’arrivée d’un nouveau directeur fait débat. L’une de ses salles, consacrée au Queer Archive Institute (QAI) créé par l’artiste, arbore l’identité queer de l’Europe de l’Est. Karol Radziszewski aime réécrire l’histoire de l’art polonais et risquer de renverser les vérités canoniques. Son film Prince, évoquant les méthodes de travail du célèbre metteur en scène Jerzy Grotowski, est la première œuvre d’art polonais à porter atteinte à l’autorité de l’artiste-dramaturge. Il a été présenté dans l’exposition de Krzysztof Garbaczewski, « Field Investigations »à l’Arsenal de Bialystok[11]. Garbaczewski (né en 1983) est un metteur en scène de théâtre qui dépasse l’écriture historique tout en considérant la genèse du théâtre lui-même comme rituel. « Field Investigations » documentait l’aliénation de l’homme dans son environnement naturel, lorsque, submergé par la technologie, il participe à un nouveau désenchantement du monde.

Le fantôme de Grotowski apparaît de nouveau dans le spectacle créé par Katarzyna Kalwat (née en 1978) en collaboration avec la scénographe Zbigniew Libera. Cette forme hybride, sorte de « dramaturgie d’archive », réunit à table critiques et comédiens pour délibérer de l’influence majeure de Grotowski. Grotowski Non Fiction[12] est un spectacle où la rencontre devient un livre sans écriture, relatant la vie de celui qui a produit une mythologie afin de transgresser avec humour le pathos de l’horizon individuel. Dans un autre spectacle intitulé Robert Walser. I would prefer not to[13], Kalwat élabore un théâtre sans représentation, ou plutôt une scène sans spectacle, sans théâtre, sans rien voir… Pour Kalwat, la visibilité – ici, le théâtre — est toujours ce qui se sépare d’elle-même et entraîne la voix vivante. Mais qu’est-ce qu’une scène ne donnant rien à voir ? C’est un lieu où le spectateur, se donnant lui-même en spectacle, effacera en lui la différence entre le comédien et lui, le représenté et le représentant, l’objet regardé et le sujet regardant.

Katarzyna Kalwat, Staff only, Biennale de Varsovie 2019, Transnational Metropolis. Photo : Monika Stolarska.

Pour Staff Only[14], Katarzyna Kalwat a engagé des étrangers qui racontent sur scène comment ils n’ont pas pu travailler dans le théâtre polonais parce que leur maîtrise de la langue polonaise n’était pas parfaite. Le spectacle se termine sur une question : la présence sur scène est-elle déjà un art ? S’ils cessent de parler, deviendront-ils libres ? Et seraient-ils toujours acteurs ? Tout dépend de la façon de parler. Une parole qui réunit trois risques — parler pour ne rien dire, parler sans savoir pourquoi on parle et parler sans se faire comprendre — circule dans le spectacle entre les comédiens et les spectateurs. Elle cherche son « maître ignorant », celui qui, sans la traduire, saura la transmettre. La langue de l’art est la traduction. Ce plurilinguisme permet aux comédiens de jouer. Dans l’esprit Dada, ce spectacle, orchestré par les rythmes étrangers, suppose l’égalité et non la hiérarchie des langues. Kalwat semble dire que la langue n’est nullement un instrument de communication, qu’elle est, comme dans Finnegans Wake, cité dans son spectacle, toujours symbolique, introvertie, tournée ostensiblement du côté d’un versant secret du langage. La langue, comme création, ne se sépare jamais de la confiance accordée à l’art. Elle s’énonce à partir d’une certitude, celle de l’inestimable bonheur de regarder les œuvres, de lire des livres et d’écouter la musique. La langue comme un refuge et comme un ciel étoilé du possible. J’ai une langue et elle n’est pas mienne.

Maria Loboda (née en 1979) est une artiste des mots qu’elle fait basculer dans l’objet quand la langue atteint ses limites verbales. Son exposition aussi à Ujazdowski Castle, « Sitting Here Bored Like a Leopard[15] », nous servira d’exemple. Son titre vient du poème de Sylvia Plath  Leaving Early. Un prédateur ennuyé et paresseux provoque un sentiment de calme et de menace mais le danger mortel ne s’exprime pas par la tension mais par l’ennui. Loboda en offre une image sensuelle, calme, subtile et excitante. Ses sculptures et dessins, formes manipulées, nous demandent de ralentir et de nous arrêter sur leurs noms. Elles racontent des histoires qui s’entrelacent et se faufilent, d’un vase noué d’une cravate jusqu’à un verre rempli, perdu sur un parapet. L’on peut s’appuyer sur ces sculptures à grande échelle ; sont-elles fragiles ou pas, sont-elles solides ou pas ? L’illusion nous pousse à les expérimenter, et y asseoir notre curiosité. Voilà un scarabée, sur un pli d’étoffe.

Vue de l’exposition Maria Loboda, Sitting Here Bored Like a Leopard, Ujazdowski Castle Centre for Contemporary Art, 12.04-22.09.2019. Photo : Bartosz Górka.

L’identité de l’art polonais se profile toujours dans les catégories de « représentation » ou d’« image », dans la multiplicité du dedans et du dehors, de l’originel et du dérivé. L’art polonais n’est pas celui d’un préjugé déterminé, d’une erreur localisée centralement sur la carte. Il forme une structure nécessaire dans le mouvement qui se trouve ici reconnu sous le nom d’art de l’Est. L’interprétation occidentale de l’Est commande les champs de l’expérience politique, de la pratique et du savoir, jusqu’à la forme ultime de la question « qu’est-ce quel’art polonais ? » Analysant les œuvres dont la politique de ces dernières années a chargé le signe, il faut en démontrer aussi les effets les plus actuels et parfois les plus inaperçus pour enfin les libérer de cette vision d’après la frontière de Berlin. Cela n’est possible que par un déplacement systématique des regards et des écoutes pour en effet répondre à cette question. Comme le dit Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature 2018 : « La position géographique de la Pologne, entourée de voisins puissants au centre de l’Europe, dans la proximité de cultures différentes, fit que les mots étrangers se faufilèrent en nombre jusque dans le polonais. Lorsque l’on compare ma langue à d’autres, il est surprenant de remarquer que son lexique comporte près de soixante-dix pour cent de mots empruntés. Elle est une langue entrelacement, une langue patchwork, syncrétisme, miscellanées. Au cours des siècles, nous adoptions les mots de nos voisins parce qu’avec eux nous étions en affaires, en guerre ; parce qu’ils nous fascinaient ; parce que nous aimions suivre la mode de chez eux ou voyager dans leur pays[16]. »


[1]  L’année antifasciste est une initiative nationale polonaise promue par une coalition d’institutions publiques, d’ONG, de mouvements sociaux, de collectifs artistiques, d’artistes individuels et de militants. Son but est de commémorer tous les militants antifascistes, hommes et femmes, qui ont activement résisté au fascisme dans le passé, et de s’opposer à la réapparition dans le domaine public des mouvements néofascistes et néonazis ainsi que de tous les partis qui soutiennent et idolâtrent les idées, le discours et les pratiques fascistes. https://rokantyfaszystowski.org/en/

[2] « Never Again. Art against War and Fascism in the 20th and 21st Centuries », musée d’Art moderne de Varsovie, 30.08 – 17.11.2019, commissaires : S. Cichocki, J. Mytkowska, L. Ronduda, A. Urbanska.

[3] Zbigniew Libera, Art of Liberation, Studium prasoznawcze 1988–2018, publié par Ujazdowski Castle, 2019.

[4] Adam Mazur, « Lepiej juz bylo », in Dwutygodnik, strona kulturaly, 12, 2019.

[5] Daniel Rycharski, « La Goutte creuse la pierre », Villa Arson, Nice, 15.11.2019 – 12.01.2020, commissaires : K. Podsiadlo, A. Zuk.

[6] Klaudia Podsiadlo, citation d’un texte non publié.

[7] Daniel Rycharski, « Strachy », musée d’Art moderne de Varsovie de 15.02 – 22.04.2019, commissaire : Sz. Maliborski.

[8] « Paint, also known as Blood. Women, Affect and Desire in Contemporary Painting », musée d’Art moderne de Varsovie, 7.06 – 11.08.2019, commissaire : N. Sielewicz.

[9] Włada Rałko, « The Phantom of Liberty », Arsenal, Bialystok, 29.08.2019 – 06.10.2019 dans le cadre du festival The Rise of Eastern Culture/Another Dimension.

[10] Karol Radziszewski, « The Power of Secrets », Ujazdowski Castle, Varsovie, 15.11.2019 – 29.03.2020.

[11] Krzysztof Gorbaczewski, « Field Investigations », 20.01 – 17.03.2019, Arsenal, Bialystok.

[12] Katarzyna Kalwat et Zbigniew Libera, Grotowski Non Fiction, texte K. Szekalski et des acteurs, commissaire : J. Zielińska, première le 4.01.2019, WRO, Wroclaw.

[13] Katarzyna Kalwat, Robert Walser. I would prefer not to, dramaturgie : Beniamin Bukowski, première à l’Ujazdowski Castle, Varsovie en octobre 2018.

[14] Katarzyna Kalwat, « Staff Only », scénario : B. Bukowski, musique : W. Blecharz, juin 2019.

[15] Maria Loboda, «Sitting Here Bored Like a Leopard »,Ujazdowski Castle, 12.04 – 22.09.2019.

[16] Olga Tokarczuk, « Un doigt pointé vers la lune »,  https://www.les-plats-pays.com/langue

Image en une : Daniel Rycharski, Epouvantails, 2018–2019. Installation, objets trouvés. Vue de l’exposition Fears, MOMA Varsovie, 15.02-22.04. 2019. Photo : Daniel Chrobak.

  • Publié dans le numéro : 93
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