Post Human
« Redéfinir la vie », Post Human, vingt ans après
Outil de recherche aussi nécessaire aux études curatoriales qu’à l’histoire de l’art, le principe de reproductibilité des expositions a récemment privilégié un certain nombre d’expositions canoniques, lors d’expositions-archives ou littéralement identiques aux originales. Il en existe de moins connues ou moins analysées, qui ont pourtant elles aussi marqué leur temps et les esprits. Il faut citer à ce sujet « Post Human », une série d’expositions organisée par Jeffrey Deitch en 1992[1] qui examinait la manière dont l’art « figuratif[2] » réagissait aux avancées biotechnologiques et informatiques, ainsi qu’aux changements dans les comportements humains post-68, remettant fondamentalement en question les principes humanistes. Sans qu’il s’agisse à proprement parler de « reproductions », de nombreuses expositions récentes[3] soulèvent des questionnements similaires et s’inscrivent dans la continuité du projet de Deitch, sans que ce dernier soit directement cité ni évoqué. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis 1992, ce qui pourrait impliquer d’importants changements et donc légitimer le renouvellement d’un projet a priori socialement, technologiquement et conceptuellement caduc. Considérer « Post Human » comme tel serait cependant erroné : les interrogations issues de son propos s’avèrent indéniablement pertinentes à ce jour, comme si, paradoxalement, alors que la technologie et les sciences humaines n’ont cessé d’évoluer depuis, nous en étions ontologiquement au même point.
Cette série de questions correspondait à une analyse scrupuleuse de la condition de l’homme occidental au début des années 1990. Comme beaucoup, Deitch constatait qu’il était dorénavant normal de s’opposer à la Nature pour se réinventer soi-même, notamment grâce à la chirurgie esthétique (en pleine expansion à cette époque) ou à l’incorporation du progrès technologique. La reconstitution génétique remettait en question les fondements de l’évolution naturelle de Darwin, puisque les êtres humains pouvaient choisir de quelle manière ils souhaitaient évoluer. Il insistait sur les changements à l’œuvre depuis les années 60-70 et 80 tels que la fin de l’eurocentrisme et du patriarcat, la globalisation en cours, l’éclatement des catégories du genre ou l’interchangeabilité de l’identité, concourant à la modification radicale du sujet. L’univers informatique et le cyberespace entraînaient une nouvelle perception de l’espace-temps générant une nouvelle structure de pensée perçue comme irrationnelle. Il soulignait enfin que les relations humaines se trouveraient à l’avenir hautement affectées par la technologie, et apparaîtraient plus virtuelles que réelles.
Ces considérations étaient tributaires, entre autres, des observations d’Ihab Hassan, considéré comme un des premiers théoriciens à avoir usé du terme « post-humanisme » : « Nous devons d’abord comprendre que la forme humaine […] pourrait changer radicalement, et devrait être reconsidérée en conséquence. Nous devons comprendre que cinq cents ans d’humanisme pourraient prendre fin, puisque que l’humanisme se transforme en quelque chose que nous devons malgré nous appeler post-humanisme[4]. » Hassan constatait alors l’obsolescence du sujet humaniste (blanc, masculin, rationnel, anthropocentriste…), ainsi que la dissolution des dichotomies propres à l’humanisme classique telles que sujet-objet, homme-machine, science-culture… «L’intelligence artificielle succèdera-t-elle au cerveau humain […] ? Nous n’en savons rien. Mais nous savons une chose : l’intelligence artificielle […] contribue à transformer l’image de l’Homme, le concept de l’Humain[5]. » Le projet de J. Deitch induisait en effet une réflexion profonde relative aux conséquences de ces mutations sur la conception du sujet : à quoi ressemblera concrètement le post-humain et dans quel environnement social évoluera-t-il ? Visiblement neutre, Deitch n’émet pas d’opinion, bien qu’il transparaisse de son discours une légère appréhension, pour ne pas dire anxiété à propos de possibles dérives à venir : « il semble que nous soyons désormais en train d’avancer sans progresser, empêtrés dans un tourbillon d’effets secondaires inattendus qui ont ébranlé notre croyance en un ordre rationnel, pour nous inculquer un modèle irrationnel du monde ». Au sein de ces incertitudes, « ce dont nous sommes sûrs, c’est que les avancées technologiques nous obligeront bientôt à développer une nouvelle morale[6] ». Ce besoin pressant d’une « nouvelle morale » qui agirait alors comme garde-fou face à de potentielles menaces, trahit d’un certain côté la peur qu’engendrent les spéculations, tous domaines confondus, quant à l’avenir et à l’intégrité de l’espèce humaine.
Réitérant les interrogations de « Post Human », plusieurs expositions récentes exhalent le même type d’anxiété concernant le devenir des êtres humains. Le projet Post Internet Survival Guide (2010) – à la fois blog, exposition itinérante et catalogue consacrés aux flux des images et des informations en ligne – fut certainement un des premiers à s’approprier ces thématiques (Internet faisait déjà l’objet de plusieurs remarques dans « Post Human »). Les formules du texte d’introduction au catalogue telles que « la notion de guide de survie se conçoit telle une réponse à un besoin humain élémentaire, visant à faire face à une complexité croissante » − rappelant la « nouvelle morale » suscitée par Deitch − ou « c’est un espace dans lequel nous nous demandons ce que signifie vivre en tant qu’être humain aujourd’hui »[7], pourraient aisément paraphraser celles de « Post Human ». Trois ans plus tard, l’artiste Josh Kline propose l’exposition « ProBio » (2013) au MoMA PS1 : visitant « le thème du dark optimism dans le contexte du corps humain et de la technologie » les œuvres explorent « l’impact radical continu de la technologie sur le corps et la condition humaine ». Il est ici à nouveau question de la révision du darwinisme face aux avancées de la biotechnologie, de l’informatique, et d’un monde dans lequel « toute distinction entre organismes vivants, information, objets et produits devient irrévocablement confuse »[8]. Si le dark optimism fait référence à un courant de pensée consistant à affronter résolument la dure réalité dans laquelle se trouve actuellement imbriqué le monde, afin d’y opposer une croyance indéfectible en le potentiel réactif de l’humanité, « ProBio » semble plus « dark » qu’optimiste. Partiellement ou faiblement éclairée, l’exposition dégage une atmosphère troublante où le post-humain semble abordé sous l’angle d’une annihilation progressive de l’espèce humaine. Si le corps humain est présent, il est représenté comme démembré, éclaté et devient le cobaye d’expériences scientifiques ultrasophistiquées. Emerging Artist (2013) du collectif DIS présente des femmes en fin de grossesse, dont les visages n’apparaissent jamais dans le champ de l’image. Elles sont ainsi réduites au statut de mère porteuse de nouveaux artistes en gestation, à des objets reproducteurs sans présence. Josh Kline, quant à lui, réintroduit la tête humaine mais sans corps cette fois-ci, et technologiquement modifiée, avec la série Architect’s Head with Ergonomic Design (2012-13). Flesh Diamonds (2013) de Dina Chang et Porous Solutions (2013) d’Alisa Baremboym donnent l’impression que des fragments de chair humaine ont muté avec des objets méconnaissables lors d’expériences déontologiquement décomplexées, menées par des laboratoires plus soucieux de leurs résultats commerciaux que de l’intégrité du corps humain. Il ne subsiste plus, dans Abax Siluria (2013) de Ian Cheng, que des fragments de machines prothétiques englués dans un bassin d’huile minérale non conductrice, laissant ainsi ces derniers se mouvoir obtusément dans ce résidu post-apocalyptique. Des petits robots aspirateurs, nettoyant le sol des salles d’exposition, créent un sentiment paranoïaque chez le visiteur. Émanant également du collectif DIS, les Ifeel (2013) singent les robots aspirateurs de certaines grandes firmes, supposés nettoyer les espaces de bureau, mais qui récoltent en outre l’ADN des employés, lesquels deviennent ainsi sujets à de potentiels contrôles. Cette présentation témoigne du pessimisme latent de Josh Kline vis-à-vis de la post-humanité, ce qu’il admet en l’associant principalement à « la continuelle pression exercée sur les employés pour toujours plus de productivité, faisant d’eux des engins de bureau perpétuellement en action »[9]. Le tournant artificiel de la biologie ne semble pas non plus de bon augure selon « ProBio ». L’installation Williamsburg (2013) de Georgia Sagri fait référence à la multiplication des jardins apparus sur les toits de Brooklyn lors de la récente prise de conscience écologique. Ce jardin laisse toutefois planer un certain doute à la vue de plantes jaunes et déshydratées, réduisant à néant l’espérance d’obtenir des ressources venant d’une nature recréée artificiellement.
Ainsi perdure le désarroi initié par « Post Human » et, malgré une entrée en matière textuelle plutôt assurée quand à l’avenir de l’humanité[10], l’exposition « Inhuman » présentée ce printemps au Fridericianum de Kassel ne parvient artistiquement pas à surpasser l’angoisse collective générée par le post-humain. Ce projet prend acte des mêmes mutations technologiques et sociales que celles analysées dans « Post Human », celles-ci nous forçant à « repenser les constructions définissant ce qui est humain », en montrant à nouveau des œuvres «remettant en question la suprématie fondamentale de l’être humain ». Il est alors stipulé que ces constatations «nous permettent de concevoir nouvellement ces constructions sous l’angle de l’inhumain11 ». Le choix de ce terme (qui, loin d’être anodin, semble ici discutable) et son orientation sémantique demeurent toutefois obscurs. La théoricienne Rosi Braidotti considère les comportements inhumains des xxe et xxie siècles comme des conséquences de la prépondérance de la technologie sur la construction du sujet au cours de la modernité, en nuançant − citant L’Inhumain (1988) de J.F. Lyotard − que l’inhumain « fonctionne pour l’humanité elle-même comme un lieu de résistance ultime contre les effets déshumanisants du capitalisme axé sur la technologie. Dans ce contexte, l’inhumain accède à une force éthique et politique […] »12. Le parti pris de l’exposition semble d’avantage pencher vers cette vision de Lyotard, optant pour un regard positif sur une humanité prenant son futur en main. Mais les œuvres tendent en revanche vers un avenir pouvant s’avérer cruellement néfaste à l’être humain. Stewart Uoo expose d’emblée la brutalité à laquelle nous pourrions être confrontés dans nos relations à l’autre avec la série Security Window Grill (2014). Ces sculptures sont constituées de grilles de sécurité, normalement fixées sur les fenêtres d’habitations, recouvertes en partie de silicone et de cheveux humains, indiquant la trace du passage malheureux d’un corps qui aurait tenté de passer outre, en y laissant de répugnants lambeaux de chair. Le corps humain désintégré et la dépossession de soi au profit de méta-organisations à buts lucratifs et coercitifs irriguent également la plupart des œuvres exposées dans « Inhuman ».
Avec HeLa on Zhora’s coat (2015), Aleksandra Domanovic s’intéresse au devenir des cellules humaines après décès, à partir du cas de Henrietta Lacks. Les cellules cancéreuses de cette Noire américaine, se multipliant prodigieusement vite, furent prélevées sans son accord et donnèrent ensuite lieu à de fructueuses avancées thérapeutiques et poursuivent toujours leur prolifération, sans que sa descendance ait jamais pu en profiter. La dépossession de soi associée à la vie post-mortem trouve son pendant digital sur les réseaux sociaux comme le démontre Cécile B. Evans avec Hyperlinks or It Didn’t Happen (2014), une vidéo sondant le devenir et la circulation des images / informations, une fois les internautes décédés. La mini-série de Melanie Gilligan intitulée The Common Sense (2014-2015) dépeint une société ayant remplacé la communication orale et gestuelle avec autrui par un partage immédiat des sensations physiques et émotionnelles. Loin de réaliser le rêve d’une société plus altruiste et empathique, le « patch » permettant ce nouveau type de communication ne concourt in fine qu’à nourrir les stratégies d’optimisation et d’efficacité capitaliste, tout en réduisant la vie privée de chacun. Un monde évoquant étrangement le nôtre, dans lequel le « patch » aurait pour équivalents Facebook et les smartphones… Échafaudant un scénario proche de celui du Meilleur des mondes, le performeur Johannes Paul Raether intègre le corps de Transformella (un de ses multiples avatars) et prône l’industrialisation de la reproduction humaine au travers d’une « Reprovolution », considérant comme acquis la fécondation in vitro et le diagnostic préimplantatoire. Les méthodes de reproduction hétérosexuelles étant désormais concurrencées par d’autres matrices de reproduction humaine, il invite le visiteur − au cœur d’une installation futuriste aseptisée et jalonnée de poussettes dépliées en forme d’insectes, Cave of Reproductive Futures (2015) − à réfléchir à de nouvelles formes de procréation pouvant engendrer un nouveau type d’humanité. Sous couvert de projection dans l’avenir, « Inhuman » ne passe pas outre le propos de « Post Human », l’exposition ne montrant pas en quoi les hommes pourraient participer pleinement à une société technologiquement orientée, sans y perdre leur âme et leur intégrité. L’être humain y est toujours atteint avec violence, qu’elle soit physique ou morale. Au lieu d’insister sur une possible entente, sur une coexistence productive et pacifique entre l’homme et son environnement technologiquement modifié, « Inhuman » nous maintient dans un monde où celui-ci est dépossédé de lui-même, remplacé.
L’exposition « Looks » (2015) à l’ICA de Londres examine quant à elle la manière dont les réseaux sociaux et la culture numérique affectent l’identité, le genre et la performativité, à l’heure où la remise en question du dualisme masculin-féminin semble progresser dans les mœurs. Intimement liés à la post-humanité, la déstabilisation des genres et la pluralité identitaire (également abordées dans « Post Human ») fusionnent parfaitement avec la culture numérique où « le corps et l’expression de son identité ne sont plus automatiquement liés13 ». Dans un premier temps, « Looks » semble faire coïncider avec la prolifération identitaire en ligne et hors-ligne, les théories de Monique Wittig arguant qu’« il n’existe pas deux sexes, mais autant de sexes qu’il y a d’individus », et de Judith Butler reprenant à sa manière que si le genre socialement convenu est une construction nécessitant performance pour exister, alors tout type de sexualité peut être construite et proliférer14. Les œuvres semblent faire état de l’importance de cette multiplicité, de la liberté de se définir soi-même, au-delà du carcan social. Ceci a l’avantage de rendre la post-humanité plus enviable, puisqu’elle permet à chacun de s’accepter tel qu’il se sent intérieurement. Mais ces œuvres se doublent d’une angoissante présence : la libre construction sexuelle conjuguée aux technologies numériques serait-elle vouée à la dégénérescence ? C’est en effet ce que semblent anticiper les effets secondaires des xenoestrogènes dans les monochromes XenoEstrogens (2015) de Juliette Bonneviot, le monde dystopique panoptico-totalitaire représenté dans la vidéo A Day in the Life of Bliss (2014) de Wu Tsang ou les mannequins cyborg calcinés et nécrosés Don’t Touch Me (2015) de Stewart Uoo, qui ne peuvent en l’état soutenir les bienfaits de la liberté offerte à chacun de construire / produire sa propre identité.
Ces expositions, au travers des œuvres présentées, amalgament post-humanisme avec trans-humanisme, catastrophisme, en l’associant à des visions post-apocalyptiques, de perte de soi, tout en perpétuant la croyance en un déclin du genre humain purement téléologique. On peut alors reprocher à ces projets de manquer de pragmatisme et de perdre pied suite à d’excessives spéculations trop empreintes de littérature et de cinéma de science-fiction. Critique littéraire spécialisée dans les rapports entre littérature et technologie, N. Katherine Hayles a d’ailleurs insisté sur le rôle de ce genre littéraire dans la diffusion de la cybernétique sous une forme intelligible auprès du grand public15. Cette culture populaire a échafaudé au cours du temps cette vision unilatérale du post-humanisme fondée essentiellement sur la peur, l’angoisse et la fin. S’il est certain que les conditions humaines et non-humaines actuelles, où qu’elles se situent sur le globe, sont préoccupantes, il convient également de rendre compte des théories critiques d’une école de pensée post-humaniste16, convaincue que l’avenir post-humain de l’humanité peut être abordé de façon positive et politiquement créative. Dès 1991, Donna Haraway envisage le « cyborg » (métaphore pour une nouvelle humanité) comme une alternative constructive à l’humanisme raciste, homophobe et anthropocentriste alors toujours en place, spécifiquement parce que le « cyborg » est sans origine, sans racine et libre de se réinventer à loisir après critiques et ainsi, d’améliorer la condition humaine : « un monde cyborg pourrait être fondé sur une vie sociale et des réalités corporelles dans lesquelles les gens ne craignent ni leurs relations avec les animaux et les machines, ni la fragmentation permanente de leur identité, ni leurs sentiments contradictoires17 ». N. K. Hayles perçoit dans le post-humanisme « une perspective stimulante pour se débarrasser des vieux carcans et pour penser d’une nouvelle manière ce que signifie être humain ». Réagissant à l’inquiétude générée par le post-humanisme, elle avance que « bien que des courants actuels du post-humanisme tendent vers l’antihumain et l’apocalyptique, nous pouvons en façonner d’autres qui seront propices à la survie à long terme des humains et des autres formes de vie, biologiques ou artificielles, avec lesquelles nous partageons la planète et nous-même ». Elle soutient que « conceptualiser l’humain en ces termes ne revient pas à mettre sa survie en péril mais précisément à l’améliorer, car plus nous comprenons la flexibilité et l’adaptabilité des structures coordonnant nos environnements, plus nous pouvons concevoir des images de nous-mêmes reflétant avec précision les interactions complexes qui, finalement, font du monde entier un seul système ». Elle souhaite donc défendre une version « du post-humanisme qui adopte les possibilités de l’information technologique sans pour autant succomber aux fantasmes d’un pouvoir illimité et d’une immortalité désincarnée, tout en acceptant la finitude comme une condition de l’être humain […]18 ». La présence du corps ou l’embodiment étant, selon sa thèse, inévitable dans un monde cybernétique, l’avenir post-humain ne peut donc comporter aucune menace taxant d’inutile le corps humain. En outre, le développement d’une « nouvelle morale » préconisé dans « Post Human » apparaît chez Rosi Braidotti qui assure que « l’imagination éthique est bien présente chez le sujet post-humain, sous la forme d’une relationnalité ontologique. Une éthique viable pour les sujets multiples repose sur un sens élargi des interconnections entre soi et autrui, incluant le non-humain ou les autres habitants de la planète, en se débarrassant d’une part de l’individualisme autocentré et d’autre part, des barrières de la négativité19 ».
J. Deitch présageait de voir les artistes impliqués, non seulement dans la redéfinition de l’art, mais aussi dans la redéfinition de la vie20. Le rapprochement entre art et vie, déjà tenté dans les années 70, puis évincé par l’hyper-individualisme des années 80, semblait alors illusoire pour l’art des années 90, malgré de nouvelles tentatives allant dans ce sens. Si cette redéfinition de la vie à l’heure du post-humain se trouve bien au cœur des théories de D. Haraway, N. K. Hayles ou R. Braidotti − parmi d’autres non citées ici −, elle n’apparaît pas dans les expositions examinées ci-dessus. Ni dans la dernière Biennale de Taipei The Great Acceleration (2014) lors de laquelle Nicolas Bourriaud peut seulement constater « une possible refondation globale des esthétiques21 », autrement dit une « redéfinition de l’art » selon les termes de J. Deitch. Redéfinir l’art consisterait à reproduire le sempiternel schéma linéaire dans lequel une esthétique, un mouvement, un «-isme » succède à un autre, ce qui n’a plus lieu d’être dans un contexte de création multipolaire, à la fois trop complexe et mouvant pour être défini. Mais nous sommes aussi en droit de nous demander pourquoi redéfinir la vie devrait incomber aux artistes. Si l’art de notre monde post-humain n’est pas définissable et que redéfinir la vie se présente comme une vaste tâche pour les artistes, il serait préférable que les expositions thématisant la post-humanité deviennent davantage le socle d’une pensée constructive et positive, dénuée de toutes peurs quant à notre existence dans un environnement technologique toujours plus exacerbé.
[1] Post Human, catalogue d’exposition, Deste Foundation of Contemporary Art, Athènes ; FAE, musée d’Art contemporain, Pully-Lausanne ; Castello di Rivoli, Turin ; Deichtorhallen, Hambourg, FAE, Pully, 1992, 152 p.
2 « Ce nouvel intérêt pour la figure ne se trouve cependant pas là où on l’attendrait traditionnellement, dans la peinture ou la sculpture conventionnelle. En accord avec les tendances sociales et technologiques d’où il puise son inspiration, il est plus conceptuel que formel. Le nouvel art figuratif s’inscrit davantage dans le sillon de l’art corporel et performatif des années 60 et 70, que dans la tradition de la peinture figurative » dans Post Human, op. cit., p. 42.
3 En plus des expositions analysées ici, nous citerons « Post-body Projections », 0gms gallery, Sofia (2013) ; « The New Humanists: Hybrids in Purgatory », Autocenter, Berlin ; « Human/Evolution/Machine », Galerie Hussenot, Paris ; « Humainnonhumain », Fondation d’entreprise Ricard, Paris (2014) ; « Digital Conditions », Kunstverein, Hannovre ; « Real Humans », Kunsthalle, Düsseldorf (2015) et « The New Human, Knock, Knock, Is Anyone Home? », Moderna Museet, Malmö (27 fév-4 sept 2016).
4 I. Hassan, « Prometheus as Performer: Toward a Posthumanist Culture ? » dans Performance in Postmodern Culture, édité par M. Benamou et C. Caramello, Coda Press, Madison, 1977, p. 212.
5 Op. cit., p. 214.
6 Post Human, op. cit., p. 39 et 47.
7 Post-Internet Survival Guide, dirigé par Katja Novitskova, Revolver Publishing, Berlin, 2011, p. 4.
8 http://www.momaps1.org/expo1/module/probio/
9 http://www.frieze.com/issue/article/focus-interview-josh-kline/
10 “From the perspective of the present, the future of humanity might be monstrous… but this is not necessarily a bad thing”, extrait de la video Stealing one’s own corpse (2014) de Julieta Aranda, cité en introduction à la note d’intention d’« Inhuman ». http://www.fridericianum.org/exhibitions/inhuman
11 http://www.fridericianum.org/exhibitions/inhuman
12 R. Braidotti, The Posthuman, Polity Press, Cambridge, 2013, p. 109.
13 https://www.ica.org.uk/whats-on/seasons/looks
14 J. Butler, Trouble dans le genre. Le Féminisme et la subversion de l’identité, Editions La Découverte, Paris, 2005, p. 233 et 273.
15 N. K. Hayles, How We Became Posthuman: Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 20-24.
16 Cette école de pensée est pourtant connue des commissaires de ces expositions.
17 D. Haraway, « A Cyborg Manifesto. Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century », dans Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, Routledge, New York, 1991, p. 295
18 N. K. Hayles, How We Became Posthuman, op. cit., p. 285, 291, 290 et 5.
19 R. Braidotti, The Posthuman, op. cit., p. 190.
20 Post Human, op. cit., p. 47.
21 http://www.taipeibiennial2014.org/index.php/en/
(Image en une : Wu Tsang, A Day in the Life of Bliss, 2014. Vue de l’exposition « Looks », 2015, Institute of Contemporary Arts London (ICA). Photo: Mark Blower)
- Publié dans le numéro : 75
- Partage : ,
- Du même auteur : Everybody in the place. La culture club comme antidote à l'institution d'art contemporain ?, Protective Body, De l’art « post-Internet »,
articles liés
Le marathon du commissaire : Frac Sud, Mucem, Mac Marseille
par Patrice Joly
Pratiquer l’exposition (un essai scénographié)
par Agnès Violeau
La vague techno-vernaculaire (pt.2)
par CRO : Félicien Grand d'Esnon et Alexis Loisel-Montambaux