Première esquisse à la connaissance des formes

par Christophe Lemaitre

Généralement présenté comme le plus ancien jeu1 de stratégie combinatoire abstrait connu (a minima cinq à huit siècles avant Jésus-Christ, en Chine), le go oppose deux joueurs pour le partage des territoires d’un plateau. Les pierres blanches ou noires de chacun des deux joueurs, posées tour à tour sur les intersections de la grille du goban, esquissent des chaînes qui sont autant de lignes de force et bordures destinées à développer le plus grand territoire possible.

Lors du fuseki (l’ouverture), symétrie et réversibilité s’entremêlent dans l’idée d’échange : au cœur d’un espace de jeu sans orientation, il est dit que l’on procède à un échange, nécessairement, lorsque l’on renonce à jouer une position pour en favoriser une autre, éloignée, et laisser l’intersection non-jouée à l’occupation de l’adversaire ; le choix contraire aurait généralement conduit au même échange, en négatif. Deux coups tout d’abord possibles pour noir sont en fin de compte partagés avec blanc, et le visage de la partie est ainsi modelé.

Les premiers coups, à distance les uns des autres (on parle alors de vitesse, comme d’un mouvement dans l’espace, bien que les pierres ne se déplacent jamais une fois posées), développent ce que l’on appelle de l’influence ; les joueurs amorcent et dispersent les bords de formes en devenir, tout en tentant de distribuer l’équilibre2, de donner du poids3 et des directions au jeu, comme l’on guiderait le flux d’écoulement des eaux. Si cet instant est bien celui de l’esquisse, permise par la base modulaire de la grille, le dessin prépare en réalité plutôt le coulage des formes, au sens sculptural du terme. Les lignes de force dessinées établissent des creux, des vides qui deviendront des points de territoire mais qui peuvent être attaqués, entamés, réduits par des approches et des captures de l’adversaire (un point est obtenu pour toute intersection vide entourée par ou contenue à l’intérieur d’un groupe de pierres de même couleur).

Dans le déroulement d’une partie, le go fait intervenir des règles arbitrant la vie et la mort des pierres. Une pierre, ou une chaîne de pierres, vit tant qu’elle se préserve de la perte de la totalité de ses libertés, c’est-à-dire de l’espace à l’entour d’elle-même. Une pierre, ou une chaîne de pierres, est morte lorsque toutes ses libertés sont occupées par les pions ennemis. La seule façon de vivre presque sans condition pour un groupe est la constitution de deux yeux, c’est-à-dire l’aménagement de deux libertés intérieures, deux orbites, où l’ennemi ne peut venir jouer sous peine de suicide (si la vue fait vivre, un seul œil est cependant synonyme de destin tragique car au jeu de go le borgne ne survit pas).

Dans le dessin des chaînes de pierres sur le goban, la théorie dit qu’il existe des formes (configurations) vivantes et des formes mortes. On appelle parfois forme la contre-forme d’une chaîne détourant une portion de territoire. La forme, c’est cette portion-même, caractérisée, produite par le positionnement des pierres l’encerclant. Les formes vivantes sont les espaces dont le profil permet la fabrication de la vue, c’est-à-dire d’au minimum deux yeux vitaux. Les configurations mortes sont les espaces dont la silhouette interdit la production de plus d’un œil. Il existe également des formes d’un troisième type, indéterminées ; selon qui joue en premier au « point vital » de ces territoires, les groupes en question produiront deux yeux ou non, vont vivre ou mourir. À la manière du chat de Schrödinger, ces ensembles sont à la fois morts et vivants tant que le point vital n’a pas été joué.

Le go est la continuelle tentative de résolution d’un problème esthétique, d’une image, qu’est la situation des pierres sur le goban. Les tsumego, les exercices de vie et de mort destinés à progresser, sont en réalité des tests ophtalmologiques. Devant une situation composée, le joueur, noir ou blanc, a pour consigne de tuer ou faire vivre et, pour y parvenir, il fabrique ou éborgne.

The Jan van Eyck go club, Jan van Eyck Academie (Maastricht, Pays-bas), 2012. Photo : Romy Finke.

Exercices de création de formes, les tsumego, par leur caractère morphogénétique, rappellent que John Horton Conway, au début des années soixante-dix, s’est lui-même servi de la grille d’un goban pour commencer à modéliser son game of life (le jeu de la vie), le plus célèbre automate cellulaire en devenir. Le jeu de Conway est un ensemble de règles fixes déterminant l’évolution possible d’un système vivant, un système cellulaire, et qui s’étend sur une grille4. Chaque case (ou chaque intersection de la grille) est une « cellule » qui peut être soit vivante, soit morte, et dont l’état évolue dans le temps en fonction de la vie et de la mort des cellules avoisinantes. Dans le « jeu de la vie », une cellule vivante demeure telle tant que parmi ses huit voisines deux à trois sont elles-mêmes vivantes. Une cellule morte peut (re-)prendre vie lorsque trois de ses voisines sont vivantes. Une cellule meurt lorsque ces différentes conditions ne sont pas remplies.

Ces règles simples déterminent des conséquences complexes, et génèrent des formes non planifiées, découvertes après l’invention de l’automate. Il existe des formes dites stables, dont l’harmonie leur interdit toute évolution. Il existe des formes dites oscillantes qui alternent deux configurations continuellement. Et il existe des formes mouvantes, appelées planeurs ou glisseurs, qui se déplacent dans l’espace de la grille : elles reproduisent leur organisation, périodiquement, au prix seulement d’un déplacement de tous leurs éléments.

 

De la même façon, l’histoire du go a permis la mise en évidence de formes particulières. Avant d’être la silhouette morte, vivante ou indéterminée d’un groupe de pierres, une forme c’est tout d’abord, antérieurement dans la partie, et très simplement, la relation spatiale entretenue par deux, trois ou quatre pierres (de même couleur ou non) : nobi, ikken tobi, nikken tobi, kogeima, kosumi, on leur donne parfois des noms d’animaux par métonymie, œil d’éléphant, gueule de tigre, nez de chien, tête de cheval. Cette manière de considérer des agencements de pierres dans l’espace du plan comme des formes engage deux commentaires immédiats : tout d’abord, comme le rappelle Rudolf Arnheim dans Art and visual perception, la forme d’un escalier en colimaçon n’est pas le contour précis de son dessin. Lorsqu’il est demandé à quelqu’un de décrire un escalier de la sorte, le doigt de la personne interrogée décrit le plus souvent simplement une spirale montante, c’est-à-dire l’axe caractéristique principal de l’objet (pourtant absent de l’objet lui-même), pas ses contours. La forme d’une chose est donc décrite avant tout par ses caractéristiques spatiales considérées comme essentielles. Ensuite, et c’est le second commentaire, ce répertoire des formes du go est un exemple appliqué au jeu d’une loi fondamentale pour la perception visuelle mise en évidence par la gestalttheorie : tout stimulus visuel tend à être vu de manière à ce que le schéma qui en résulte soit aussi simple que les conditions le permettent5, c’est la raison pour laquelle l’esprit synthétise généralement structurellement un groupe de points en carré ou en cercle, en un tout (la forme perçue, une mélodie, ou gestalt). Les formes élémentaires du go répondent à cette exigence : elles sont le minimum de pierres nécessaires à un équilibre déployant des qualités, de par leur tout, squelette, ensemble, au-delà d’elles-mêmes. Coup et forme s’y confondent, un coup construit une forme ; « “avoir une forme”, est une particularité qui distingue certaines zones du champ visuel d’autres zones qui, en ce sens, n’ont pas de forme »6. Le go est affaire de perception, du débutant au professionnel il soigne lentement l’agnosie visuelle du joueur qui tente, avec parcimonie, de mettre l’œil au repos au sein d’une image partagée.

 

1 Quelle meilleure iconographie que le go Colas Duflo, dans son œuvre de référence Jouer et philosopher, aurait-il pu choisir pour formaliser sa définition du jeu, résultat d’un long effort de synthèse à la suite de Huizinga, Caillois, Winnicott et les autres : « Le jeu est l’invention d’une liberté dans et par une légalité » ? Outre la filiation philosophique que le go lui permet (Leibniz), outre le fait que les règles du go peuvent être prises pour illustration naïve mais pragmatique de cette « liberté ludique » énoncée par l’auteur, le go a surtout l’avantage, de par son principe cumulatif, de permettre de représenter le déroulement d’une partie dans son entier à l’aide d’une seule image et sied donc avec économie à l’espace de la page et du livre.

 

2 Au sens perceptif, comme exprimé par Denman Waldo Ross au début du xxe siècle  – à l’aide par exemple d’un cadre que l’on fait bouger autour d’un élément pour lui trouver son point d’équilibre dans le format de la découpe.

 

3 Autrement que « poids », peut-être faudrait-il dire « masse » (le poids d’un corps est proportionnel à sa masse) que l’on définit parfois désormais moins comme la quantité de matière d’un corps et plutôt comme une propriété qui dérive de l’interaction des objets avec l’environnement (dans ce cas la masse n’est donc plus une propriété d’un corps / objet).

 

4 L’Histoire retient que c’est en s’inspirant des recherches sur la croissance des cristaux (modélisés sur une grille) de Stanislaw Ulam que John von Neumann mit au point le premier automate cellulaire dans les années quarante (un système auto-réplicatif s’étendant sur une grille à deux dimensions). Un siècle plus tôt, Friedrich Froebel initiait les enfants au dessin sur une grille semblable (que ce soit sur ses célèbres tables ou des feuilles de papier) pour y représenter des formes de « nature » (des représentations figuratives), de « connaissance » (des études de géométrie), et de « beauté » : des figures abstraites évoquant la cristallographie.

 

5 Ainsi le cube de Louis Albert Necker (1862) est-il perçu en trois dimensions ; il est plus simple pour le cerveau de considérer la figure de Necker comme un tout cubique en perspective axonométrique plutôt que comme douze segments joints sur un plan à deux dimensions (ce que le dessin est en réalité). Le cube de Necker n’existe pas, il est pourtant perçu. Il est même perçu deux fois, différemment, puisqu’il fait partie de la famille des perceptions bi-stables (et réversibles), comme le canard-lapin par exemple. Si le regard se porte sur l’angle en Y de la partie haute du dessin, le cube semblera être perçu de dessus ; si la vue se concentre sur l’angle en Y de la partie basse du dessin, le cube semblera être observé de dessous. Ces deux angles sont les deux « points vitaux » de la figure, qui renferme donc deux formes possibles, concomitantes et antinomiques à la fois.

 

6 À penser le go comme cartographie, rappelons que Wolfgang Köhler, dans Psychologie de la forme, prend ici comme exemple les contours du territoire de l’Italie et sa contre-forme, l’Adriatique, pour démontrer selon lui la manière dont une forme surgit toujours en constituant un fond : « Dans notre exemple, tant que la zone de la Méditerranée avait une forme, celle correspondant à l’Italie n’en avait point et réciproquement. […] Lorsque le système nerveux réagit en mosaïque et que l’organisation se développe, il peut se faire que diverses entités prennent naissance ; ainsi de la péninsule italienne et de la péninsule méditerranéenne. »

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