Protective Body
mode et luttes sociales
Des domaines aussi antinomiques que la mode et la contestation sociale peuvent-ils trouver un point de jonction ? La logique voudrait que non, tant l’un vient contredire, rejeter, voire mépriser l’autre. Mis à part des incursions grotesques et déplacées dans l’imagerie révolutionnaire chez certains créateurs de mode, la haute couture ne va pas jusqu’à soutenir ou participer aux luttes sociales. Pourtant, l’intérêt actuel que portent les domaines de la création à la culture des années 90 semble fournir un point d’entrée qui pourrait bien venir relativiser cette situation.
Des collections de prêt-à-porter aux goûts musicaux, en passant par les références des artistes et des expositions, les années 90 s’insinuent profondément dans le renouvellement des formes et des idées. Faute de pouvoir réaliser un inventaire exhaustif de ce phénomène, il convient de s’arrêter sur quelques exemples révélateurs d’un tel engouement mais aussi d’une certaine connivence avec les luttes sociales. Récemment, Willem de Rooij exposait à deux reprises[1] d’étranges installations composées de mannequins vêtus de survêtements, placés sur des socles, affirmant leur rôle de présentoirs de grands magasins. Collectionnée par l’artiste, cette série de vêtements − qu’il a intitulée Fong Leng du nom de la styliste sino-néerlandaise qui l’a dessinée et fabriquée entre 1985 et 1995 dans le but de démocratiser sa production − est puissamment évocatrice de la mode « streetwear » des années 90 dont les formes et les textiles s’entremêlent aujourd’hui à ceux adoptés par les 12-45 ans. Outre le radical chic très séduisant de ces installations singeant à outrance les displays des grandes enseignes de prêt-à-porter, c’est davantage les notions de production de masse, de séduction pernicieuse et de modification de l’apparence des corps en régime médiatique que révèlent ces inquiétantes présences anthropomorphiques, vidées de toute substance. Quelques années auparavant, de Rooij réalisait la série de collages Index: Riots, Protest, Mourning and Commemoration (as represented in newspapers, January 2000-July 2002), présentant des images de manifestants lors d’importants rassemblements sociaux, découpées dans la presse. Sans légende ni recontextualisation, ces compositions révèlent la répétition et l’épuisement du sujet par des organes médiatiques rendant le lecteur insensible à ce type d’iconographie. Si cette surproduction étouffe les messages, que reste-il sinon notre propre corps pour véhiculer l’information ? Installées à proximité au MMK, ces deux propositions incitent à repenser le rapport entre mode et mouvements sociaux et, par là, à reconsidérer le potentiel politique du médium-vêtement.
Les activités de Bernadette Corporation ont aussi fait l’objet d’une relecture ces dernières années, ce que John Kelsey, membre co-fondateur, a pu qualifier avec ironie de « fétichisation des années 90[2] ». Collectif aux identités multiples fondé au début des années 90 à New York, aussi bien inspiré par les Situationnistes, la période « Dziga Vertov » de Godard que par Vivienne Westwood et Malcolm Mclaren, Bernadette Corporation commença ses activités en concevant des lignes féminines amalgamant streetwear et haute couture DIY[3] dont le sens était directement généré par le style. En 2009, leur projet The Complete Poem inclut des portraits individuels ou de groupes s’appropriant les codes de la photographie de mode et, plus spécifiquement, ceux des campagnes publicitaires Calvin Klein des années 90 photographiées par Steven Meisel, dont l’esthétique sobre, toute de noir et blanc, devenue iconique – et donc appropriable –, est aujourd’hui très en vogue notamment dans la tendance « Normcore » et se retrouve par exemple dans les portraits de Talia Chetrit, Josephine Pryde ou encore dans la série In Memoriam (2014) de Timur Si-Qin.
L’attention que porte Bernadette Corporation (ci-après dénommé BC) à la lutte politique s’affermit lorsque le collectif s’associe au Parti Imaginaire (une faction de militants et intellectuels post-situationnistes) pour réaliser le film Get Rid of Yourself (2001-2003) pendant le G8 de Gênes en 2001, sans doute un des rassemblements altermondialistes et anti-globalisation les plus violemment réprimés de l’histoire[4]. BC s’appuie ici sur les témoignages de Black Blocs et les images de leurs affrontements avec la police. Apparu à Berlin-Ouest au début des années 1980 dans le contexte des mouvements anti-nucléaire, et très médiatisé depuis le sommet de l’OMC de Seattle en 1999, le mouvement des Black Blocs est avant tout une tactique de protection face à la répression policière lors de larges soulèvements populaires. Il s’inscrit dans la tradition anarchiste de l’action directe et refuse toute appartenance politique. Le Black Bloc est « une technique très typée esthétiquement » comme l’explique à plusieurs reprises le politologue Francis Dupuis-Déri[5] : habillés de noir pour préserver leur anonymat, ceux qui le forment se munissent de vêtements fonctionnels (foulards, cagoules, sweats à capuche, baskets, rangers, jeans ou joggings) et de protections (casques, masques à gaz, protège-tibias, coudières, gants) pour parer aux offensives policières (gaz, bombes lacrymogènes, matraquage…). Il découle de ce « bricolage protectif » une ressemblance inattendue avec la police, plaçant les deux forces à égalité : l’homogénéisation ne se trouve pas seulement du côté de la police (l’uniforme) mais également du côté des Black Blocs (adoptant une tenue appropriée), donnant ainsi l’impression qu’une armée vient en affronter une autre, transformant la rue en champ de bataille improvisé. Sorte de faux documentaire sur les Black Blocs parodiant le genre du cinétract, Get Rid of Yourself superpose attentats du 11 septembre, sommet du G8, Chloë Sevigny et mannequins Chanel, et opacifie un propos qui n’a d’égal que le doute et la confusion d’une nouvelle jeunesse qui ne saurait établir une alternative politique. En associant deux phénomènes a priori incompatibles, la démarche de BC semble malgré tout insister sur le potentiel politique de la mode, à l’œuvre aujourd’hui dans l’esprit de marques comme « Vêtements », « 69 » ou dans l’éditorial de la revue Girls Like Us. Ce rapport est par ailleurs corroboré par une tendance de la mode actuelle nommée « Health Goth », marquant d’étonnantes similarités avec l’accoutrement des Black Blocs. Repérée vers 2014, cette tendance affirme une attitude post-genre, biotechnologique, saine et sportive, s’épanouissant dans un présent considéré comme dystopique. Ses tenues s’inspirent du sportswear des années 90, des vêtements de sécurité, de combat ou de protection, du style SM, et privilégient le monochrome (souvent noir et blanc) inaugurant une sorte de gothique 2.0. Suivant des créateurs tels que Rick Owens ou Hood By Air, on retrouve aussi cette tendance chez Alexander Wang, Nasir Mazhar, Craig Green ou encore Liam Hodges. De même que pour les Black Blocs, le style Health Goth absorbe les codes vestimentaires de la police (type CRS ou GIGN) et donne à ceux qui l’arborent une apparence de soldat urbain. Disséminée dans l’espace public, cette tendance pourrait être assimilée à un contingent multiple, dispersé et hors de contrôle[6], constamment paré au combat : n’en déplaise à Walter Benjamin, la mode se dégagerait ainsi, ne serait-ce qu’un temps, de ses accointances avec le capitalisme, au travers d’un style vestimentaire à la fois générateur de formes et propice à l’insurrection.
Ce rapport entre mode et luttes sociales est aussi explicite dans les propositions récentes d’artistes sensibles aux derniers tournants politiques. Coutumière du fait, l’artiste collective Claire Fontaine présentait récemment un mannequin affublé des attributs vestimentaires des Black Blocs, bombe lacrymogène à la main et portant le masque des Anonymous. Présentée au Museo Pietro Canonica à Rome parmi des copies de sculptures antiques, cette installation associait statuaire gréco-romaine, présentoir d’article de mode et emblème de guérilla urbaine, créant un parallèle, peut-être un peu simpliste, avec les luttes actuelles des manifestants anti-UE à Athènes. Plus énigmatique, Isa Genzken développe depuis 2013 la série Schauspieler (Actors), des groupes de mannequins harnachés de vêtements aussi chamarrés qu’excentriques, évoquant une agora oscillant entre ordre et chaos. Parmi eux, certains portent des casques et des vêtements noirs streetwear, des protections et des masques à oxygène, tandis que d’autres sont vêtus d’uniformes de police. Genzken agence ici un étrange défilé, ne manquant certes pas d’humour, mais dont l’excentricité des couleurs et des formes diffuse un sentiment d’inquiétude quant aux intentions de ces personnages : que signifient-t-ils ? Quels sont leurs codes ? Nul ne saurait répondre, si bien que leur placidité semble augurer un prompt et violent soulèvement. Si Benjamin Buchloh y perçoit des individus dont l’hétérogénéité extrême des accessoires confirme l’homogénéité de leur condition de consommateurs de masse[7] – et donc leur impuissance face à l’économie néo-libérale –, nous remarquons en revanche qu’en leur présence, le visiteur se trouve au cœur d’un rassemblement inquiétant pouvant à tout moment imploser, à l’instar de riverains ou de piétons qui se trouveraient, malgré eux, spectateurs d’altercations violentes entre Black Blocs et forces de l’ordre.
Cette analyse du groupe se trouve également au cœur des performances / installations d’Anne Imhof tel que Faust, présentée au pavillon allemand de la dernière Biennale de Venise. Il y aurait beaucoup à dire sur cette œuvre, mais concentrons-nous ici sur cette horde de jeunes gens malingres, vêtus de vêtements sombres (mélange des styles Normcore et Health Goth) souvent usés, auquel il est demandé d’être eux-mêmes, quoi qu’en performant une série de gestes et de mouvements qui, de temps à autre, les extraient de leur léthargie. Si Anne Imhof n’établit pas de distance entre les performeurs et les visiteurs (ces derniers se trouvant au cœur des différentes actions), elle met en scène un danger imminent, générant tension et angoisse chez le spectateur qui, tenté par son instinct voyeuriste, demeure craintif quant à ce qu’il lui est donné à voir. Il est difficile, là encore, de ne pas lire Faust comme une allusion aux Black Blocs, avec ses performeurs vêtus de noir, capuches sur la tête, protections aux genoux, embrasant des objets, simulant des combats comme dans une guérilla urbaine, s’arrêtant et recommençant de manière décousue, mais qui jamais ne clament de revendications identifiables. Bien de leur temps, ils représentent une jeunesse qui aurait dépassé son statut de victime malléable du fashion-branding pour se servir de son apparence comme d’un corps / image politique : « ils semblent à tout moment sur le point d’être transformés en image consommable, et pourtant, leur subjectivité mène une guerre constante contre leur propre marchandisation et réification[8] ».
Malgré sa vision acclamée du fascisme soft à l’œuvre dans nos sociétés techno-néo-libérales, Faust, autant dans son traitement des corps que dans sa mise en scène d’une société de contrôle ubiquiste, ne parvient pas à dépasser une préoccupante esthétisation de la violence (présente chez de nombreux artistes contemporains) et contribue à sa normalisation. Ce que cette esthétique révèle, ou du moins confirme, c’est la façon dont la guerre n’est désormais plus circonscrite au champ de bataille mais agit au cœur même de nos vies en s’immisçant dans notre quotidien jusque dans nos corps et notre intimité, tel un biopouvoir agissant sans déclaration à n’importe quel moment, au travers de conflits physiques et armés mais aussi psychologiques et concurrentiels. La violence et la guerre, en se banalisant de la sorte, s’intègrent à la construction de soi, et font de nous des êtres sommés d’apprendre à se défendre : un devenir combattant qui, progressivement, s’impose à tout le monde. Au lieu d’apprendre à faire la paix.
Que soient remerciés les artistes Ellie de Verdier et Benjamin Collet pour leurs indications.
[1] Au Consortium de Dijon en 2015 et au MMK de Francfort en 2016.
[2] https://www.theguardian.com/artanddesign/2013/mar/24/bernadette-corporation-ica
[3] «Techniques of Today – Bennett Simpson on Bernadette Corporation» in Artforum, Septembre 2004.
[4] Voir à ce propos le film Diaz: Don’t Clean Up This Blood (2012) de Daniele Vicari.
[5] Francis Dupuis-Déri, Les Black Blocs, la liberté et l’égalité se manifestent, Collection Instinct de liberté, Lux Editeur, Montréal, 2016.
[6] Ce que l’on retrouve dans les méthodes de Daech.
[7] Die Ready Made Figure Sculpture, conférence de Benjamin Buchloh au MMK de Francfort (2015), à écouter sur : https://www.youtube.com/watch?v=m2I6Gm5qufI
[8] Entretien avec Susanne Pfeffer par Noemi Smolik à lire sur : http://moussemagazine.it/anne-imhof-faust-german-pavilion-venice-biennale-2017/
(Image en une : Willem de Rooij, vue de l’exposition The Impassioned No, 2015, Le Consortium, Dijon. Photo : André Morin.)
- Publié dans le numéro : 83
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- Du même auteur : Everybody in the place. La culture club comme antidote à l'institution d'art contemporain ?, Post Human, De l’art « post-Internet »,
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