Une exploration des acquisitions récentes du Cnap
Où voir les œuvres ?
Dans les bureaux du Cnap, on entend parfois dire qu’on s’occupe ici d’une « collection sans murs (1) ». Parmi les institutions artistiques, cette particularité en fait une entité assez méconnue – à vrai dire, on connaît le Cnap surtout pour ses missions de soutien à la création, avec ses sessions et ses échéances, en le situant par conséquent exclusivement au niveau de la création actuelle. Alors, pour commencer, récapitulons : les musées ont des collections – dans le sens de la conservation d’œuvres d’art –, ils sont assortis de lieux pour les exposer, tandis que les centres d’art sont des lieux de production et de diffusion, très prospectifs, mais sans collection ; il y a aussi les Frac, des fonds donc, qui ont vocation à faire circuler leurs collections en région dans une visée avant tout pédagogique, en même temps qu’ils constituent un patrimoine et soutiennent la création contemporaine. Et puis il y a des institutions qui sont à la fois musée et centre d’art (le Capc à Bordeaux) ou à la fois musée et Frac (les Abattoirs à Toulouse). Le Cnap, quant à lui, discrètement, avec pour quasi seule vitrine son site Internet, est un peu tout cela à la fois, sans l’être complètement.
Afin de percer à jour cette galaxie qui occupe une place centrale dans la vie artistique en France et de mieux la cerner, ce texte se propose de prendre appui sur le corpus – a priori le plus immédiatement tangible et que l’on imagine être encore quelque part près des salles de réunions, pas encore rangé dans les réserves ou alors si fraîchement qu’il suffit de tirer une grille ou de regarder dans une boîte entrouverte pour les voir – des acquisitions effectuées en 2023. Plus de 100 œuvres ont été choisies (qui rejoindront les quelques 107 000 que compte la collection, nous y reviendrons), dont la variété permettra de mieux appréhender les intentions du Cnap lorsqu’il achète aux artistes ou à leurs galeristes. Observons quelques œuvres (2) et suivons-les dans leurs histoires et leurs destinations, avant et après que la commission d’acquisition leur a dit oui (3).
Trajectoires politiques
Très souvent, ce sont les œuvres elles-mêmes qui attirent notre attention sur leur trajectoire en tant qu’elle est liée à une histoire plus vaste et plus grave. De ce point de vue, une série de photographies exprime avec force son rapport à l’époque et est exemplaire de ce que signifie l’engagement de l’art : Gaza Walls (58,5 x 90 cm, 2001), de Taysir Batniji, composée d’une soixantaine de photographies, dont une partie a été montrée au Mac Val en 2021 lors de l’exposition monographique consacrée à l’artiste. Ce n’est par conséquent pas une œuvre toute récente, elle ne commente pas directement l’actualité à Gaza. Mais là est sa force : elle fait surgir sous nos yeux les années de destruction du territoire palestinien. Comme l’explique l’artiste, ces photographies ont été prises lors de la seconde intifada, pour sauver de l’oubli les messages inscrits sur les murs, essentiellement des avis de recherches ou des témoignages de disparitions. Ainsi, l’achat en 2023 de ces photographies est un geste fort qui vient redoubler la question de la conservation dans les mémoires du sort fait à la Palestine. Mais il faut peut-être rappeler ici que le Cnap est lui-même une institution qui entretient avec l’histoire et avec la contemporanéité une relation ancienne et marquée politiquement, étant l’héritier de la « division des Beaux-Arts, des Sciences et des Spectacles », créée au moment de la Révolution française (4).
Autre ailleurs politique, l’exil d’un philosophe et activiste italien qui évoque à lui seul tout un pan de l’histoire trouble de l’Europe pendant la guerre froide : Antonio Negri (2019), tourné en 35 mm par Marine Hugonnier, à Paris, au domicile du philosophe (décédé en décembre 2023, peu après l’acquisition du film), est un portrait, une discussion, une pensée en train de s’énoncer, paroles et images dialoguant grâce à un montage subtil. Le film a été montré dans l’exposition monographique « Le Cinéma à l’estomac » au Jeu de Paume en 2022.
Des œuvres plus récentes qui commentent plus immédiatement l’actualité ont été également acquises. C’est le cas de la série de dessins de Tirdad Hashemi, jeune artiste d’origine iranienne dont l’un, Sans titre, au pastel gras, peinture et graphite, représente une scène de violence policière. Le mot « police », inscrit sur des boucliers démesurés derrière lesquels se cachent des silhouettes casquées, saute aux yeux ; l’artiste a eu le tact de ne pas en faire son titre et de laisser celui-ci comme une place vide. Réalisé en réaction à l’assassinat de Jina Mahsa Amini en septembre 2022 par la police des mœurs, ce dessin, comme les autres de la même série, nous transporte en Iran, mais, regardé et interprété plus largement, il nous ramène en France où les violences policières ont aussi causé des morts.
Une photographie, a priori assez sombre, peut lui faire écho. Il s’agit de Tunnel (2017), de Julien Lombardi. Elle a été prise au Mexique, pays extrêmement violent. Au premier plan, on y voit une roche striée de lumière, comme parcourue d’éclairs, un phénomène surnaturel semble se produire. Est-ce une secousse, destructrice ? Une réponse de la Terre aux actes humains ? Ou au contraire une lumière réparatrice ? En réalité, la photographie donne à voir un lieu d’extraction de minerais, mais elle peut être aussi envisagée comme une métaphore de la situation actuelle, écologique et politique, au moment où il est encore possible de sortir du tunnel. « Où voulons-nous aller ? » semble nous demander cette œuvre, « dans un monde meilleur, ou pas ? »
Au-delà des écrans
Des œuvres destinées à être présentées aux murs, au sol, élaborées de manière plus formelle tout en étant aussi habitées par des prises de position intenses, font partie du corpus des acquisitions 2023. La sculpture de Derrick Adams, Fabrication station no 1 (2015) est une pièce colorée, drôle : dans un format imposant (180 x 270 cm), elle reproduit en tissu, en vinyle et autres matières molles, un téléviseur ancien modèle, avec son écran aux bords arrondis et sa mire bigarrée d’avant les programmes. Ce téléviseur fait main donne à rêver d’une chaîne de télévision libre, bricolée et créative ; ce que ne sont presque plus les chaînes YouTube. Aux États-Unis, d’où est originaire l’artiste, la visibilité des minorités est toujours un combat. Adams est d’ailleurs très actif par le biais d’associations et de collectifs qui agissent en faveur du soutien des pratiques artistiques noires. Il est représenté par une galerie française, ce qui explique le biais par lequel son œuvre peut rentrer dans les collections nationales, le Cnap agissant ainsi dans la continuité de la tradition artistique instaurée au début du xxe siècle d’une scène française composée d’artistes venu·es de partout.
Cette œuvre peut être rapprochée de Plan d’évasion (vortex) de 2021, d’une jeune artiste, Lou Masduraud qui, elle, travaille en France et en Suisse. De taille modeste (24 x 38 x 4 cm), cette sculpture en laiton, perles et tissus, ressemble aussi à un écran fait main, s’inspirant des soupiraux que l’on peut observer en bas des habitations et qui sont en général les seuls accès à l’air et à la lumière d’espaces en sous-sol. Des caves, des ateliers, parfois des logements se trouvent derrière ces grilles. Avec son titre, elle invite à s’échapper, comme d’une prison, vers la liberté.
Autre échappatoire alternative, à rebours d’Internet et de la télévision, La Planète close, tapisserie réalisée en 2021 par Dominique Gonzalez-Foerster, représente un tapis de lecture. Motif récurrent dans le travail de l’artiste, il est à la fois un autoportrait intellectuel et une célébration de l’effet que ces petits objets rectangulaires souples et variés que sont les livres produisent sur nous. Leur couverture est une promesse. Une fois qu’ils sont refermés, on ressort transformé·es, plus riches et plus ouvert·es. Le Cnap a déjà acquis un certain nombre d’œuvres de Gonzalez-Foerster, ce qui amène à préciser que les achats ne se limitent pas à une seule œuvre par artiste, ni seulement à de jeunes artistes, comme on le croit souvent.
À poser littéralement à terre, un vrai tapis cette fois est tout autant porteur de sens. The Mute Witness (2021), d’Eva Barto et Sophie Bonnet-Pourpet, est un objet, volontairement assez peu esthétique, qui contient ou révèle un secret. Le voici : confectionné par la manufacture qui fournit l’Élysée, il est en grande partie réalisé à moindre coût au Népal, une finition dans le département de la Creuse permettant d’obtenir un label « made in France » et de justifier une facturation élevée. Le tapis devient la preuve tangible d’une opération-écran qui dissimule un abus de main-d’œuvre bon marché et fait payer le prix fort aux citoyen·nes.
Enfin, pour terminer cette exploration de quelques œuvres dont les surfaces appellent à voir au-delà d’elle-même, on peut évoquer la peinture de Corentin Canesson, Sans titre (203,2 x 198,12 cm, 2022). Composée de grands pans de couleurs apposés au balai, elle rappelle les vitrines masquées au blanc d’Espagne. Ce qu’elle montre est ce qu’elle cache, en l’occurrence la situation d’urgence dans laquelle elle a été effectuée : à quelques jours du vernissage d’une exposition à Austin, au Texas, alors que ses œuvres étaient retenues à la douane, l’artiste a dû (re)produire dans l’urgence toutes ses œuvres, soit en les refaisant à l’identique, soit comme pour celle-ci en produisant un original. Quant à son acquisition, elle montre le dynamisme de la peinture sur la scène artistique actuelle.
Soigner les blessures sociales
Jusqu’à présent, les œuvres évoquées ne traitaient pas explicitement du corps. Il ne faudrait pas en déduire qu’il est absent de la création contemporaine, au contraire, il est très présent, mais en tant que lieu de tensions, frappé par les conventions, les obligations, en un mot : la biopolitique.
Le triptyque issu de la série Sculptures de chair, de Myriam Mihindou, intitulé Female (1999-2000) – acquis par la commission « arts plastiques » après l’attribution du prix Aware à l’artiste –, d’une grande puissance visuelle, nous rappelle des sensations, amplifiées, que nous connaissons. Pour réaliser les prises de vue, Mihindou a planté des aiguilles dans ses doigts, comme il arrive aux couturières, aux princesses des contes de fées, aux personnes maudites par les poupées vaudoues ou encore lors de séances d’acupuncture. Effectués lors d’un long séjour à La Réunion, les gestes obéissent à un rituel auquel l’artiste s’est initiée. En tout cas, avec son corps, elle dit la douleur qui détruit ou qui guérit.
Une intrusion par piqûre, un peu différente, apparaît dans les photographies, de style plus documentaire, du jeune artiste Nanténé Traoré. Dans la série Tu vas pas muter (2021-2022), il photographie des injections hormonales de personnes en transition de genre. Il ne s’agit pas de glorifier ce moment, de le rendre spectaculaire ni même d’informer des personnes peu familiarisées, mais tout simplement de conserver des traces de ces instants de vie, d’intimité, déterminants. Dans une interview, l’artiste cite Nan Goldin, indiquant la manière dont ses images nous font parcourir une histoire de la photographie queer.
Très différente, opérant par la fiction et l’artifice de grandes marionnettes sculptées en bois, la vidéo du duo Angélique Aubrit et Ludovic Beillard, Je veux que tu meures (2022), aborde la représentation du corps aujourd’hui par un versant opposé, un brin spectaculaire, en se référant aux costumes et décors de théâtre. Pourtant, on y retrouve quelque chose de l’ordre de la vulnérabilité, d’une menace qui pèse sur un groupe de personnages. Enfin, la vulnérabilité est au cœur du travail de Benoît Piéron et de sa sculpture Le Petit Prince (2022). Principalement composée d’un porte-sérum et d’un uniforme cousu dans un drap vert, elle renvoie directement au monde hospitalier et à la maladie. Puis, par le biais d’une carte géographique centrée sur un lieu dans le sud du Kent, au Royaume-Uni, elle rend hommage à un jardin thérapeutique – tant du point de vue médicinal qu’esthétique – créé à la fin des années 1980 par le cinéaste anglais Derek Jarman, atteint du sida. Concernant son acquisition par le Cnap, cette œuvre a la particularité d’avoir été exposée sitôt son achat engagé au Magasin de Grenoble dans l’exposition monographique « Étoiles ou tempêtes ».
Quelques œuvres en situation
Car les œuvres acquises par le Cnap, dont nous avons parlé jusqu’à présent, ont rejoint les réserves. Là elles attendent d’être choisies, pour être empruntées à long ou court terme, placées en dépôt dans des musées où elles sont rendues visibles, ou prêtées pour des expositions. Heureusement, d’autres œuvres acquises en 2023 ont aussi déjà une destination. Parmi elles, l’installation de l’artiste britannique, lauréat·e du Turner Prize, justement en 2023, Jesse Darling, Reliquary (for and after Felix Gonzalez-Torres, in loving memory), conçue pour l’exposition collective « Exposé·es » au Palais de Tokyo, a été demandée en dépôt par le Capc où elle se trouve actuellement. Pour l’institution qui reçoit l’œuvre, le dépôt permet de compléter, de pallier un manque ou d’impulser une orientation nouvelle à ses collections. Ici, l’œuvre se place directement dans le sillage de Felix Gonzalez-Torres et travaille sur ses « vestiges », comme le dit l’artiste, étant composée de chutes d’un rideau de perles installé dans l’exposition, d’ampoules grillées, d’emballages issus de tas de bonbons. Elle est un geste d’amour émouvant envers une grande figure de l’histoire de l’art contemporain. Le triptyque, Arles – Nacht – Vincent (2015), de Sean Scully, artiste irlandais, installé aux États-Unis et ayant récemment fui la violence qui y règne pour revenir en Europe, a été déposé à la Fondation Yvon Lambert, à Avignon, l’artiste ayant fait don de cette œuvre à la France. Expression de la fascination de l’artiste pour les paysages du Sud de la France, elle se trouve ainsi placée, en quelque sorte, in situ. Mais c’est surtout une acquisition monumentale qui incarne le mieux la destination idéale pour une acquisition du Cnap. La sculpture de Sammy Baloji, Johari Brass Band, initialement réalisée en 2020 pour orner les socles de la façade du Grand Palais, évoque les brass band américains, mais plus spécifiquement un brass band qui s’était formé au Congo, pays d’origine de l’artiste, à la fin du xixe siècle. Sachant que le brass band est une réappropriation par la population noire américaine d’instruments européens fabriqués en cuivre, justement longtemps exploité dans des mines au Congo, la sculpture monumentale de Baloji évoque un retournement de situation par la musique et par l’art. Elle sera bientôt exposée à l’entrée du musée de la Cité de la musique, en 2025. Ainsi, au moins l’une des œuvres acquises en 2023 par le Cnap sera vue par une grande diversité de personnes, spectatrices d’un concert, allant assister à une conférence, ou tout simplement se promenant dans le parc.
Espérons qu’elles soient toutes empruntées rapidement, tant les œuvres d’art sont faites pour être montrées (5).
1. Tel est le titre donné par Aude Bodet, directrice du pôle Collection, à son introduction historique du catalogue La collection du Centre national des arts plastiques, paru en 2023.
2. La sélection est de l’autrice, toutes les œuvres étant mentionnées sur le site du Cnap, dans la rubrique « Dernières acquisitions ».
3. Les commissions sont constituées pour trois ans avec, d’une part, les membres de droit directeurices et responsables de structures institutionnelles, au premier chef, Béatrice Salmon, directrice du Cnap depuis 2019, d’autre part, des personnalités du monde de l’art « désignées en raison de leurs compétences ». Au nombre de trois, une par département, « arts plastiques », « photographie et images animées » et « arts décoratifs, design et métiers d’art », elles siègent de juin à octobre. Concernant les « arts plastiques », la commission 2021-2024 est composée de Carole Douillard, artiste, Paul Maheke, artiste, Guillaume Désanges, commissaire d’exposition, Nathalie Guiot, éditrice et collectionneuse, Florence Ostende, historienne de l’art, Marie-Ann Yemsi, commissaire, Dorith Galuz, collectionneuse, et Cédric Fauq, commissaire d’exposition. Le collège « photographie et images animées » rassemble Hannah Darabi, artiste, Philippe Bazin, artiste, Zeina Arida, directrice du Sursock Museum de Beyrouth, Nathalie Gonthier, chargée de production à la Cité des arts de La Réunion, Christoph Wiesner, directeur des Rencontres d’Arles, Audrey Illouz, critique d’art, Magali Nachtergael, critique d’art et Carles Guerra, commissaire d’exposition. Enfin, le collège « arts décoratifs, design et métiers d’art » est représenté par Constance Guisset, artiste, Mathieu Peyroulet-Ghilini, designer, Gaëlle Gabillet, designer (studio GGSV), Joël Riff, chargé des expositions de la Fondation Moly-Sabata, Stanislas Colodiet, directeur du Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques (CIRVA), Alexandre Quoi, responsable scientifique du musée de Saint-Étienne, Isabelle de Ponfilly, directrice de Vitra, et Chantal Prod’hom, directrice du Musée de design et d’arts appliqués contemporains (MUDAC) à Lausanne.
Il est à noter qu’en 2023, le Cnap déménageant ses locaux, a remplacé la cession d’acquisition dans ce dernier domaine par un appel à candidatures pour la commande « Créer un vase » qui, de nature différente des acquisitions, ne sera pas abordée dans ce texte.
4. Ce qui en fait la plus ancienne institution vouée à l’art contemporain en France, dans le sens où il acquiert depuis la fin du xviiie siècle des œuvres réalisées par les artistes de son époque – et non dans le sens de l’art contemporain strictement actuel. Dans les collections, se trouvent par exemple des œuvres du xixe siècle achetées au xixe siècle…
5. Un site permet de suivre le mouvement des œuvres en prêt, en France et à l’étranger :
https://www.navigart.fr/fnac/movements/map
Head image : Dominique Gonzalez-Foerster, La planète close, 2021. Tapisserie, 300 x 400 cm. Courtesy Albarrán Bourdais.
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