Narrations poétiques et ouvrières – Adélaïde de Wilfrid Almendra
Frac : Plateau perspectives
25.06 – 30.10.2022
Commissariat de Muriel Enjalran
Fræme, Friche Belle de Mai : Tour Panorama
24.06 – 16.10.2022
Commissariat de Sofia Lemos
Issue d’un partenariat avec Fræme et le Frac PACA, « Adelaïde »regroupe deux expositions de Wilfrid Almendra à Marseille et compose un paysage minéral autour des classes paysannes et ouvrières, du travail, de l’échange et de la rencontre. Sous le commissariat de Muriel Enjalran au Frac, elle s’insère dans le projet artistique et culturel Faire société et accompagne les expositions d’Ângela Ferreira, Ramiro Guerreiro et Apichatpong Weerasethakul. À la Friche, trônant sur le toit terrasse, elle est curatée par Sofia Lemos.
« Adelaïde » s’élabore entre deux espaces, le Panorama à la Friche la Belle de Mai et le plateau perspectives du Frac. Wilfrid Almendra titre son exposition en référence à sa tante, figure familiale qui vit du troc de ses productions et s’engage dans sa communauté, dans le village de Casario au Portugal. Là-bas, l’artiste franco-portugais a instauré un lieu de vie comme projet liant art et quotidien, tentant de s’émanciper des modalités habituelles du commerce : cultivant fruits et vignes, il instaure une économie alternative, basée sur l’échange et l’accueil d’amis artistes qui participent à la restauration de la maison et à la vie locale.
Les deux expositions prolongent à Marseille cette initiative axée sur l’économie, le social, le politique et l’environnement, faisant entrer dans le milieu de l’art un monde industriel et populaire. Hommages à la construction et aux jardins ouvriers, jonchées d’œuvres qui connotent l’usure, la fatigue, la fragilité et parfois la sensualité, les deux expositions s’élaborent en miroir. Selon des lignes fortes, s’opèrent une tension perpétuelle entre ombre et lumière, une instabilité des matériaux et un jeu de fragmentation et de recomposition d’une histoire de l’art et de l’architecture liée à un environnement local. Bleus, jaunes et ocres, couleurs méditerranéennes par excellence, composent un espace en évolution, au gré des heures du jour, grâce aux différents éléments de transparence disposés face aux baies vitrées ou accolés au mur.
Le territoire marseillais où prennent place les expositions symbolise d’une certaine manière deux étapes de l’évolution des milieux populaires en ville, une question essentielle pour l’artiste. La Belle de Mai, représentative des chocs post-industriels, est un quartier qui s’est très vite paupérisé après la fermeture des manufactures de tabac, dans les années 1990, jusqu’à devenir un des quartiers les plus pauvres d’Europe. Aujourd’hui néanmoins, l’implantation de structures culturelles, comme la Friche, favorise l’installation, certes au compte-gouttes, de petites classes moyennes. Le quartier de la Joliette, au sein duquel le FRAC est implanté, porte l’histoire d’une volonté d’urbanisation plus bourgeoise, via l’aménagement d’habitations de style haussmannien dans l’ancienne rue Impériale, aujourd’hui rue de la République. Cela dans le but d’attirer les populations riches, près du quartier des Docks, aux bâtiments plus populaires, liés à la main d’œuvre des activités portuaires. Cette new-build gentrification de longue date autour de la Joliette et les multiples tentatives de peupler son côté centre se sont traduites récemment par la tentative manquée de créer un pôle artistique pérenne, parrainé par ANF Immobilier, accueillant dans la rue du Chevalier Roze différents centres, galeries et ateliers d’artiste (dont le précédent atelier de Wilfrid Almendra). Le quartier mêle alors à ces installations un relatif vide de certains immeubles et un turn-over.
Entrelaçant histoires familiale et collective, présentant un milieu populaire perçu depuis l’intime qui donne à voir le récit plus large du prolétariat, Wilfrid Almendra défend dans ses installations et ses sculptures une vision d’un monde de l’art comme partie prenante du monde du travail. Il s’agit de repenser les modalités de production et de consommation, de s’interroger directement sur la base matérielle de la société. Le travail manuel est honoré à travers des sculptures hyperréalistes en fonte d’aluminium, plaçant le public dans une attitude de questionnement infini et ludique, qui, comme par métonymie, évoquent différent·es travailleur·euses invisibles, de l’entourage ou de la famille de l’artiste. Elles sont désignées par différents prénoms : tour à tour se rencontrent une paire de claquettes titrée Teresa (2022) en référence à une femme de ménage, des baskets maculées de peinture nommées Nick (2020) en lien avec un ami artiste ou Antonio (2022), des gants de travail. Ce prénom est celui d’un comparse ferrailleur de l’artiste, qui le fournit en métaux. Seule pièce en double, le bonnet, Carlos, se retrouve au Frac et à la Friche, et renvoie subtilement au père du sculpteur.
Conscient des crises sociales et écologiques actuelles, l’artiste élabore une œuvre basée sur une économie circulaire prônant échanges, dons et recyclage. Le cuivre a une place importante dans cette démarche : matière première autrefois accessible, son cours atteint aujourd’hui un record sans précédent du fait de l’inflation, de la forte demande de ce métal dans la construction ou de facteurs sociaux liés aux conditions de travail dans les mines. L’artiste le rachète auprès de revendeurs pour créer la majorité des pièces présentées au panorama de la Friche.
Certains objets issus de la récupération racontent l’histoire d’une rencontre, d’une négociation avec l’ancien propriétaire. Par exemple, Martyr (2020) est une superposition de surfaces de différents matériaux (bois, acier, verre, plaques de polyester…) dont la charpente est une pièce de travail héritée de l’ancien atelier de confection des quartiers Nord de Marseille, où l’artiste a installé son atelier et un espace d’exposition, La Rose. Le « martyr » est une planche placée entre une pièce à découper et le plan de travail, pour protéger celui-ci : elle garde ainsi dans sa matérialité les traces d’une histoire passée et témoigne d’un usage ouvrier que l’artiste conserve et célèbre, en en faisant une œuvre maîtresse de l’exposition de la Friche. Agencée tel un paravent face à la baie vitrée de la salle, elle offre une variation de couleurs poétique tout en obstruant paradoxalement la vue sur la ville. Au Frac, c’est un bidon de fioul qui est réutilisé dans l’installation Sing and cry little bird (2022), choisi pour ses teintes ocres et référant, comme contenant, à une des énergies les plus polluantes. Le bidon fait aussi signe aux jardins ouvriers et paysans auxquels rend hommage l’artiste : interdites à la construction depuis cet été, les chaudières à fioul sont le plus utilisées dans les campagnes et leur approvisionnement devient difficile. Le prix du fioul étant subordonné à celui du pétrole, il subit des taxes importantes pour inciter à utiliser davantage les énergies renouvelables. Véritable ready-made, ce bidon, contenant symbolique et mémoriel à la fois, témoigne des difficultés éprouvées par les classes les plus populaires.
Cette mémoire de l’objet se fait évidente à la Friche, où l’espace d’exposition est recouvert de gravats : ceux-ci frottent, s’effritent et se remodèlent au fur et à mesure que le public les foule. Ce tapis de fortune, constitué de matériaux altérés, est empreint d’une idée de destruction/reconstruction dans laquelle le résidu reprend vie, se métamorphose. Les pièces sont aussi créatrices de narration et de tension, qui se dévoilent notamment à travers le paradoxe entre le sujet représenté, les matériaux utilisés et la mise en scène. C’est le cas des limaces en fonte d’aluminium (Slugs, 2022 au Frac), d’un bleu intense, dont la peinture lapis-lazuli connote un certain prestige et fait écho à la crête du paon perché sur son jerrican de fioul (Sing and cry little bird, 2022). Pourtant symbole de beauté et ornement classique dans les Beaux-Arts, celui-ci est, au contraire, dénué de couleurs, mis à nu, peut-être même anéanti à force d’être élevé en masse. Ses plumes ne sont qu’apparats qui reprennent leurs couleurs à la Friche, en association avec le cuivre. Son exotisation jusqu’à la perte résonne alors avec les problèmes écologiques actuels.
Déclenchant tantôt une flânerie poétique autour d’objets liées aux travailleur·euses et aux invisibles, tantôt une pensée mémorielle ou une vision plus politisée, les potentiels symboliques d’« Adelaïde »se découvrent au gré de la déambulation. En utilisant le vocabulaire du chantier, avec les blocs de roche, les tôles, les gravats ou le flocage des colonnes, l’artiste explore une scénographie ouvrière, où s’insinuent le détail et une structure forte, où chaque élément fait système. Ce sont dès lors les subjectivités multiples qui activeront l’exposition et qui concrétiseront les axes possibles d’interprétation que Wilfrid Almendra tend à son·sa visiteur·euse.
Head Image : Wilfrid Almandra, vue de l’exposition Adélaïde au FRAC PACA, 2022
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