L’in situ de Benoît-Marie Moriceau
Ou comment en finir avec le contexte
La lente conquête de l’espace qui a suivi l’assomption du white cube comme point culminant du processus d’autonomisation de l’œuvre d’art pourrait constituer à elle seule une histoire parallèle de l’art au xxe siècle. Suite au retournement qui, selon Brian O’Doherty1, a figé le contexte de monstration en ses positions académiques, le développement récent de l’in situ procède d’une déconstruction des bases qui ont contribué à sacraliser l’œuvre d’art, au risque même d’en saper les privilèges. Qu’est-ce que l’in situ sinon une manière de poursuivre cette déconstruction ? L’in situ de Benoît-Marie Moriceau va bien au delà d’un in situ « classique » qui se contenterait de se colleter mollement au white cube, plutôt que de s’attaquer à ses soubassements. Son travail se situe dans ce mouvement d’entropie qui tend à balayer les limites dans lesquelles s’était maintenue l’œuvre d’art malgré les coups de boutoir que lui avait assénés le Land Art. Ses œuvres poursuivent cette lente dévoration de l’espace : il ne s’agit pas tant d’une course au gigantisme que d’un grignotage régulier des structures architecturales, juridiques, sociales et psychologiques qui maintiennent l’œuvre à sa « juste » place.
Une des œuvres les plus emblématiques de l’artiste est celle qu’il a réalisée à Rennes à 40mcube : Psycho a consisté à repeindre intégralement d’un noir mat – non pas du sol au plafond mais du piétement à l’antenne en passant par les murs, les fenêtres et le toit – l’hôtel particulier qui abritait alors la galerie. Cette œuvre s’attaque à plusieurs points contextuels névralgiques : Psycho est un anti white cube littéral et symbolique dont l’espace intérieur, impénétrable, interdit la déambulation des spectateurs. C’est une œuvre close sur elle-même, repoussante, aveugle. Psycho oppose à la fonctionnalité quasi mystique du white cube celle du dispositif cinématographique. Le recours à ce dernier lui permet de surpasser la prégnance de la fameuse cellule blanche en lui opposant un mythe tout aussi puissant, celui du 7e art. Mais se pose ensuite le problème de la perception de l’œuvre : cette dernière n’est finalement que très peu visible, à l’instar de l’héroïne absente du thriller hitchcockien dont on attendra tout au long du film une apparition qui n’aura jamais lieu. Il en est de même ici : il est nécessaire de s’élever dans les airs pour pouvoir la contempler dans son entier et s’affranchir du contexte. Ce faisant, on change d’échelle : il est désormais moins question de frontalité, de citation, d’autonomie – toute ces références qui culminent dans une vision moderniste tardive de l’œuvre – que de discussions d’un autre ordre. L’œuvre participe d’un autre paradigme qui la fait dialoguer avec des éléments paysagers, urbains, se confronter à des « problèmes de voisinage », à des incompréhensions citoyennes.
Une autre manière d’affronter le contexte est de tenter de le détruire, du moins symboliquement : lorsqu’il a exposé à la galerie Mélanie Rio2, Moriceau présentait un morceau de charpente contaminé par ce redoutable parasite qu’est la mérule. L’artiste avait mis en scène la présence du champignon – seulement visible via les manifestations de son activité, soit des iridescences du plus bel effet – sous l’aspect d’un vivarium mimant une expérience de laboratoire (celle de la destruction in vivo des murs de la galerie ?). S’il reprenait les codes de présentation de l’œuvre à l’intérieur d’une galerie, son contenu rendait l’idée même d’une acceptation desdites règles quasiment impensable. En surjouant cette codification par un doublement du dispositif de visionnage, l’artiste fictionnalise la destruction des murs de la galerie, de même qu’il rend impossible une appréhension inoffensive de cette pièce ingérable. Dans Cutter Crusher3 récemment présentée à Tripode, on retrouve cette fiction d’une destruction de l’enveloppe architecturale : un crusher est une pince métallique destinée à découper le béton armé, ou plus exactement à le déchirer. Sa ressemblance avec une pince de crabe géante accentue le côté organique de la pièce qui la fait ressembler à un fossile géant moitié animal, moitié mécanique préfigurant une espèce de devenir hybride des espèces. Au-delà de l’appartenance aux codes de la science-fiction dont on retrouve les thèmes privilégiés de l’anachronisme et de la disparition du vivant (que l’on peut également mettre en regard avec Roof Garden, autre œuvre de Benoît-Marie Moriceau qui renvoie à une obsession très présente dans la littérature et le cinéma contemporains, celle du shelter4 et de la menace apocalyptique), c’est encore une fois un symbole de destruction qui est présenté à travers le récit de la survivance de cette monstruosité surgie du futur. Toutes ces pièces partagent un même attrait pour l’ellipse, la science-fiction et une dramaturgie silencieuse. Le contexte est absorbé par le récit lacunaire et repoussé vers une improbable actualisation.
Un autre œuvre de Benoît-Marie Moriceau pourrait compléter magistralement cette liste de travaux in situ : Scaling Housing Unit5 propose de s’attaquer à l’un des fleurons de l’architecture moderniste, la Maison Radieuse de Rezé, un des opus majeurs du Corbusier. Ce projet consiste en l’investissement du pignon nord — aveugle — par des tentes ultra-légères, de celles qui permettent aux alpinistes de se reposer en pleine ascension d’une paroi abrupte. Reprenant le code couleur du bâtiment – rouge, jaune, vert, bleu – l’artiste envisage de « planter » les abris sur la façade, jouant sur la possibilité de transformer ce mur gigantesque en une cimaise démesurée, de même qu’il entend mettre les habitats de toile et de tube en regard de la pesanteur et de la solidité extrême du béton. Ce faisant, Benoît-Marie Moriceau nous convie à un véritable aller-retour entre deux paradigmes architecturaux, l’un chargé de représentations sociales liées au modernisme, l’autre renvoyant au monde de l’exploit sportif et de l’éphémérité. Cette œuvre permettrait de revisiter l’utopie corbuséenne typique du haut modernisme en la confrontant à la société du divertissement souvent associée à la postmodernité ; avec cette dernière il n’est plus question de retournement du white cube et de suprématie du contexte mais bien d’un enfouissement de ces concepts dans une autre dimension…
1 « La dimension sacramentelle de cet espace se révèle alors clairement, et avec elle l’une des grandes lois projectives du modernisme : à mesure que le modernisme vieillit, le contexte devient le contenu. En un singulier retournement, c’est l’objet introduit dans la galerie qui “encadre” ses lois. » Brian 0’Doherty, White cube, l’espace de la galerie et son idéologie, Lectures maison rouge / jrp|ringier, p. 36.
2 Serpula Lacrymans, œuvre produite pour l’exposition Casser la baraque, galerie Mélanie Rio, Nantes, du 23 septembre au 13 novembre 2011.
3 Cutter Crusher (Forward Compatibilty), exposition à Tripode, Rezé, du 5 au 28 janvier 2012.
4 Voirnotamment les excellents films Take shelter de Jeff Nichols ou La route de John Hillcoat, tiré du livre éponyme de Cormac McCarthy.
5 Scaling Housing Unit, 2011. Projet d’installation sur le pignon aveugle de la Maison Radieuse, Rezé.
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- Du même auteur : Jack Warne, Yan Tomaszewski, Alun Williams, Ben Thorp Brown, Mircea Cantor,
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