Laura Henno
Peindre la vie contemporaine : des communautés marginales aux stratégies de résistance et de survie
De l’archipel des Comores à la Californie, de la Réunion à la Finlande, du nord de la France à Rome, Laura Henno développe une esthétique a priori documentaire qui transcende les codes du genre et élabore une recherche profondément éthique sur les vies marginales, isolées ou périphériques. Récemment, la photographe et cinéaste a obtenu le prix SAM pour l’art contemporain, soit une dotation de 20 000 € ainsi qu’une exposition au Palais de Tokyo prévue pour 2021. Le projet récompensé s’intitule N’Dzuani, désignant Anjouan en Shindzuani. Il s’agira alors de croiser les modes de vie et les déplacements de différents jeunes, comoriens ou mahorais, déjà rencontrés : Patron, qui apparaît dans le court-métrage Koropa (2016), Smogi, dans Djo (2018) ou les « Boucheman », clandestins vivants dans les hauteurs de Mayotte, que l’artiste suit depuis quelques années et qui figurent dans la série Ge ouryao ! Pourquoi t’as peur ! (2018). Cristallisant une recherche effectuée sur la durée, le projet incarne les thématiques que travaille, et qui travaillent, Laura Henno depuis plus d’une décennie et à travers lesquelles les récits de vie rencontrent la grande histoire.
Lorsqu’elle étudie l’adolescence, dans ses fragilités, ses inquiétudes et son expressivité, notamment dans la série Land’s End (2001-2009), Laura Henno a recours à la mise en scène et au « casting sauvage » : au gré de ses rencontres, elle choisit des jeunes, selon leur allure, leur physique, leur énergie, dans la perspective de les faire poser selon un processus de l’attente, jusqu’à la prise de vue qui correspondrait à l’énergie imaginée par l’artiste. Puis, à la suite d’une résidence dans un centre médico-psychologique pour adolescents à Dunkerque, la photographe a expérimenté une autre manière de procéder, en partant des récits des jeunes, de leur singularité, de leurs angoisses, de leurs pathologies et de leur rapport au corps. Cette perspective se prolonge et s’installe durablement dans le travail mené à la Réunion, restitué notamment dans La Cinquième Île (2009-2012), avec des adolescents mahorais et comoriens exilés.
L’œuvre de Laura Henno se développe dans une vision incarnée de la jeunesse et de l’entre-deux, à travers la figure du jeune migrant d’une part, et au sujet de communautés de fortune d’autre part. Adolescents, mineurs isolés, jeunes clandestins, squatteurs, populations dans la misère constituent les sujets privilégiés de l’artiste qui explore les notions de désappartenance, de déplacement, de marges et les stratégies de résistance et de survie qui s’y construisent. Néanmoins, loin d’une instrumentalisation ou d’une réification des personnes photographiées, chacune des œuvres est élaborée selon un principe dialogique, celui de la rencontre et de l’échange. Chaque série est le fruit d’un travail en immersion durant lequel se développe un lien avec le référent, une relation de confiance, de respect et d’hospitalité réciproque, dans le cadre d’un véritable partage du quotidien des groupes qui seront le sujet des images. En ce sens, ceux-ci acquièrent, en plus d’une visualité inhérente à la pratique photographique, la visibilité qui leur est refusée dans la société. Dès lors, ils ne relèvent plus d’une masse d’exclus, de déshérités, mais d’un ensemble d’existences et de voix plurielles qui cohabitent.
C’est le cas, par exemple, de Missing Stories (2012) qui retrace la collaboration de l’artiste avec des mineurs isolés étrangers logés à la Maison de l’Enfance de Lille. La discussion initie toute création : évacuant méfiance et inquiétude, les jeunes intéressés par le projet vont modeler l’approche esthétique, en partageant leur expérience. La démarche documentaire se teinte dès lors d’une part fictionnelle, liée aux récits recueillis. En effet, pour évaluer leur situation de mineurs non accompagnés par un responsable légal, l’administration demande aux adolescents de fournir un texte détaillé dans lequel ils doivent raconter leur parcours. À la complexité de leur condition répond la complexité de mettre en récit des expériences parfois traumatiques : il faut correspondre à des attentes tout en donnant à lire une part d’intime, entre bribes, traumas, pudeur, mensonges et zones d’ombre. Apparaît un fil narratif fragile retranscrit dans l’image et traduisant la rencontre avec ces jeunes. La photo The Story Teller est en ce sens emblématique par l’enchevêtrement d’interprétations qu’elle ouvre et la beauté formelle qu’elle dégage. Deux jeunes sont mis en scène par la photographe, l’un est face à l’objectif, le regard dans le vague, une expression de doute et d’attente, l’autre lui chuchote quelque chose à l’oreille. La composition de l’image renvoie à un travail pictural, ancrant la démarche de Laura Henno dans une recherche traversant les arts : une affiliation à la peinture baroque se distingue par le jeu contrasté d’ombres et de lumières tendant vers le clair-obscur, l’intensité des différentes nuances de bleu et la tension dramatique qui traduit le mystère autour du secret transmis par l’un des garçons. S’agit-il d’une invitation au mensonge ? Le chuchoteur joue-t-il le rôle de souffleur au sujet du récit intime à raconter ? Ou s’agit-il d’une simple confidence adolescente ? La mise en scène des protagonistes sublime les histoires et l’approche plastique génère une poétisation qui ne verse pas pour autant dans la complaisance ou la fascination sur la condition difficile d’une jeunesse exilée.
De la même manière que le parcours migratoire peut relever d’une expérience de dépossession, la situation des habitants de Slab City à laquelle Laura Henno consacre un projet en cours, constitué d’une série, Outremonde (2017-2018) et d’un film, Haven, se rapproche de l’expérience exilique. En effet, les occupants du lieu ont fait le choix d’un déplacement vers un no man’s land au sud-est de la Californie, désertique et sans accès aux services publics. Les caravanes, éventrées et rafistolées, témoignent ainsi de la même errance de cette communauté blanche pourtant sédentarisée. Le groupe, très pieux, apparu dans Below Sea Level (2008) de Gianfranco Rosi, apparaît à travers des portraits en contexte où le paysage est aussi essentiel que la personne. Dans les images, la lumière naturelle et le recours à des couleurs pastel semblent adoucir la misère et la représentation des protagonistes se nimbe d’une aura proche du sacré, rappelant l’importance de la religion dans ce campement d’où l’État est totalement absent.
En se concentrant sur une population isolée, Laura Henno souligne l’organisation d’une communauté de solidarités, enthousiasmante, vivante et créatrice. Cette vie en commun, en marge, relève d’une certaine forme de résistance, dans la recherche d’une survie en autonomie. Cette stratégie est d’ailleurs au centre de la recherche de l’artiste dans l’archipel des Comores, dans la perspective plus inquiète de la migration comme marronnage contemporain. La dialectique temporelle à l’œuvre à Slab City, dans la représentation presque utopique d’une communauté hors du monde, devient dans l’Océan Indien une relecture de l’histoire à même de saisir la complexité identitaire que sont ces territoires insulaires.
Espace post-colonial, l’archipel des Comores et la Réunion sont marqués par l’esclavagisme. Le marronnage, laissant des traces, connaît différentes réactualisations dans le contexte contemporain d’une pauvreté extrême et d’un flux migratoire constant. La figure du « nègre marron », fugitif par excellence, ressurgit dans l’idée d’exil où il peut s’agir, de la même manière, d’élaborer des stratégies pour contrer la domination et l’oppression. L’approfondissement de cette réalité multiple, entre crise et survie, rapproche le travail de Laura Henno de celui de Mohamed Bourouissa dans l’observation des espaces marginaux et des formes de résistance et de transgression qui s’y construisent[1]. Deux aspects qui semblent apriori s’opposer sont ainsi représentés : l’image du passeur adolescent dans Koropa et M’Tsamboro, et le migrant, isolé de la société, vivant dans une communauté affective où les hommes évoluent avec leurs chiens sur la plage, lieu redoublant la marginalisation qu’impliquait le contexte insulaire, notamment dans Ge ouryao ! Moins évidente à aborder que celle du clandestin, l’image des jeunes passeurs, censés prendre moins de risques auprès de la police aux frontières car mineurs, témoigne d’un enfermement dans un cycle d’exil infini : les adolescents sont comme coincés dans l’entre-deux de l’aller et du retour permanents. Le trafic généré par les déplacements de population se dévoile, contre toute attente, comme une stratégie de survie.
Tout
en insistant sur les singularités des populations, des récits, des fantasmes ou
des croyances populaires qui sont convoquées, Laura Henno extrait l’essence des
sujets auxquels elle se confronte et rappelle qu’hors de tout stéréotype
s’érigent des situations de plus en plus instables et une réalité des plus
crues. La subtilité politique fait aussi la force de ce travail : si les
images ne sont pas accompagnées d’un discours militant, leur agentivité n’en
est pas moins conséquente. Les grands formats invitent d’ailleurs, plus qu’à la
contemplation, à développer une fiction autour des images ainsi qu’une opinion sur
les situations pointées et littéralement éclairées par l’artiste.
[1] D’ailleurs, Laura Henno a participé à l’exposition « Désolé », sous le commissariat de Mohamed Bourouissa à la Galerie Édouard-Manet de Gennevilliers en 2019. L’exposition saisissait, sous diverses pratiques, une sorte de zeitgeist de notre contemporanéité en confrontant les questions de minorités et d’identités, la migration, la discrimination ou l’altérité.
Image en une : Laura Henno, Sans-titre, « Ge ouryao ! Pourquoi t’as peur ! », Mayotte, 2017-2018. C-print, 120 × 155 cm. Courtesy Galerie Les Filles du calvaire, Paris.
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