Adi Nes, L’Étranger
Ces longues années pendant lesquelles j’ai côtoyé le photographe Adi Nes et son travail m’ont amenée à penser que, de toutes ses séries d’images, ressort un élément central : la stratification.
Il y a, à la surface des œuvres d’Adi Nes, une beauté équivoque : ses photos — qui sont le produit d’une composition exigeante, très soignée et, par là, impressionnante — pleines de symboles familiers, habilement élaborées, nimbées d’une lumière précise presque parfaite, démesurées, émouvantes, sont manifestement belles. Il serait possible de simplement les apprécier. Mais si l’on gratte un peu la surface, un autre monde apparaît : inquiétant, plein d’incertitudes, dans lequel, d’un côté, ses habitants se sentent bien, tandis que leur expression craintive éveille les soupçons sur leur bien-être ; ce qui crée une identification entre celui qui observe et ceux qui sont observés.
En dépit de la flagrante « israélité » de ses œuvres — il n’y a pas de soldats comme les soldats israéliens, pas de kibboutz ni de village comme ceux qui existent en Israël, pas d’hommes comme ceux d’Israël — il y a une relation universelle possible à l’art d’Adi Nes. Cette relation provient des symboles qui irriguent ses œuvres juste sous leur surface, parce que les symboles traversent en nombre les frontières géographiques, reliant ainsi les gens de différentes cultures.
La multi-stratification de ses œuvres est parfaitement illustrée par son « garçon au cheval » (Untitled, 2008) issu de la série The Village — tout récemment exposée à Paris et New York et qui le sera prochainement à Londres — qui fait allusion au Garçon conduisant un cheval de Picasso (1906). Tandis que chez Picasso, le garçon est nu et que, de sa main droite, il semble tenir le cheval, dans la version de Nes, le garçon est habillé et se tient simplement à côté du cheval. C’est un garçon à l’air doux dont les caractères féminins et masculins sont simultanément évidents ; l’on ressent son intimité avec le cheval, qui est tout à la fois proche et détaché du garçon, ce qui semble insinuer que le gamin n’est peut-être pas dans une relation très harmonieuse à sa sexualité : là pourrait être son secret, tapi parmi les arbres du verger.
Un autre registre de strates apparaît dans le chœur (Untitled, 2009) de la même série d’images. Au premier regard, ce n’est qu’un groupe de personnes qui chantent, évoquant toutefois sans conteste le chœur du théâtre classique grec avec ses élements satiriques, comiques et tragiques. Il est difficile, si ce n’est impossible, de déceler des élements comiques ou satiriques dans l’œuvre de Nes, mais les éléments tragiques y abondent. Sous les pins, qui sont si israéliens, se tient un groupe d’hommes eux aussi très isréaliens, avec leurs moustaches et tous leurs signes masculins. Parmi eux, une seule femme, qui s’intègre à leur masculinité par son vêtement et par sa coiffure aux cheveux serrés, qui n’est pas, dans ce monde, signe de féminité. Cela ne fait aucun doute : la chanson du chœur n’est pas joyeuse. C’est exactement ce qui se passe lorsque l’on s’intéresse réellement au travail d’Adi Nes — l’on découvre ce qui se trouve sous l’image soigneusement élaborée.
Les personnages des photos de Nes dégagent toujours une certaine étrangéité, tant par rapport à l’endroit où ils sont photographiés qu’aux gens qui les entourent. Par exemple, face à l’image — et sans exclure la question de la stratification— qui met en scène un garçon coincé dans une source thermale avec deux filles et un autre garçon qui s’approche de lui, il suffit d’un rapide coup d’œil pour saisir que le garçon ne se sent pas à l’aise dans le coin où il s’est installé — ou peut-être on l’y a fait reculer ? — ni à sa place parmi ceux qui l’entourent. Mais une observation plus attentive nous amène à une conclusion possiblement différente : le regard du jeune homme est dirigé vers la fille assise nue face à lui, tandis que son attitude corporelle peut laisser supposer qu’il essaye de repousser ses avances.
À quel point ce sentiment d’étrangéité est-il habituel chez Adi Nes ? Dans un entretien publié par le New York Times1 à l’occasion de l’ouverture simultanée de ses expositions à New York, Tel Aviv et Paris, il était dit qu’il tient beaucoup à son sentiment d’étrangéité, ou peut-être le mot « outsider » définit-il plus exactement ce qu’il ressent. Certains éléments biographiques apparaissaient dans l’article : fils d’immigrés venus d’Iran ; scolarisé en marge à une époque où les gens croyaient que le sionisme sanctifiait la force et la détermination contre la vulnérabilité et la dépendance qui caractérisaient les juifs de la diaspora ; homosexuel. « Je serai toujours un étranger. Tout d’abord, parce que je suis photographe, et qu’un photographe est toujours hors de l’image. Mais l’origine de cette étrangéité remonte à l’enfance : si l’on grandit comme un étranger, l’on sera toujours un étranger. Le seul endroit qui m’en préserve est ma famille, quand je suis avec mon partenaire et nos quatre enfants. »
1 James Estrin et David Furst, « Underpinnings of Greek Tragedy in Israel », The New York Times, 17 juillet 2012.
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