Agnieszka Kurant

par Sarah Matia Pasqualetti

Agnieszka Kurant, artiste polonaise basée à New York, explore les intersections entre art et géopolitique, entre systèmes biologiques et processus géologiques, entre économie numérique et sciences sociales informatiques. En mobilisant des collaborations avec des spécialistes issus de ces différents domaines, elle crée des assemblages biologiques, géologiques et numériques en perpétuelle évolution, émergeant de systèmes complexes d’agentivités humaines et non-humaines.  

Dans sa pratique, Agnieszka Kurant met en évidence les matérialités énergétiques qui sont dissimulées derrière les technologies d’intelligence artificielle, comme la capitalisation des émotions et des affects, l’exploitation du travail invisible et les politiques extractivistes des industries minières. La production de Kurant révèle ainsi les inégalités systémiques sous-jacentes au capitalisme cognitif. 

Les œuvres produites et sélectionnées par le Mudam du Luxembourg pour l’exposition dédiée à l’artiste, « Risk Landscape » (2024-2025), montrent les points névralgiques de sa pratique : d’abord, une critique de l’individualité moderne, qui se décline chez Kurant dans l’exploration des intelligences collectives, ensuite, une remise en question des séparations ontologiques entre biologique, géologique et numérique ; enfin, une contestation des systèmes de prédiction du capitalisme de surveillance et de la linéarité du temps néolibéral.  

Agnieszka Kurant, Post-Fordite, 2019 – aujourd’hui / today. Photo : Mareike Tocha © Mudam Luxembourg.

Intelligences collectives  

Agnieszka Kurant explore la créativité en tant que phénomène collectif, défiant le mythe moderne de l’individualité de l’auteur. Ses œuvres traduisent l’idée que tout ce qui existe résulte des agentivités enchevêtrées d’intelligences collectives. Les paradigmes de l’individualisme et de l’autonomie personnelle, bien utiles à l’idéologie néolibérale, sont alors bouleversés en faveur des personnalités collectives et des subjectivités polyphoniques – c’est-à-dire plurielles et hybrides – convoquées par l’artiste. Dans sa pratique artistique, on retrouve des références aux notions d’émergence (Humberto Maturana et Francisco Varela), de plasticité (Catherine Malabou), d’intra-action (Karen Barad), de posthumain (Rosi Braidotti) ou d’écologie de l’esprit (Gregory Bateson).  

Dans ses œuvres, Kurant crée des conditions ou des paramètres afin que des formes imprévisibles puissent émerger ou se cristalliser à partir d’une multitude d’organismes. Pour créer les sculptures de la série A.A.I. (2014-2017), l’artiste mobilise par exemple l’organisation sociale des colonies de termites. Des empreintes négatives en zinc, coulées dans des habitats abandonnés, révèlent la spécificité et la complexité des systèmes internes de ces colonies, composées par des milliers de spécimens. L’œuvre interroge la notion d’auteur individuel, mais aussi le rôle des travailleur·euses inconscient·es – qu’iels soient termites ou humain·es – dans un système exploitant l’intelligence collective pour générer du profit. Le titre fait justement référence à l’Artificial Artificial Intelligence, concept introduit pour décrire l’emploi des milliers de travailleur·euses fantômes par des plateformes de crowdsourcing.  

En effet, les algorithmes d’apprentissage automatique sont des intelligences collectives basées sur la surveillance des empreintes numériques, qui impliquent à la fois l’exploitation (du travail inconscient et du travail fantôme) et la participation volontaire de millions de personnes afin de capturer, quantifier et monétiser la valeur du capital social. La peinture Conversions (débutée en 2019) traite de ces questions en établissant un lien entre les changements sociaux et les mutations physiques de la matérialité moléculaire. Kurant utilise des IA afin de récolter les empreintes numériques des émotions humaines exprimées sur les réseaux sociaux, en relation à des mouvements de protestation. En reliant ces IA aux cristaux liquides sur la surface de la toile, l’œuvre transforme l’énergie sociale en énergie thermique et électrique, modifiant ainsi les formes et les couleurs de cette peinture abstraite futuriste en perpétuelle évolution. Incarnant à la fois l’énergie collective des foules et l’impact des dynamiques numériques sur le réel, l’œuvre interroge l’exploitation à l’échelle planétaire des empreintes numériques et les implications de la société algorithmique, où même les protestations sont récoltées et converties en valeur économique.  

Agnieszka Kurant, Chemical Garden (détail), 2021– aujourd’hui / today. Photo : Mareike Tocha © Mudam Luxembourg.

Organismes bio-géo-numériques et minéraux anthropiques 

Les œuvres d’Agnieszka Kurant explorent des nouvelles formes de vie spéculative où le biologique, le numérique et le géologique se mêlent, redéfinissant les relations entre technologie et nature. 

Par exemple, Alien Internet (2023) est un organisme cybernétique composée de ferrofluide, une substance magnétique noire inventée par la NASA en 1963. Suspendue dans un champ électromagnétique, sa forme se modifie en réponse aux données collectées par des systèmes de surveillance mondiale sur les comportements de milliers d’animaux équipés de capteurs. Inspirée par des concepts tels que le Wood Wide Web – les réseaux souterrains d’échange d’information entre les arbres – et l’Internet animal, cette œuvre interroge l’intégration des espèces non humaines dans les systèmes de surveillance de l’économie numérique. Kurant met ici en lumière l’exploitation inconsciente des organismes vivants en tant que travailleur·euses fantômes du capitalisme tardif, en remettant en question les implications éthiques et écologiques de la collecte des données de la vie non humaine.  

Un autre organisme en évolution est celui de l’installation Chemical Garden (débutée en 2021), où des sels métalliques tels que le cuivre, le cobalt, le manganèse, le chrome ou le nickel se cristallisent dans une solution de silicate de sodium. Ces métaux, présents sur terre avant l’apparition de la vie organique, se trouvent aujourd’hui dans les ordinateurs ou les téléphones portables. L’œuvre dénonce donc l’exploitation de la main-d’œuvre nécessaire à la fabrication technologique dans les mines du Sud global, ainsi que l’extractivisme des ressources naturelles menaçant des écosystèmes. Mais elle ouvre aussi la réflexion autour de la vie inorganique : dans cet aquarium, les réactions chimiques produisent des structures qui poussent et se décomposent au cours de quelques mois, et qui rappellent les formations naturelles des organismes vivants ou des plantes. En soulignant les proximités et les ressemblances profondes entre le minéral, l’organique et le technologique, l’œuvre s’oppose à ce qu’Elizabeth Povinelli appelle « l’imaginaire du carbone », c’est-à-dire l’idée qu’il existe une distinction naturelle et fondamentale entre la vie (bios) et la non-vie (geos). En défaisant la dichotomie bios-geos, ainsi que celle entre le naturel et l’artificiel, Chemical Garden renoue avec les recherches de l’artiste autour des nouveaux minéraux et des matériaux anthropogéniques (tels que le plastiglomérat ou la trinitite). 

Post-Fordite (2019-2023) et Sentimentite (2023) s’inscrivent dans cette réflexion de l’artiste sur les formations hybrides issues des interactions entre activités humaines et processus géologiques. La fordite, ou agate de Détroit, est un matériau né de l’accumulation et de la fossilisation des couches de peinture automobile sur les chaînes de production d’usines aujourd’hui fermées. Ces fragments, polis par l’artiste, deviennent des artefacts de mémoire industrielle, des traces tangibles des goûts changeants en matière de couleurs de voitures (des rouges et jaunes des années 1960 aux tons métallisés des années 1980). Ils témoignent donc d’une géologie des goûts, mais aussi d’une géologie du travail, avec la transformation de l’exploitation visible des corps ouvriers dans les usines vers les modalités d’exploitation immatérielle et numérique de l’ère post-fordiste. 

La recherche de Kurant sur la géologie spéculative se poursuit avec Sentimentite (2022), un minéral fictionnel explorant la matérialisation des émotions et des dynamiques sociales en tant que monnaie du futur. Ce projet hybride, à la fois numérique et matériel, utilise des objets ayant servi de monnaie informelle ou alternative à travers l’histoire – coquillages, os, plaques de sel, cigarettes, tabac, piles lithium, lessive en poudre, dents d’animaux, livres… – réduits en microparticules et moulés en fragments minéraux. Tous ces objets physiques font contrepoids à l’actuelle dématérialisation du travail et de l’argent, alors que le titre de l’œuvre nous rappelle que ce sont nos émotions et nos sentiments, exprimés sous forme d’empreintes numériques, qui sont devenus la nouvelle monnaie du capitalisme de plateforme. Les formes de chacune des cent œuvres qui composent la série sont générées en effet par des algorithmes d’analyse des sentiments qui traduisent des millions de messages publiés sur les réseaux sociaux en réponse à des moments clés de l’histoire récente, comme le Printemps arabe, le Brexit, la catastrophe de Fukushima, ou encore les blocages liés à la pandémie de covid-19. 

Agnieszka Kurant, Lottocracy, 2024. Fabrication : Smart Play. Collaboration à la conception / Collaboration on design : Krzysztof Pyda. Production Mudam Luxembourg. Courtesy of the artist. Vue de l’exposition / Exhibition view Agnieszka Kurant, « Risk Landscape », 07.06.2024 – 05.01.2025, Mudam Luxembourg. Photo : Mareike Tocha © Mudam Luxembourg.

Récits spéculatifs sur l’avenir 

Agnieszka Kurant interroge dans ses œuvres l’obsession contemporaine pour la prédiction algorithmique des risques et l’élimination des erreurs, qui caractérisent le capitalisme cognitif. L’analyse prédictive et les stratégies de gestion des risques monétisent l’avenir et convertissent le futur en une matière première exploitable. Lottocracy (2024) est une œuvre qui interroge les notions de hasard et de gouvernance dans ce contexte de l’économie spéculative. Cette machine de loterie tire au sort des boules qui révèlent des statistiques improbables, mais bien réelles, comme le risque de décès par attaque de requin, la probabilité de faire un rêve qui se réalise ou la possibilité qu’un·e artiste ne perçoive aucun revenu de son travail. Le titre de l’œuvre fait référence au concept politique de « lottocratie », visant à remplacer les élections parlementaires par un tirage au sort. Tout en jouant sur le hasard et le ludique, l’œuvre invite à une réflexion profonde sur l’inégalité structurelle que génère la gestion des risques à des fins de profit.  

Les œuvres de Kurant nous montrent l’horreur d’un monde sans erreurs visant la marchandisation du futur. Elles dévoilent aussi qu’aucun algorithme – et, par conséquent, aucune donnée qu’il peut produire – n’est neutre, car Internet est un lieu largement privatisé. D’autre part, elles soulignent le fait que l’évolution, la créativité artistique et les découvertes scientifiques sont souvent le fruit d’erreurs ou de mutations imprévisibles et que ces accidents ne peuvent être entièrement calculés. L’idée néolibérale d’un monde parfaitement contrôlable, où les marges d’erreur sont réduites à zéro, apparaît alors comme une dystopie technologique. Comme montré dans Risk Management (2020), une carte retraçant mille ans de phénomènes collectifs inexplicables à travers le monde, les erreurs systémiques sont irréductibles dans les systèmes complexes et vivants. Le titre, emprunté aux stratégies financières de minimisation des risques, contraste ironiquement avec le contenu de l’œuvre qui répertorie des événements, tels que des épidémies de rire, des délires collectifs, des paniques liées aux astéroïdes et des observations d’ovnis. Comment prévoir ces phénomènes irrationnels alors que leur propagation échappe aux prédictions algorithmiques ?  

Installées au Luxembourg, lieu iconique de l’économie spéculative et des fictions financières, les œuvres de Kurant ont une résonance particulière. Pour accéder au pavillon du Mudam qui accueille l’exposition de l’artiste, on franchit une passerelle vitrée donnant sur les restes des anciens remparts Vauban et les ruines du fort Thüngen ; passé et contemporanéité se mélangent dans l’architecture de Ieoh Ming Pei. Ici, l’installation Future (Invention) (2024) propose des traductions du mot « futur » en quatorze langues (dont l’aymara, le maori, le darija, le malgache ou le yopno) qui conçoivent spatialement l’avenir de manière radicalement différente de la vision linéaire et progressiste occidentale, où le futur est envisagé devant nous. Pour d’autres cultures, l’avenir peut se trouver derrière, en dessous ou au-dessus, traduisant des perspectives où présent, passé et futur sont enchevêtrés. En intégrant ces différentes conceptions, Kurant prouve que notre compréhension du temps est un outil puissant pour reconfigurer les récits dominants.  

En effet, les processus bio-géo-technologiques de l’artiste témoignent d’évolutions qui ne suivent jamais un chemin prévisible. Radicalement relationnelles, ses œuvres semblent suggérer que la création de l’avenir est une question collective, et qu’il nous revient de produire des récits alternatifs afin de construire des mondes à venir bien différents de ceux proposés par les prévisions spéculatives du capitalisme tardif. 

Agnieszka Kurant, Alien Internet, 2023. Coproduction Mudam Luxembourg et Kunstverein Hannover. Photo : Mathias Völzke | Courtesy du Kunstverein Hannover.

Head image : Vue de l’exposition / Exhibition view Agnieszka Kurant, Risk Landscape, 07.06.2024 – 05.01.2025, Mudam Luxembourg. Photo : Mareike Tocha © Mudam Luxembourg.


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