Ai Weiwei
La célébrité en partage solidaire
Suite à un article critique paru dans l’hebdomadaire allemand Die Zeit au mois de septembre dernier, Ai Weiwei a mis en place à notre grande surprise un protocole de validation des articles faisant usage de reproductions de ses œuvres. Le studio d’Ai Weiwei a pris connaissance de l’article qui suit et ne l’a pas approuvé, interdisant la reproduction des œuvres prévues pour l’illustrer. Les emplacements des reproductions ont été opacifiés en conséquence.
Le 1er février dernier, une image d’Ai Weiwei se propage de manière virale sur le web, accompagnée des louanges des uns, saluant courage, engagement et solidarité, ou des protestations des autres, criant au scandale, au cynisme et à la récupération. Ai Weiwei, une fois de plus, attire la lumière sur lui en rebondissant sur l’actualité, mais semblerait pour certains avoir cette fois-ci dépassé les limites de l’acceptable en se mettant en scène dans la posture de l’enfant syrien mort échoué sur une plage de Turquie et dont l’image originale diffusée fin août dernier avait déclenché une vague d’émotion sans précédent. Quelques jours auparavant, l’artiste publiait sur son compte Instagram une série de selfies avec Paris Hilton réalisés lors de l’inauguration de son exposition au grand magasin du Bon Marché à Paris, « Air de jeux ». D’une part, l’artiste réalise sur Lesbos, où il vient d’installer son atelier, sa photographie polémique présentée comme un hommage au destin tragique des réfugiés et, d’autre part, il répond à l’invitation du temple du luxe parisien par un projet ludique et séduisant de cerfs-volants de papier ; d’un côté, sa pratique s’apparente à un engagement activiste, d’un autre, elle semble relever d’un art de cour pour milliardaires.
Y aurait-il dès lors deux Ai Weiwei, l’artiste producteur de biens recyclés dans l’ordre du marché tournant le dos au dissident, critique du système politique autoritaire chinois ou son avatar de la démocratie libérale, l’activiste dénonçant l’incurie des politiques devant les grands enjeux sociétaux du présent ? Y a-t-il un grand écart ou les deux dimensions fusionnent-elles en œuvre ? Et, finalement, de quoi Ai Weiwei est-il le symptôme ?
Le travail d’Ai Weiwei s’inscrit dans un héritage duchampien revendiqué mais dont il entend pervertir la beauté d’indifférence : les nombreux éléments ready-made utilisés renvoient toujours à une histoire précise dont le meilleur exemple est la série de fers à béton présentés dans différentes installations ces dernières années. Entre ready-made et minimalisme, ces pièces s’avèrent constituées d’éléments extraits par l’artiste des décombres du tremblement de terre du Sichuan qui a fait des milliers de morts – notamment des enfants – en raison du non-respect des normes antisismiques de construction, en particulier dans les écoles. Dénonçant la corruption des autorités publiques, Ai Weiwei entend rendre ainsi un hommage appuyé aux victimes. Cette démarche artistique croisant dimension critique et proposition plastique est programmatique de l’œuvre d’Ai Weiwei et on la retrouve dans nombre de ses réalisations. Ainsi, dans Coloured Vases (2006), la série de vases de la Dynastie Han qu’il recouvre de peinture époxy, l’artiste détruit la valeur patrimoniale des objets en les faisant rentrer dans le système de l’art contemporain, à l’image de la civilisation chinoise contemporaine qui s’offre aux capitaux (domestiques ou étrangers) et procède pour cela à une table rase totale de son patrimoine ancien sacrifié sur l’autel de la croissance économique au profit d’un maquillage culturel de surface. Un geste iconoclaste encore plus appuyé dans le cadre d’une performance réalisée en 1995, Dropping a Han Dynastie Urn, lors de laquelle il détruit des vases de la dynastie du même nom en les jetant au sol. Le geste de destruction fait écho à celle qui a cours à grande échelle en Chine et pour laquelle il pointe la responsabilité des politiques complices du système de rattrapage capitaliste chinois et de son principe d’aliénation culturelle (certains vases des séries récentes sont recouverts du logo Coca-cola, pour ceux qui n’auraient pas compris le message). De même, ses grands arbres reconstitués à partir de morceaux de bois dépareillés provenant de régions chinoises écologiquement dévastées veulent être une critique du massacre de la nature tel qu’il est pratiqué aujourd’hui en Chine. Mais le dissident politique est-il pour autant un artiste subversif dans le régime des signes ?
Study of Perspective (1995-2003) nous éclaire sur ce point : l’on y voit le majeur d’Ai Weiwei désignant à la manière d’un doigt d’honneur des édifices symboles de pouvoir. Ai Weiwei se pose ici sans équivoque en contestataire des institutions : la perspective comme principe d’organisation normatif hérité de l’histoire de l’art et de l’architecture occidentale est singée par l’artiste qui la retourne dans un geste de défi à l’autorité. À travers elle, c’est le pouvoir de celui qui contrôle la représentation et les images qu’il entend dénoncer : dans l’empire des signes, il semble vouloir jouer les sémiologues critiques. Y a-t-il pourtant lieu de voir ici autre chose que le geste d’un adolescent révolté ? Dans le registre plastique, le potentiel subversif déchargé ici, trahi par une littéralité qui laisse perplexe, est assez pauvre et bien éloigné de la radicalité des engagements de l’artiste dans le domaine politique. De même, ses vases repeints à l’époxy, ses barres métalliques ou ses arbres se réfèrent clairement à une histoire de l’art occidental récente : Pop Art, Minimalisme, Arte Povera, la liste de ces références pourrait être ici allongée. Ai Weiwei entend systématiquement retourner celles-ci en outils critiques visant à dénoncer les drames écologiques en cours, la corruption des politiques ou, plus largement, la perversion capitaliste de la culture chinoise. Mais le réinvestissement politique du minimalisme, la perversion pop de la haute culture ou encore la politisation de la nature sont des stratégies qui ont largement été éprouvées au cours des décennies précédentes et Ai Weiwei ne se distingue ici qu’en faisant feu de tout bois sans réintroduire de véritable analyse des jeux de pouvoir à l’œuvre dans le cadre même des images, des œuvres ou de la représentation. Pourtant, avec ses différents projets, l’artiste connaît un succès commercial et public considérable ainsi qu’une fortune critique remarquable au point qu’Art Review le classe au 1er rang de sa Power Art List en 2011 (au 2ème rang en 2015). Se pourrait-il alors que la prégnance de son œuvre soit plus liée à la force de sa biographie qu’à la pertinence de propositions plastiques relativement peu novatrices ?
Invariablement, Ai Weiwei est présenté comme « artiste et dissident » ou encore « artiste dissident » dans les chroniques qui lui sont consacrées, qu’elles soient artistiques ou généralistes. Il dispose par ailleurs d’un pédigree dans ce domaine : son père était le grand poète chinois Ai Qing qui fut prisonnier politique de 1961 à 1978. Ai Weiwei a, quant à lui, fait l’objet d’une arrestation puis d’une détention de trois mois au printemps 2011 suivies d’une interdiction de quitter le territoire levée en juillet 2015. Également blessé à la tête par la police secrète en 2009, il a été opéré lors de son séjour à Munich, réalisant de nombreuses images de ses blessures pour les poster sur Instagram. Utilisant les éléments de sa biographie et médiatisant avec brio son quotidien, il fournit à ses exégètes numériques la matière hagiographique nécessaire à sa mythification en temps réel. À compter de son arrestation en 2011, il met en place une stratégie dialectique de l’apparition et de la disparition garantissant son omniprésence dans les médias. N’a-t-on jamais autant entendu parler d’Ai Weiwei qu’au printemps 2011, alors qu’il avait disparu dans les geôles du gouvernement chinois ? Autant à la Biennale de Venise qu’au journal de 20 heures une seule question faisait alors bruisser la sphère artistico-médiatique : où est Ai Weiwei ? Ou plutôt : Where is Ai Weiwei comme le demandait l’inscription sur la façade de sa galerie berlinoise, une question en forme d’affirmation car dépourvue de point d’interrogation, comportant de ce fait sa réponse dans la question : Ai Weiwei is Where, Ai Weiwei est où, il est partout. Et, aujourd’hui, il ressurgit à toute heure et en tout lieu par la grâce ubiquitaire de son compte Instagram. Fort d’une biographie valant à la fois label de dissidence et matière à récit suscitant l’intérêt médiatique, l’artiste fait aujourd’hui irruption dans le champ d’une actualité qu’il n’a pas lui-même générée, en l’occurrence celle des réfugiés.
En septembre 2015, il organise avec Anish Kapoor dans les rues de Londres « une marche de compassion, comme si on se rendait à l’atelier. Paisible, calme, créative. […] Un acte de solidarité » pour reprendre la déclaration de l’artiste indo-britannique[1]. Où l’on voit les deux stars de l’art contemporain, ceintes chacune d’une couverture de déménagement façon Mahatma Gandhi, partageant la peine des réfugiés dans une conversation à visée (ré-)créative : un événement qui attire plus l’attention des médias sur les vedettes de l’art que sur celles en train de sombrer en mer Egée. Alors Ai Weiwei pousse sa démarche solidaire plus avant en installant début janvier son atelier sur l’île de Lesbos. Mais n’est-ce pas tant ici pour faire des selfies avec les réfugiés et en alimenter son fil d’actualité Instagram que pour les aider ? Dans le jeu duplice de son intervention, il apporte le concours de sa célébrité à la cause des réfugiés tout en détournant la lumière des caméras vers lui, inventant le partage solidaire de la célébrité et le commerce équitable des images dont le gilet de sauvetage et la couverture de survie pourraient être les labels de qualité. Directement du producteur au consommateur, l’artiste ramène ses trophées au cœur de l’usine de distribution des images, la Berlinale : il recouvre de gilets de sauvetage les propylées (qui renvoient à la Grèce…) du Konzerthaus de Berlin, le lieu de la soirée de Gala du festival de cinéma berlinois, et demande à tous les people invités de se voiler d’une couverture de survie. Dans la communion de la projection des images, il sauve le radeau hollywoodien d’une noyade dans le divertissement inégalitaire en invitant les hôtes au partage solidaire de la détresse et en garantissant une zone de consommation équitable des images labellisée par le matériel normatif du kit de survie du réfugié fair trade.
Ai Weiwei joue également d’une superposition entre sa biographie d’artiste dissident réfugié en Europe et l’épopée des réfugiés du Proche-Orient, brouillant par ailleurs métaphoriquement la figure de l’artiste avec celle du réfugié. Aussi, quand il se met en scène en lieu et place de l’enfant syrien mort noyé, Ai Weiwei nous dit ni plus ni moins : « je suis Aylan Kurdi », à la fois figure sacrificielle et icône médiatique. En instrumentalisant l’actualité, l’activiste reprend la posture de l’artiste qui voudrait se situer au-delà du bien et du mal et de toute question morale : il réinvestit un classique de l’histoire de l’art moderne où l’artiste se représente au milieu du champ de bataille faisant des turpitudes du réel une métaphore de ses combats, déclenchant au passage l’inévitable scandale qui rejaillit sur lui en potentiel de célébrité. Derrière l’utilisation qu’Ai Weiwei fait de l’actualité, ou plus précisément de l’événement dans toute sa violence, et sa transformation en simple image jetée dans le flot d’autres images à consommer, on voit pointer la figure tutélaire d’Andy Warhol. Aussi n’est-on pas surpris de trouver dans les archives de sa période new-yorkaise une photo de lui posant devant un portrait du père du Pop Art dont il imite l’attitude (At the Museum of Modern Art, photographie en N&B, 1987). Dans ce contexte, l’irruption de Paris Hilton, icône frelatée des réseaux sociaux, pourrait trouver sa pertinence dans le nivellement généralisé digne du Pop Art auquel se réfère l’artiste et qui fait se télescoper vedettes glamour et tragédies du quotidien. Aux sérigraphies du Pop Art, Ai Weiwei substitue son fil d’images Instagram et remplace les icônes Pop par leurs rejetons 2.0, non plus l’actrice Marylin Monroe mais la celebrity entrepreneur Paris Hilton, non plus l’accident d’avion ou la chaise électrique mais le réfugié noyé. Et avec Instagram, le quart d’heure de célébrité auquel chacun peut prétendre se dilue dans la démocratie des réseaux sociaux pour devenir autocélébration permanente. Ai Weiwei crée donc ici les conditions Pop 2.0 de son autocélébration permanente, articulant l’activisme communicationnel de la démocratie libérale à la mystique avariée du glamour numérique.
Dans cette perspective de nivellement généralisé, la réponse favorable de l’artiste à l’invitation du Bon Marché à réaliser une exposition ne doit finalement pas tant surprendre. Toutefois, la note d’intention du grand magasin prête à sourire pour qui s’intéresse aux dérives de la sémantique : « Pendant le mois du Blanc, Le Bon Marché Rive Gauche donne carte blanche à Ai Weiwei. » Une redondance du blanc qui pousse à se demander qui blanchit qui ici : est-ce la puissance invitante qui donne carte blanche à l’artiste ou ce dernier qui offre son blanc-seing à la stratégie de communication du plus grand groupe de luxe international, le Bon Marché faisant partie du groupe LVMH ? Quand en parallèle Ai Weiwei fait fermer avec éclat deux expositions dans des institutions publiques du Danemark au prétexte que ce pays vient de voter des lois iniques contre les réfugiés, on s’interroge sur la nature sélective de ses engagements et dénonciations. S’il s’insurge sans hésiter contre la mise en danger de nos démocraties par leurs institutions mêmes, peut-il faire allégeance au grand capital sans en interroger le rôle social au sein même de la démocratie ? Au même moment sort le documentaire Merci patron ! qui dénonce justement le coût social corollaire de la constitution de l’empire du luxe. Une autre hypothèse de travail sur la question de l’engagement et du militantisme qui permet de relativiser la pratique de l’artiste dissident.
Dans un contexte marchand qui assigne plus que jamais les œuvres d’art au rang de produit de luxe ultime pour collectionneurs avides de colifichets garantissant leur appartenance à une élite internationale, l’irruption d’Ai Weiwei dans le champ de l’actualité tient de l’aubaine pour un milieu de l’art en mal d’ancrage dans le réel et de caution morale.
Art Review ne justifie-t-elle pas le classement d’Ai Weiwei dans le peloton de tête de sa Power Art List pour cette raison même : « artiste et activiste social important car il reconnecte l’art avec des enjeux sociaux et des valeurs culturelles » ? La figure du dissident chinois présente les caractéristiques d’un art engagé qui tient lieu d’antidote à un marché de l’art qui ne semble valoriser tautologiquement les produits artistiques que pour leur valeur faciale et non pour un hypothétique contenu. En d’autres termes, les œuvres d’Ai Weiwei produisent de la bonne conscience sur un marché, dans des institutions et auprès du public individualiste de la démocratie libérale. La figure quasiment christique de l’artiste dévoilant ses stigmates, emprisonné pour la liberté d’expression et d’information partage sa célébrité avec les réfugiés et rehausse la dimension militante de ses œuvres d’une profondeur sacrificielle. Ce faisant, il renforce le brouillage croissant entre sa vie et son œuvre dont Instagram est le meilleur témoin et peut-être son œuvre la plus intéressante. Le label de dissidence qui imprègne ses pièces offre au regardeur occidental une production qui renouerait avec la conception moderne de l’artiste en rupture de ban, rejetant les canons académiques et faisant scandale. Mais derrière un activisme ambigu dans le cadre duquel l’artiste se pose en vigile de la démocratie, Ai Weiwei institue l’artiste en auto-entrepreneur de sa célébrité, soumis aux lois du marché et bradant ses engagements dans la performance d’un reality show solidaire.
[1] The Guardian, 17 septembre 2015.
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