Anne Le Troter

par Camille Velluet

Dans sa dernière série de travaux présentés pour la première fois à la galerie frank elbaz, Anne Le Troter renoue avec une pratique d’installation sonore et d’écriture qu’on lui connaît, de même qu’elle prolonge une enquête approfondie sur le corps, quel qu’il soit. À la fois performance, installation, vinyle(1), Le Corps Living Room décrit le désir, ou même la nécessité, de se lover dans la voix des autres, mais aussi de déserter, de se réfugier dans une forêt aux allures domestiques, de faire de cet écosystème « une cabine d’enregistrement végétal », de faire chœur et corps avec elle, de croiser à nouveau le chemin des Pornoplantes(2), de respirer, peut-être.

Anne Le Troter, Pornoplante (Chapitre 2/3), 2023.
Vue de l’exposition « Les Pornoplantes », Galerie frank elbaz. Photo Claire Dorn.

Porter la voix des autres

Au cours d’une première résidence en 2020 à la Villa Kujoyama, Anne Le Troter ressent l’envie de fabriquer des vêtements qui, à la manière des cartes musicales des années 1990, contiendraient en leur sein la parole d’êtres qui lui sont cher·es. Cette chorale de voix, portée à même la peau, s’apparente à une enveloppe polyphonique à l’origine de la performance – présentée notamment à la Ménagerie de verre – qui accompagne l’installation Le Corps Living Room. Objet de soin et de réconfort, la pièce relève en premier lieu d’une expérience intime, vécue au gré des paroles prononcées, dont les vibrations sont ressenties dans le corps de celui qui revêt cette veste. Conçue comme une « exposition-excroissance » que l’on emporte avec soi, cette parure prothétique témoigne d’une étude menée depuis plusieurs années par Anne Le Troter sur la physicalité du son. Le travail de l’artiste vise ainsi à rendre palpable le caractère conductible d’une onde sonore, et peut aussi faire écho à la structure en étain qui envahissait sinueusement le sol de Bétonsalon, lors de son exposition personnelle en 2022(3). Forme fluide diffusant aux quatre coins de la salle les propos des personnes enregistrées, celle-ci laissait également entrevoir une autre façon de propager et d’appréhender physiquement le médium sonore. La réflexion qui infuse l’œuvre d’Anne Le Troter passe aussi par un mobilier qu’elle crée pour favoriser les conditions de l’écoute. Le leitmotiv des assises, faites de câbles XLR tressés que l’on retrouve dans nombre de ses installations passées, offre, à celles et ceux qu’elle appelle les « écoutant·es »,la possibilité de rendre tangible ce qu’ils et elles entendent. Cette volonté de donner littéralement à toucher le son se manifeste à travers cet habit acoustique dans lequel le corps de l’artiste devient le réceptacle et le support de la voix des autres. 

Les parlantes et les parlants 

Comme elle se plaît à le dire, Anne Le Troter écrit pour des voix. Ses textes sont pensés pour être dits, incarnés, le plus souvent à plusieurs. Bien qu’on ne puisse pas mettre de visage sur ces parlant·es, il s’agit cependant pour l’artiste de donner corps à un ensemble d’individus. Les enquêteurs téléphoniques, les artistes ASMR, les personnes contraintes de s’excuser publiquement sont autant de groupes hybrides rattachés ou non au monde du travail dont elle a pu collecter la parole au fil de ses différents projets, lors d’enquêtes sur les procédés et usages linguistiques dont usent différentes catégories socioculturelles. Dans ses travaux, elle s’attache souvent à nommer et, par là même, à rendre audibles ces corps collectifs anonymisés. Avec un intérêt particulier pour la question du soin, de la santé et des passerelles possibles entre milieux artistique et médical, Anne Le Troter a notamment mené diverses recherches sur les prothésistes dentaires, une base de donneurs de sperme, mais aussi sur des artistes ayant participé à des avancées médicales notoires. Celles et ceux qu’elle baptise les« volontaires » – dont les artistes William Brockedon, inventeur du comprimé et Louise Hervieu, à l’origine du carnet de santé – se font également les représentant·es de la condition des travailleurs et des travailleuses de l’art. On retrouve d’ailleurs certaines de ces voix et de ces thématiques chères à Anne Le Troter dans Le Corps Living Room, nouvelle pièce sonore dans laquelle émerge une réflexion sur le labeur et le rendement.

Anne Le Troter, Pornoplante, 2022, dessin.
Photo : Anne Le Troter

Un appartement-forêt à construire 

Pour s’émanciper radicalement du studio d’enregistrement – lieu par essence contraignant –, Anne Le Troter fait le choix de partir dans la forêt avec une petite équipe pour réaliser la prise de son en plein air du Corps Living Room. Grinçante et désespérée, la pièce sonore diffusée au cœur de la galerie frank elbaz a pour ambition première de rejouer un extrait d’Antic Meet (1958), chorégraphie imaginée par Merce Cunningham, qui mettait en scène une danseuse dont le corps se faisait chaise et espace de repos pour celui des autres. À leur tour, les protagonistes de la pièce d’Anne Le Troter racontent comment leurs corps se changent lentement en mobilier dans cette forêt domestique. Les mots fusent dans une sorte d’exutoire jubilatoire à mesure que les membres semblent se raidir, réduits à des objets de consommation utilisables à merci. Chaises, tables de pique-nique ou jouet du chien sont autant de statuts enviables pour ces personnes qui évoluent dans une société inondée d’injonctions capitalistes. Le plaisir quasi sexuel à se changer en table basse semble résider dans un équilibre déconcertant entre l’effort physique douloureux et le repos mental absolu. Figé·es dans une forme de régression qui n’en est pas une, les parlantes et les parlants expriment ironiquement leur désir de servilité : « Qui n’aime pas être porté·e, déplacé·e, traîné·e comme du mobilier ? je rêve qu’on m’bouge, qu’on m’interchange, qu’on m’essuie à l’éponge(4). » Le sentiment d’aliénation qui se dégage de cette pièce sonore, laquelle aborde la question de la retraite, de l’économie, de la solitude ou du travail, n’est pas sans faire écho aux normes du langage que l’artiste s’est souvent employée à étudier et subvertir dans ses montages audio. Si l’analyse d’une langue ultra-codifiée a été le moyen pour Anne Le Troter de souligner sa dimension autoritaire, dans Le Corps Living Room, elle sert de défouloir collectif, de zone de résistance ; et devenir chaise constitue dès lors un acte de désobéissance pour « s’extraire » de la société. 

Aller baiser avec la flore

Ce salon humain, qui prend temporairement place au milieu des bois, s’ancre dans le territoire des Pornoplantes. Explorée sur trois chapitres récités par Anne Le Troter à la manière d’une comptine pour enfant, cette entité (mi-personnage, mi-pratique sexuelle) voit le jour au cours d’une résidence de l’artiste à la Bergerie nationale de Rambouillet, première institution française à avoir mis en place la reproduction contrôlée des animaux. Dans cette pièce sonore, rappelant naturellement Le Corps Living Room par son écriture, l’artiste raconte à la première personne l’histoire d’un être dont le sexe tombe et repousse selon les saisons. Affichant un ton vulgaire, voire parfois obscène, le récit des pornoplantes figure un monde où l’on entrerait en communication avec le végétal, jusqu’à entretenir des relations de séduction ou bien charnelles avec celui-ci. L’univers d’Anne Le Troter « dé-hiérarchise » ainsi les relations interespèces, en inventant un territoire dans lequel humain·es, objets et végétaux cohabitent. Malgré une prose pleine d’humour, une certaine violence plane dans ses œuvres. Des allusions font référence à une sexualité sadomasochiste aux incantations proférées en chœur lorsqu’il s’agit de tenir coûte que coûte la position : « Teste ma résistance, mets-toi bien, et surtout écrase les choses qui sont toujours en dessous de toi(5). » L’imaginaire d’Anne Le Troter peut se révéler aussi bien cruellement drôle que clairement désabusé.

Anne Le Troter, Vue de l’exposition, Les volontaires, pigments-médicaments, 2022,
Bétonsalon – centre d’art et de recherche, Paris © Antonin Horquin.

Une géographie de la parole

Les pièces d’Anne Le Troter sont comme de mauvaises herbes qui poussent, débordent et prolifèrent à la manière d’éléments organiques. Dans un rapport de filiation, ses travaux s’élaborent en corpus tentaculaires qui germent les uns sur les autres, comme par contamination. 

Dans ses derniers projets, il est moins question d’analyser les mécanismes liés au langage que d’un intérêt formel pour la langue elle-même. L’écriture, plus que la parole collectée, y tient une place prédominante et le texte, qui dégouline dans nos oreilles sous la forme d’un torrent verbal, délivre un message troublant, à la fois trivial, caustique et désillusionné. Un tournant s’est, semble-t-il, opéré jusque dans le mode de production du Corps Living Room né de conversations avec les végétaux, de feuilles devenues micros et de bruits parasites liés à l’extérieur, témoignant d’une envie certaine de s’exiler pour un temps dans la forêt, « maintenant que l’expérience très intime quoique impersonnelle de la respiration a gagné une dimension de toute évidence politique(6) ». 

Dans l’atelier d’Anne Le Troter, il n’y a rien. Pourtant, c’est sa capacité à rendre palpable un objet sonore autant qu’à rendre visible l’assujettissement des corps par le biais du langage qui fait la matière de sa pratique artistique. Par la profusion des mots qui nous assaillent, dans un décor le plus souvent volontairement minimal, Anne Le Troter ménage un espace pour que retentisse la parole d’un corps multiple – individuel ou générique. Dans un recours constamment renouvelé à la forme orale, elle s’entête à convoquer, avaler, projeter et s’habiller de la voix des autres. 

Anne Le Troter, Pornoplante (Chapitre 2/3), 2023 (détail). Installation sonore, 12 minutes. Câbles audio, haut-parleurs, lecteur audio, gaines, boite en acier peinte, moquette javelisée.
90 x 202 x 50 cm.
Photo: Claire Dorn

1 Anne Le Troter, Le Corps Living Room, vinyl, LP, Paris, DUUU, 2024 (à paraître)
2 Installation sonore en plusieurs chapitres réalisée en 2021. 
3 Anne Le Troter, « Les volontaires, pigments-médicaments », Paris, Bétonsalon, 18.2-23.4.2022
4 Le Corps Living Room, 2023, installation sonore, 30 minutes. 
5 Le Corps Living Room, 2023, installation sonore, 30 minutes. 
6 Marielle Macé, Respire, Paris, Verdier, p. 4.

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Head image : Anne Le Troter, Vue de la performance Même pas de mots dans l’installation « Parler de loin ou bien se taire », pièce sonore, 20 min. Installation, matériaux divers, dimensions variables. Production Le Grand Café –centre d’art contemporain, Saint-Nazaire et Nasher Sculpture Center (US), Collection Centre Pompidou / Copyright : Hervé Veronese

  • Publié dans le numéro : 107
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