Béatrice Balcou
Portrait de l’artiste en coureur de fond : lenteur, silence et sensualité
La pratique artistique que Béatrice Balcou déploie depuis plusieurs années a mis au centre le regard attentif qu’elle porte aux œuvres d’autres artistes et aux gestes inlassablement répétés d’autres acteurs des mondes de l’art1. Dans l’exposition qui n’a duré qu’une seule journée au Frac Franche-Comté intitulée « Chaque Chose en Son Temps2 », elle a choisi l’interlude entre deux expositions temporaires pour occuper l’ensemble des espaces du Frac et présenter des œuvres qui partageaient ses préoccupations concernant les notions de temps et de travail. « Chaque chose en son temps » incluait des œuvres d’elle et aussi de Manon de Boer, Carole Douillard, Mark Geffriaud, Laura Lamiel et Marie Lund, mais incorporait également de manière discrète le travail de montage en cours de la prochaine exposition en laissant visible tous les éléments (socles en train d’être peint, œuvres en cours de déballage, etc.) qui sont habituellement cachés au public. Dans cette exposition dont elle ne se réclamait pas particulièrement curatrice mais qu’elle considérait plutôt comme faisant partie intégrante de sa démarche artistique, Béatrice Balcou présentait Untitled Performance #2 (2012) consistant en une seule activité réalisée pendant toute la durée de l’exposition : pendant quatre heures elle emballait et déballait trois planches envisagées comme substituts d’œuvres d’art. Placées sur des tréteaux, leurs coins protégés par de la mousse, ces planches et l’ensemble des gestes mis en œuvre faisaient référence à une procédure habituelle et quotidienne du monde muséal. Néanmoins, l’artiste les exécute ici avec une précision chorégraphiée et une élégance exercée, les répétant en boucle de sorte que, pour les spectateurs comme pour elle, cette action délicatement rythmée acquiert une qualité méditative.
Formée à une pratique de la performance dans le contexte du post-diplôme EX.E.R.CE dirigé par Mathilde Monnier et Xavier Le Roy au Centre National Chorégraphique de Montpellier, inspirée par le rituel d’origine japonaise de la cérémonie du thé et par sa propre pratique des arts martiaux, Béatrice Balcou a peu à peu mis en œuvre un ensemble de protocoles intitulés Untitled Ceremony. Pour ces cérémonies, elle choisit de travailler autour d’une œuvre d’art unique dont elle n’est pas l’auteur. Invitée dans différentes situations d’exposition à Quimper3, à Liège4 ou à Louvain5, elle a développé un dispositif de recherche lui permettant d’éprouver des liens entre l’institution au sein de laquelle elle poursuit son projet et les musées et autres collections vers lesquels elle se tourne pour trouver l’œuvre sur laquelle sa performance va se fonder. Toute sa réflexion et son énergie sont engagées dans le souhait de dédier un temps et une attention particulière à une œuvre, ce qu’elle matérialise en produisant une forme de réplique de l’œuvre choisie. Cette réplique, qu’elle désigne comme une œuvre « placebo », est entièrement conçue en bois, et lui permet, ainsi qu’à d’autres interprètes formés par elle, de s’exercer en amont de la performance publique. L’œuvre placebo n’est pas uniquement un accessoire de répétition, Béatrice Balcou lui confère un statut d’œuvre à part entière, lui donnant une place propre dans le contexte de l’exposition. Cette œuvre est ainsi donnée à voir différemment selon les situations d’exposition, dans une proximité plus ou moins grande avec l’œuvre originale au centre de la performance.
Lors de son exposition personnelle au Casino Luxembourg, intitulée « Walk in Beauty6 », Béatrice Balcou a proposé de travailler avec Vitrine (film 3) (2008) de Bojan Sarcevic présente au sein de la collection du Mudam à Luxembourg. L’exposition était construite autour de la relation entre l’œuvre placebo réalisée par Béatrice Balcou et l’œuvre de Sarcevic dont seule la vitrine était laissée visible au public, le reste des éléments originaux – en cuivre, bois, Perspex®, papier et verre – étant conservés à l’abri des regards dans leurs caisses de transport. Deux fois par semaine hors des horaires d’ouverture habituels du centre d’art, la performance donnait l’œuvre à voir dans sa totalité au public.
Au fur et à mesure du développement des cérémonies, les œuvres placebo semblent avoir acquis une importance grandissante, s’émancipant de leur relation à l’œuvre originale. Lors de sa participation à l’exposition collective « Un-Scene III7 » au Wiels à Bruxelles, Béatrice Balcou réunit ainsi pour la première fois un ensemble composé de quatre œuvres placebo sous le titre des Apostrophes Silencieuses (2015)8. Réunies de nouveau dans l’exposition «Architropismes9» aux Moulins de Paillard, ces œuvres constituent une étrange communauté au-delà des différences historiques et esthétiques des œuvres originales. Elles apparaissent comme des figures fantomatiques, réminiscences d’autres expériences esthétiques. Si leur forme fait directement écho aux œuvres auxquelles elles se réfèrent, le bois, seul matériau dont elles sont faites, leur confère une ressemblance qui exige du spectateur d’exercer une attention particulière, le regard étant comme absorbé et ralenti par l’absence de couleurs. Il semble fondamental de considérer avec complexité la manière dont différents niveaux de perception sont sollicités par ces œuvres. Dans le titre choisi par Béatrice Balcou, la dimension visuelle des œuvres placebo caractérisée par la neutralité du bois trouve son contrepoint dans une dimension sonore évoquée par la référence au silence. La lenteur et la durée, qualités essentielles des performances de Béatrice Balcou, se prolongent et se complètent dans le neutre et le silence mis en avant par les œuvres placebo.
Se confrontant de manière répétée à la question de la réplique, Béatrice Balcou introduit néanmoins différentiation et transformation au cœur de sa pratique. Si l’écart qui sépare l’œuvre originale de l’œuvre placebo se manifeste par le choix de toujours réaliser la réplique en bois quels que soient les matériaux de l’œuvre reproduite, chaque œuvre placebo remet autrement en jeu la relation entre ressemblance, différence, original et copie. En 2015, le Frac Franche-Comté acquiert Untitled Ceremony #7 (2015), performance à ce jour non réalisée d’après Cars Non Finito (2010) de Nina Beier. L’œuvre de Nina Beier est un bloc de bois que l’artiste a commencé à sculpter mais qu’elle a volontairement laissé inachevé, se laissant la possibilité – clause inscrite au contrat – d’intervenir de nouveau sur la sculpture après son introduction dans la collection. Ce choix induit Béatrice Balcou à produire une œuvre placebo dont la ressemblance avec l’originale est très forte mais éphémère. L’enjeu de la ressemblance apparaît dès lors comme entièrement secondaire vis à vis d’un autre enjeu, plus essentiel, celui de l’affinité conceptuelle et du désir de produire la possibilité d’un échange et d’une conversation entre les œuvres et les pratiques.
Lorsque Florence Cheval invite Béatrice Balcou à exposer au côté de Kazuko Miyamoto, la curatrice envisage des affinités entre les pratiques des deux artistes par-delà les différences de contexte et d’époque10. Béatrice Balcou a alors exploré l’œuvre de Kazuko Miyamoto, rencontré l’artiste à New York, et participé à l’installation de certaines de ses œuvres et expositions, se plongeant dans l’histoire de ce travail et investissant ses méthodes et ses techniques, comme le feraient un assistant ou un conservateur de musée. Au fil de ses recherches, Béatrice Balcou a dressé une liste de neuf pièces de Miyamoto qui avaient été abîmées, détruites, qui avaient disparu ou qui n’avaient simplement pas reçu un intérêt critique de la part des curateurs. Elle a alors produit The K. Miyamoto Boxes (2016), neuf œuvres placebo accompagnées de neuf boîtes, également en bois, qui permettent de transporter, de conserver et de présenter les œuvres dans le contexte de l’exposition. Seules trois pièces étaient exposées hors de leurs boîtes en même temps : Béatrice Balcou invitait régulièrement une personne à les ranger et à en sortir d’autres, partageant avec ces invités un moment privilégié autour du travail dont les visiteurs de l’exposition pouvaient être les témoins éventuels. À chaque œuvre placebo laissée découverte était associé un court texte issu d’une retranscription des récits de Kazuko Miyamoto à Béatrice Balcou au sujet des pièces choisies. L’exposition articulait également d’autres œuvres de chacune des artistes telles que Hatbox (enclosed) (1975) de Kazuko Miyamoto, une boîte en bois contenant six volumes hexagonaux identiques et trente-six volumes triangulaires identiques en plâtre recouvert de peinture dorée, dispersés à proximité des K. Miyamoto Boxes. Éclairées par une lumière naturelle dont les variations donnaient l’impression d’autant de métamorphoses des œuvres, ces œuvres étaient mises en relation dans l’espace soulignant les affinités formelles entre les approches des deux artistes. Pour cette exposition, Béatrice Balcou a également conçu des œuvres qui ont une fonction de support : Nine Stools for an exhibition space (2016) est une série de tabourets en bois et métal dispersés dans l’espace d’exposition afin de proposer aux visiteurs une multiplicité de points de vue et la possibilité de s’asseoir pour prendre le temps d’observer les œuvres. Walls for K. Miyamoto (2016) est une structure en bois constituée deux murs démontables, formant un angle et permettant de présenter Illusion of Trail Dinosaur (1979) de Miyamoto. Cette volonté de proposer un support offre une autre clé essentielle pour envisager le travail de Béatrice Balcou : cette dernière s’inscrit dans une relation de dépendance et de dette envers les visiteurs, l’institution et les autres artistes. Ses œuvres s’inscrivent dans ces relations complexes de dialogue et d’échange dont elles se nourrissent et qu’elles contribuent à transformer, défendant une approche humble et généreuse de l’art.
1 L’expression « les mondes de l’art » est empruntée à l’ouvrage éponyme du sociologue Howard S. Becker (Les Mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988). Il me semble pertinent de considérer l’existence de multiples mondes de l’art dont les relations sont poreuses et permettent d’envisager différentes formes d’interaction.
2« Chaque Chose en Son Temps », FRAC Franche-Comté, Besançon, samedi 7 septembre 2013.
3 « Luxe, calme et volupté », Project room, Le Quartier, Quimper, du 31 janvier au 16 février 2014. Commissariat : Keren Detton.
4 Les 12, 13 et 19 décembre 2013, dans le cadre des résidences RAVI, tour de la Brasserie Haecht 251 Nord, Liège. D’autres cérémonies se sont déroulées à Bruxelles à l’occasion par exemple des expositions au Wiels en 2015 et à l’Iselp en 2016.
5 Untitled Ceremony #04, performance, 50’, M Museum, Louvain (Playground festival) Belgique, 2014. Performeurs : Béatrice Balcou, Agnese Negrini. Avec l’œuvre Bain de Lumière (1998) d’Ann Veronica Janssens (Cera collection, M Museum, Louvain, Belgique).
6 « Walk in Beauty », Casino Luxembourg, du 14 juillet au 7 septembre 2014.
7 Réunissant treize artistes émergents belges ou vivant en Belgique, « Un-Scene III » a eu lieu du 30 mai au 9 août 2015 au Wiels à Bruxelles. Commissariat : Zoë Gray et Devrim Bayar.
8 Avec les œuvres Paysage placebo, bois, 106,8 x 89 cm, 2015 (d’après une œuvre de Theophile Narcisse Chauvel) ; Vitrine (film 3) placebo, bois et papier, 187 x 125 x 80 cm, 2014 (d’après une œuvre de Bojan Šarčević) ; Bain de lumière placebo, bois, 128 x 40 x 40 cm, 2014 (d’après une œuvre d’Ann Veronica Janssens) ; Children’s trolley (I Had Trouble in Getting to Solla Sollew) placebo, bois, 42 x 43 x 21 cm, 2015 (d’après une œuvre de Rodney Graham).
9 « Architropismes », du 9 juillet au 18 septembre 2016 aux Moulins de Paillard, Poncé sur le Loir, France. Avec Béatrice Balcou, Shqipe Gashi, Hedwig Houben, Saskia Noor van Imhoff, Pieter van der Schaaf, Tatiana Trouvé. Commissariat : Rozenn Canevet et Marlise van der Jagt.
10 Kazuko Miyamoto (née en 1942 au Japon ; vit et travaille à New York) est membre fondatrice de la A.I.R. Gallery à New York en 1972, et l’une des premières assistantes de Sol LeWitt. « Béatrice Balcou/Kazuko Miyamoto », Iselp, Bruxelles, du 21 avril au 2 juilet 2016. Commissariat : Florence Cheval.
- Publié dans le numéro : 79
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- Du même auteur : Entretien avec Jimmy Robert,
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