Béatrice Balcou
« C’est dans le sacré qu’on est à la fois le plus soi et le plus hors-de-soi. Parce qu’on se met, alors, sur le plan de la totalité. Spectacles insolites qui vous émerveillent, vous dépaysent, vous transportent et devant lesquels, pourtant plus que jamais l’on se reconnaît[1]. »
Au musée M de Louvain[2], les œuvres de Béatrice Balcou se déploient en une salle unique après la traversée, plutôt étonnante pour l’amateur d’art contemporain, de l’exposition Borman, dynastie de sculpteurs du XVIe siècle. Au confinement suranné de l’exposition de statuaire gothique tardive s’oppose l’épure d’un jardin suspendu, une capsule atemporelle dénuée d’artifices et offerte à la contemplation silencieuse. À l’inverse d’une forme de sacré transcendantal où des aspects du réel sont reproduits pour exacerber la dépendance de l’homme à un principe supérieur, le sacré de Balcou existe par lui-même.
Largement ouverte vers l’extérieur et nimbée de lumière, la salle d’exposition est bordée de grandes baies vitrées, offrant un point de vue unique sur les toits. La perspective vers les cimes de la ville belge attire dès l’entrée le regard vers une œuvre en verre transparente dans laquelle apparaît, proche et lointaine, une image de la cité flamande inversée. C’est la première fois que Balcou expose l’œuvre de l’artiste dont est inspiré le « placebo » à ses côtés. Un « placebo » est une réplique en bois d’une œuvre d’un·e autre artiste dont Balcou se sert comme support de répétition en amont des Cérémonies Sans Titre lors desquelles elle manipule l’œuvre originale, invitant le spectateur à arrêter son regard pour contempler plus longuement. En toute modestie, ici l’œuvre est désassemblée, tirant la révérence à sa prédécessrice. Le regard porté sur le duo, l’original et le « placebo », pose d’emblée les conditions de notre visite. À travers l’œuvre d’Ann Veronica Janssens, Balcou invite à un changement de paradigme et souligne la reconfiguration du monde revendiquée dans son approche singulière de l’art où règne l’impermanence de la matière. La boule en verre dont elle n’est pas l’auteure concentre un monde réduit, un écho discret également à Canned Universe de Genpei Akasegawa (1964) mise en exergue dans l’œuvre de Yuki Okumura que Béatrice Balcou manipule dans la vidéo Tôzai exposée plus loin[3]. Ce « monde flottant » (expression rappellant le style développé à l’époque Edo, lié au divertissement et à la prospérité) pourtant désarticulé dans sa reprise en bois, est le signal d’une mise en garde contre la considération hâtive d’une œuvre d’art qui n’a ni la forme ni le statut qu’on lui impose. L’artiste y montre non seulement la liberté qu’elle possède toujours sur la formule de son « placebo », applicable sans systématisme et profondément changeant comme le monde qui l’entoure, elle montre aussi le caractère infiniment autonome de sa sculpture qu’elle affirme non plus comme un outil mais bien comme une œuvre à part entière, troublant la conception traditionnelle d’une œuvre unique et originale, et toute tentative de comparaison avec l’œuvre de Janssens. La fragilité translucide du verre ne s’opposerait dès lors plus à l’opacité du bois[4] dont la délicatesse de traitement, similaire à celle de Quatre épingles pour R. Heyvaert, renverse l’idée de la densité présupposée du matériau.
À peine perceptibles, ces quatre épingles finement taillées forment la dernière des Pièces assistantes de Balcou, se donnant pour fonction de soutenir l’œuvre de René Heyvaert — artiste et architecte, né en 1929 et décédé en 1984 à Gand et à qui le musée M consacra une rétrospective en 2018. Les Pièces assistantes sont des pièces en bois qui mettent en évidence les éléments souvent invisibles servant à la présentation des œuvres d’art : dans une inextricable ambivalence entre dépendance et autonomie, absence et présence, l’une n’existe sans l’autre. Balcou pousse ici à l’extrême la forme de l’œuvre assistante — parfois jugée trop visible par rapport à l’œuvre qu’elle assiste[5]— une béquille solitaire et solidaire, dont l’efficace sobriété dénote aussi l’humour avec lequel est traitée la question du statut assigné aux œuvres d’art. La pièce assistante révèle la beauté du vide, le souvenir d’une forme dont on imaginerait l’accrochage dans l’espace, autant qu’elle questionne les codes de l’institution dont le rôle tient plutôt à masquer la bienveillance de systèmes soutenant l’appréciation d’une œuvre.
Les autres œuvres placebo — disposées plus loin à même le sol ou sur des socles gris peu élevés évoquant les formats de tatamis — rappellent quant à elles la plus vaste partition élaborée par l’artiste pour la conception des Cérémonies Sans Titre. De leur protocole à leur réalisation, les « cérémonies»mettent en évidence un partage de responsabilité et de subjectivité lié au regard porté sur l’œuvre. Durant le festival Playground 2019[6], la lente séance hypnotique incluant She falls down de Susan Collis[7], sertie de matières précieuses mais à peine perceptibles, redoublait cette question de la valeur que l’on accorde ou non à une œuvre, soulignant aussi la séduction en jeu entre le regardeur et l’œuvre.
De la même manière, la chorégraphie de gestes à micro échelle présentée dans Tôzai (2018), première cérémonie vidéo de l’artiste, nous exhorte à prendre le temps. Performée en collaboration avec Takuya Wakayama, étudiant en école de thé, la vidéoprésente un ensemble de boîtes de conserve vidées de leur contenu et dont l’étiquette est ensuite placée et scellée en leur sein selon le protocole de Genpei Akasegawa[8] dont l’œuvre est issue. La délicate assurance du geste les manipulant traite d’égal à égal chaque objet dont la diversité de leur conditionnement en tant qu’œuvres d’art (allant de l’emballage méticuleux et rigoureux avec du papier bulle à simple tissu en coton) défie leur ressemblance.
À l’encontre du principe secret des Cérémonies Sans Titre, tenues à l’écart de toute documentation photographique, Balcou propose une approche détaillée, et à découvert, des œuvres, non moins dénuée de solennité. Ici, elle écarte le rapport exclusif et temporel limité des lentes séances de déballage méthodiques des Cérémonies Sans Titre dont les présentations ont lieu dans un cadre défini pour un groupe réduit de personnes. Elle immortalise le rituel dans la répétition mécanique de l’image animée et opère une démystification de l’aura régnant autour des « cérémonies[9] » en abolissant le mystère au cœur du protocole. La manipulation, ici visible à travers l’image en mouvement, insiste enfin sur la notion de perception, déployant un spectacle insolite et une dimension sacrée du quotidien de par la trivialité de l’objet où chavire la temporalité de la performance. Tôzai ramène le corps en mouvement dans l’espace de l’exposition, tout comme Transformer (2018) appelle le visiteur non plus à attendre dans la contemplation mais à l’action discrète et sans projecteurs[10]. Inspirée des recherches de Balcou sur le bunraku, théâtre de marionnettes japonais, l’œuvre invite à une réflexion sur une potentielle synchronisation du groupe à travers la manipulation des quatre morceaux de bois de la sculpture qui, toutes assemblées, forment un corps. Poétique et bancale, la mise en mouvement de l’ensemble permet une mise à distance et le déploiement d’une dimension critique de la forme théâtrale ainsi qu’un questionnement sur le travail en groupe et la hiérarchie qu’il implique ou non. Balcou convie ici au défi de la structure figée de la tradition du bunraku dont elle détourne l’artificialisation et les codifications en laissant place à la possibilité du « pas de côté », de l’écart.
La présentation du travail de Balcou au musée M tisse des lignes de force d’une œuvre à l’autre dans un espace déjouant le plein et le vide, à l’écart de toute ambition rétrospective. Comme dans le bunraku, il n’y a « plus de fil, partant plus de métaphore, plus de Destin ; la marionnette ne singeant plus la créature, l’homme n’est plus une marionnette entre les mains de la divinité, le dedans ne commande plus le dehors[11]. » Le renversement évoqué en introduction est total, la notion de sacralité bouleversée. Débarrassée de toute binarité homme-transcendance, la proposition de l’artiste à Louvain met à mal le terme même d’ex-position, telle une présentation « en dehors » ou face à soi, en offrant plutôt une réunion zen et symbiotique de l’esprit, du corps et du monde intérieur dont émanent une intimité et une sacralité de l’ordre de l’expérience quotidienne.
« Béatrice Balcou », musée M, Louvain, 20.10.2019 – 26.01.2020
« De la Lenteur et de la Mesure », Bn Projects – Maison Grégoire, Bruxelles, 30.11. 2019 – 1.02.2020
En 2020, Béatrice Balcou participera
au programme de résidence « Accélérations » du Centre Pompidou à Paris.
Monographie à paraître chez MER. Paper Kunsthalle en co-édition avec La Ferme du Buisson et avec le soutien du CNAP.
[1] Michel Leiris, Le sacré dans le quotidien, Allia, 2016, p. 88.
[2] L’exposition s’inscrit dans la continuité de « L’Économie des apostrophes » présentée du 11.11.2018 au 10.02.2019 à La Ferme du Buisson à Noisiel. Sa présentation en Belgique où vit et travaille Béatrice Balcou est permise grâce au soutien de la bourse Connexion de l’ADAGP.
[3] Tôzai est une vidéo réalisée lors de la résidence de Béatrice Balcou à la Villa Kujoyama à Kyoto en 2018. Elle y travailla en collaboration avec Yuki Okumura, artiste japonais rencontré à Bruxelles avec qui elle collabore depuis plusieurs années. Yuki Okumura est l’auteur de Canned Multiverse (2012), manipulé dans Tôzai, réalisée à partir de l’œuvre de Genpei Akasegawa – voir note 8.
[4] L’apparition non fortuite de ce matériau rappelle les recherches actuelles de l’artiste invitée en 2019 au CIRVA, Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques, à Marseille.
[5] Comme ce fut le cas pour Quatre cales pour D de Tscharner (2017) lors de sa présentation à la galerie Levy Delval. D’un commun accord, David de Tscharner et Béatrice Balcou décidèrent d’exposer l’œuvre assistée et l’œuvre assistante séparément.
[6] Le festival Playground est une plateforme présentant chaque année en novembre une sélection d’artistes dont le travail se situe au croisement des arts visuels et de la performance. Le festival est co-produit par le musée M et STUK, House for Dance, Image and Sound, à Louvain.
[7] La Cérémonie Sans Titre #10 de Béatrice Balcou réalisée avec l’œuvre de Susan Collis ainsi que son placebo a été acquise en 2017 par le CNAP. Depuis, les trois œuvres voyagent ensemble lorsqu’une cérémonie a lieu.
[8] En 1964, Genpei Akasegawa, artiste japonais d’avant-garde crée une pièce sculpturale intitulée Canned Universe (Cosmic Can) selon le concept suivant : ouvrir une conserve de crabe, en manger le contenu, enlever l’étiquette et la fixer à l’intérieur, puis refermer la conserve. En inversant l’intérieur et l’extérieur, il parvient à conceptuellement mettre « l’univers en boîte ».
[9] Pour le rapport de Balcou à l’aura telle que définie par Walter Benjamin, voir : Daniel Blanga Gubbay, « Un espace créé par trois pas en arrière », l’Art Même n°69, 2016, p. 30-31.
[10] Dans son livre La discrétion ou l’art de disparaître, Pierre Zaoui souligne, à l’inverse de l’attente, une forme d’action comme principe fondamental d’une politique de la discrétion. Cf. p. 120.
[11] Roland Barthes, L’empire des signes, in Œuvres complètes III 1968-1971, Seuil, 2002, p. 599.
Image en une : Béatrice Balcou, Tôzai, 2018. Vue de l’exposition L’Économie des Apostrophes, La Ferme du Buisson, Noisiel. © Béatrice Balcou. Photo : Émile Ouroumov.
- Publié dans le numéro : 92
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- Du même auteur : Jill Magid au M Museum, Florence Jung, Camille Picquot, Denicolai & Provoost,
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