Benoît Maire au Frac Aquitaine

par Raphael Brunel

Perdre ses Théories

Parler du travail de Benoît Maire ne s’annonce pas une tâche évidente, tant il est marqué par une opacité amoureusement cultivée et résiste à toute tentative d’énonciation directe et objective. S’il est cité par la revue American Painters parmi les vingt artistes contemporains à suivre, son œuvre semble loin de faire consensus auprès d’une critique tour à tour dithyrambique et agacée, entretenant ainsi un état de différend permanent. Elle s’annonce, cette fois plutôt frontalement, foncièrement problématique, et cela de plusieurs manières. La première est inhérente à son approche conceptuelle : ses œuvres s’articulent en effet autour de théories largement empruntées à la philosophie. Si l’art contemporain cherche souvent à se définir par rapport à une extériorité (le cinéma, la littérature, le son…), celle qui alimente la pratique de Benoît Maire serait donc la pensée philosophique. La déconstruction derridienne, le concept de répétition chez Deleuze et Kierkegaard, la philosophie analytique de Wittgenstein ou encore les conférences de Lacan sont des références palpables qu’il manipule entre construction énigmatique et jeu de langage. Sa pratique relève en premier lieu de ses lectures, cartographie d’une pensée en évolution.

L’espace nu, 2010. Vues de l’exposition

L’espace nu, 2010. Vues de l’exposition

C’est par son hermétisme, cette « voix confuse où l’articulation fait défaut (1) », que l’œuvre de Benoît Maire est généralement reçue par des spectateurs pouvant se confronter à leur impuissance à déchiffrer les éléments épars ou la densité des discours qu’il met à leur disposition. La critique, quant à elle, l’a largement analysée à l’aune d’une pratique sous influence, où s’exprimerait « la théorie comme médium »,

et qui chercherait à « donner une forme visuelle et émotionnelle à un concept théorique (2) » à partir d’un lexique formel composé de documents et d’objets qui permettrait d’indexer la pensée tout en contournant l’écueil de l’œuvre achevée. C’est peut-être là que surgit le second aspect problématique du travail de Benoît Maire, mais considéré cette fois sous l’angle critique. Si l’ancrage référentiel dans le champ philosophique ne soulève pas de problème en soi, il est moins évident de visualiser son passage à un régime esthétique, où peut se poser la question de la « validité » des formes exprimant l’affect autour des idées. Bien évidemment, les œuvres ne peuvent se contenter d’être l’illustration littérale d’un concept existant et revendiquent leur essence subjective. Si la théorie est devenue une référence pour nombre de plasticiens contemporains depuis les années 1960 et un prisme largement sollicité par la critique pour l’analyser, Benoît Maire l’exacerbe en principe directeur : elle n’est plus seulement diffuse ou souterraine, mais comme mise au jour plastiquement. Ce surréférencement n’est pas sans susciter réactions et agacements, même si l’artiste semble soucieux d’éviter le piège de l’autosuffisance. Il y a, assez paradoxalement, une forme de démocratie dans cette « voix confuse » qui produit une certaine égalité dans sa réception, loin d’une stratégie de détournement autoréférentiel renfermant le milieu de l’art sur ses propres codes. Le fait est finalement assez simple : il manipule sa culture, liée à l’académisme, comme un style – bien qu’on puisse peut-être lui reprocher de ne pas assez jouer contre, de ne pas la piéger suffisamment.

L’espace nu, 2010. Vues de l’exposition

L’espace nu, 2010. Vues de l’exposition

Une autre hypothèse, certes un peu fantaisiste, surgit à la lecture de Perdre des théories de Vila-Matas (3), lui aussi fervent amateur d’intertextualité et de citations (parfois falsifiées). Alors qu’il se rend à un symposium sur le roman à Lyon, le double littéraire de l’auteur, reclus dans son hôtel où il a apparemment été oublié par les organisateurs, en profite pour élaborer, à partir du Rivage des Syrtes de Gracq, une théorie générale du roman reposant notamment sur l’intertextualité, la connexion avec la haute poésie, la notion de style supérieure à celle de l’intrigue. Une fois esquissée, il constate que « le seul objectif de [la] théorie de Lyon était de [le] libérer de son contenu, d’écrire, de perdre des pays, de voyager et de perdre des théories, de les perdre toutes 3 ». On pourrait alors supposer que Benoît Maire, lui aussi, énonce les théories pour mieux s’en déprendre, traitant les concepts (la cécité, la nudité, la répétition…) les uns après les autres comme pour épuiser un rapport à la théorie, qui se révélerait plus ambigu que prévu. Cela passerait également par une exagération jusqu’au-boutiste du langage universitaire dans le cadre d’œuvres comme L’Obstacle est la tautologie, où l’on ne peut s’empêcher de déceler une entreprise caricaturale ou absurde. La théorie se dissout dans la fiction et l’incarnation, à l’image de Sébastien Planchard, ce philosophe inventé, double conceptuel de l’artiste. À sa manière, il met en doute le discours et la logique, avançant la proposition d’une réification de la pensée par l’image ou l’objet ; chaque mot pouvant engendrer une forme, comme Broodthaers l’a démontré avec la poésie dans Pense-bête et Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard. Chez Maire, l’art, s’il l’emporte sur la théorie, se présente également comme l’occasion de sa réitération.

Cette évocation rapide de l’œuvre de Broodthaers nous permet d’aborder, enfin, celle de Benoît Maire non plus sous l’angle d’un travail théorique, qu’il n’est d’ailleurs jamais vraiment, mais sous celui de sa forme esthétique, dans sa production possible d’affects. Si les travaux déjà cités tentent de se confondre avec la théorie, ses pièces plus récentes semblent plus détachées, dans un rapport plus mature, moins frontal, à ce champ. La dimension cérébrale de son approche reste trop souvent le point d’entrée des critiques, suscitant une forme de perplexité, un apriori, qui éclipse les autres aspects de son développement.

L’espace nu, 2010. Vues de l’exposition

L’espace nu, 2010. Vues de l’exposition

Le principe esthétique fédérateur chez Maire est le collage, la mise en confrontation de sources existantes diverses, une appropriation d’un déjà-là dont découle la production d’une nouvelle entité formelle et conceptuelle. Cette pratique chère aux surréalistes se retrouve explicitement dans les montages visuels des séries L’Histoire de la géométrie et Tiresias ouverte. Mais elle opère également de manière moins « fusionnelle » dans Éléments pour une discussion après la fin des néons dans les expositions ou Esthétique des différends, constitués d’un regroupement de documents et d’objets hétéroclites apparemment liés souterrainement, dans une logique du fragment et de l’indice qui n’est pas sans rappeler l’étrange constellation de signes que le personnage de Cosmos de Gombrowicz s’échine à surinterpréter. Ces documents relèvent plus de la trace sensible d’un work in progress que d’une pratique d’archiviste.

Les questions de la répétition, du double, de la copie sont des notions-clés chez Benoît Maire. Interrompre Jacques Lacan prend la forme d’un re-enactment, Objet de singe ou Coin sans objet reposent sur un jeu de miroir, tandis que Lamia se présente comme la reproduction décontextualisée d’un raturage de John Keats. Son premier moyen métrage en 8 mm, L’île de la répétition n’est pas sans évoquer L’invention de Morel de Bioy Casares, où l’image de l’amour résiste à la mort grâce à une étrange machine qui la reconduit sans fi n. Sur cette île se rencontrent Keats, Kierkegaard, Chatterton, Dickinson, qui cherchent le moyen de vivre leur vie sans faire œuvre, d’exister en soi, ainsi que le personnage de Cordelia qui n’est qu’un concept, celui de la jeune fille idéale, qui ne peut être aimée qu’en idée. Derrière la densité des dialogues et le non-jeu des acteurs se dessine une réflexion sensible, presque existentialiste, sur la création, la possibilité de l’expérience réelle, l’amour ou encore le paysage romantique. Cette prose sophistiquée cache une réflexion simple et sensuelle sur le sens de la vie. Les scènes sont entrecoupées de plans sur des sculptures notamment composées de têtes antiques, qui symbolisent, comme dans Le Mépris de Godard, le sentiment des personnages, leur représentation idéale, ramenant ainsi, comme le dit l’un des personnages du film, « l’affect par la mythologie ». Parallèlement, Benoît Maire présente au Frac Aquitaine un ensemble de sculptures, sorte de collages en trois dimensions d’éléments en partie visibles dans le fi lm, autour du motif de la table comme image du socle en sculpture. Le vernissage de l’exposition n’ayant lieu qu’à son terme, ces œuvres sont en attente, inachevées et ainsi ouvertes à une manipulation intuitive, dans une esthétique générale proche de La multiplication des divisions et des coupures évoque la dualité de l’homme et l’utilisation de la statuaire antique rappelle Doppia verita de Paolini. Une sculpture est achevée une fois mise en relation avec un extrait de L’île de la répétition, prenant pour titre, comme
Le Concept de Cordelia présenté à Bâle, un passage du film, déplaçant ainsi l’objet sur le terrain de l’allégorie.
Mais dans l’attente du concept auquel elles finiront peut-être par être associées, les tables de Benoît Maire fonctionnent à vide, comme de purs objets de perception interrogeant la nature de la pratique sculpturale.

2. Magali Nachtergael, « Benoît Maire, la théorie comme médium », Art 21, hiver 2008, p. 7.

3. Enrique Vila-Matas, Perdre des théories, Christian Bourgeois Éditeur, 2010, Paris, p. 63.

L’Espace nu

exposition au Frac Aquitaine, Bordeaux du 28 mai au 18 septembre 2010

Benoît Maire vient de se voir décerner le Prix de la Fondation Ricard, ex aequo avec Isabelle Cornaro

Benoît Maire est représenté par la galerie Cortex Athletico à Bordeaux


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