Bojan Sarjevic
Bojan Šarčević
Épurée et ornementale, contemporaine et anachronique, fragile sans craindre le monumental, l’œuvre de Bojan Šarčević navigue dans des entre-deux esthétiques sans se laisser enfermer dans aucune catégorie. Employant et combinant depuis la fin des années 1990 un large éventail de médiums tels que le dessin, la sculpture, l’intervention architecturale, le collage photographique, la vidéo ou plus récemment le film 16mm, Bojan Šarčević n’a de cesse de circuler entre différentes pratiques pour en déplacer les enjeux. À travers des combinaisons de formes et de matériaux souvent inattendues, il élabore des structures ouvertes et ambigües, empruntant à différents vocabulaires formels et historiques pour inventer son propre langage autour de problématiques liées au passé, à la mémoire et à sa transmission. En témoigne sa récente exposition personnelle Only After Dark au Crédac d’Ivry (1) jouant avec une subtile indétermination d’un rapport entre sculpture et film, trace et anticipation, projection et représentation.
Réparties dans les différentes salles du centre d’art, cinq sculptures blanches de proportions et de formes différentes sont aménagées en autant de cabines de projection, laissant apparaître des projecteurs 16mm dans des niches de plexiglas transparent. Cinq pavillons évoquant des architectures modernistes à échelle domestique dont la taille suffit néanmoins à définir un espace d’accueil pour le visiteur. À la fois sculptures autonomes, supports de projection et éléments d’architecture, ils dessinent un parcours rythmé par les projections synchronisées qu’ils abritent. De pavillon en pavillon, de salle en salle, les films de la série Only After Dark d’une durée n’excédant jamais trois minutes, se déclenchent en effet les uns après les autres dans une suite de séquences dont la progression s’affranchit de toute finalité narrative.
Filmées sur des fonds neutres clairs ou sombres, ces minutieuses compositions réalisées à partir de matériaux comme le verre, le papier, le cuivre, des pierres, une branche d’arbre ou encore un morceau de viande, se succèdent comme autant d’éclats de paysages miniatures, de fragments de villes, d’architectures en ruines ou en devenir. Si les moyens mis en œuvre semblent modestes, la vision fugitive de ces sculptures sur celluloïd évoque autant les compositions de Moholy-Nagy ou les propositions constructivistes de Rodtchenko que des bouquets composés selon les règles de l’ikebana.
Accompagnés chacun d’une bande-son originale (percussions, piano, cordes, cuivres…), ces tableaux s’apparentent à des haïkus visuels et sonores, dont les éléments composent à la fois les décors et les personnages d’une action suspendue. Jeux de symétrie, de matière et de transparence, la pellicule transforme ces sculptures en une représentation évanescente, un montage abstrait élaborant son propre langage en relation au temps, à la lumière, à l’espace. De fait, si ces sculptures n’existent que le temps des films, l’harmonie des matériaux et des formes, les rapports d’échelle, les jeux de lignes et de pliages, de vides et de pleins, s’inscrivent dans la continuité des caractéristiques physiques de ses œuvres récentes en trois dimensions.
Petites sculptures en cuivre et fils colorés sur fond d’aquarelles sorties des murs tels des fragments flottants de l’ossature du bâtiment ou objets plus imposants, aux titres aussi lyriques qu’évocateurs, on retrouve dans leur aspect rétro-futuriste les questionnements de l’artiste autour du langage moderniste du début du XXe siècle et notamment de son incarnation dans le design et l’architecture. Composée de différentes strates de bois et de cuivre, Replace the Irreplaceable (2006) se présente comme un fragment quasi-organique de rampe d’escalier Art déco tandis que les courbes métalliques de Wanting without needing, Loving without leaning (2005) rappellent tout autant les armatures squelettiques d’un parking à étages que la structure ajourée du Monument à la IIIe Internationale de Tatline. Une démarche fondée sur le déplacement et la juxtaposition d’éléments hétérogènes déjà centrale dans des œuvres comme Cover Version (2001), vidéo dans laquelle un groupe de musiciens traditionnels turcs adapte des chansons de Bob Marley ou des Chemical Brothers ou plus physiquement dans World Corner (1999), fragment d’un appartement « inséré » dans un angle du lieu d’exposition qui l’accueille.
S’il est difficile de parler du travail de Bojan Šarčević sans être tenté de mentionner de larges pans de l’histoire de l’art et de l’architecture, son travail tient cependant moins d’un recours à la citation que d’une pratique du palimpseste. Sans référence directe à des formes clairement identifiables, ses sculptures apparaissent davantage comme des réceptacles de différentes strates spatio-temporelles, créant pour reprendre les termes du critique Jan Verwoert, des « espaces de latence ». Réminiscences de formes et des idéologies qui leur ont donné naissance, ses œuvres tendent à contenir sans toutefois cristalliser la mémoire d’histoires passées tout en anticipant d’hypothétiques futurs, soulignant ainsi l’ambivalence des conventions sociales et culturelles d’une époque ou d’un lieu donné.
De l’immuabilité des formes à leur transformation et à leur remise en circulation, la série de soixante-seize collages intitulée 1954 (2004) prend sa source dans un numéro du magazine d’architecture allemand Baumeister des années 1950. À partir de photos d’intérieurs d’appartements privés et de bâtiments publics alors encore inoccupés, reflets de l’idéal sociétal dans l’optimisme économique d’après-guerre, l’artiste se livre à un délicat jeu de collage, soulignant par le découpage de formes géométriques tel ou tel détail spatial ou ornemental de ces architectures. Ainsi ciselée, chaque image réunit la projection et la chute d’un idéal, jouant avec notre mémoire visuelle pour pointer le potentiel de certaines visions de l’avenir et de leur héritage. Ces chevauchements de temporalités ouvrent la voie à une réflexion critique sur les processus de mémoire, d’anticipation et de transposition des images, des objets et des architectures qui nous entourent. Si les œuvres de Bojan Šarčević semblent habitées par les fantômes des formes qui les ont précédées comme par leurs futurs possibles, leur capacité de « hantise » ne se prolonge pas seulement après l’obscurité.
Yoann Gourmel
(1) Reprise par la suite au MAMbo de Bologne sous le titre Already Vanishing.
Bojan Šarčević Only After Dark au Crédac, Ivry-sur-Seine, du 9 novembre au 30 décembre 2007.
Already Vanishing au MAMbo, Bologne, du 2 décembre 2007 au 3 février 2008.
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