Céleste Richard Zimmermann
De l’atelier.
La visite de l’atelier de la toute jeune artiste Céleste Richard-Zimmermann, situé dans un ancien garage dans le quartier Dalby de Nantes, s’avère instructive pour apprécier son engagement. Tout ici fourmille. Sur deux murs de l’atelier : bas-reliefs en polystyrène représentant des personnages hybrides, dessins axonométriques, esquisses, poncif pour la création du motif décoratif d’une colonne, notes d’intentions. Sur son bureau de fortune, ordinateur entouré de cartons, livres et brochures diverses. Trois chiens en plâtre couleur bronze posés sur un plateau sont en cours de réparation. Enfin, sur des étagères s’entassent, dans un ordre désordonné : pots de peinture, bidons aux contenus chimiques inflammables et toxiques… L’énergie déployée par l’artiste, qui rappelle celle d’une Niki de Saint Phalle, s’y répand tout comme son désir d’évoquer ses récentes résidences à l’étranger à la Budapest Galéria (1) ou à Recife, au Brésil (2),qui lui ont ouvert de nouveaux horizons de création.
Aborder les préoccupations de Céleste Richard-Zimmermann nous plonge dans un millefeuille dont l’épaisseur sémantique s’étend au fur et à mesure que nous questionnons ses œuvres. Sont convoqués pêle-mêle, la mémoire collective, le social, le politique – dans un symbolisme qui s’immisce tant dans l’iconographie que dans la plastique, aux sources de cultures et d’époques hétérogènes. Comme d’autres artistes de sa génération, elle aime recourir au narratif, à la fiction, à l’anecdote, aux faits divers, pour créer des œuvres imprégnées du chaos propre à notre époque.
Cynophilie déviante
Née à Mulhouse, en 1993, Céleste Richard-Zimmermann intègre l’École des beaux-arts de Nantes en 2012 et y obtient son DNSEP en 2017. Tout en menant une activité dans le domaine du théâtre en tant que décoratrice, les expositions vont s’enchaîner à un rythme effréné : « Polder II » à Glassbox à Paris, Biennale de la jeune création à Mulhouse et « Le cœur des collectionneurs ne cesse jamais de battre » à L’Atelier, à Nantes (2018). Son travail est rapidement remarqué, comme à l’occasion de l’exposition « conte the-ogre.net »,à la galerie Suzanne Tarasieve à Paris (2021), où l’artiste présente Le Temps des cerises, une colonne sculptée en polystyrène de trois mètres de hauteur qui, dans un mouvement ascendant de luttes entre CRS et chiens mordants, se termine par l’inscription gravée « NI DIEU NI MAÎTRE ». Puis, pour sa seconde exposition personnelle à la galerie RDV, à Nantes, intitulée « CAVE CANEM »– titre qui reprend l’inscription éponyme de la mosaïque du seuil de la maison du « Poète tragique » à Pompéi –, l’artiste présente une fresque monumentale en polystyrène, d’une blancheur immaculée, dont le bas-relief représente là encore des combats qui évoquentla frise duTrésor des Cnidiens à Delphes et les fresques coloniales Art déco du sculpteur Alfred Janniot pour la façade du palais de la Porte-Dorée à Paris. Manifestement, l’artiste s’ingénie à nous plonger dans un monde de chaos social dont des déshérités représentés en chien affrontent des policiers casqués, équipés d’armures asexuées extraites de l’escalier des géants du palais des Doges à Venise. L’utilisation métaphorique animalière, qui rappelle les fables d’Ésope ou de La Fontaine, semble en l’occurrence pleine d’ambiguïtés. Non seulement le matériau est loin d’être écoresponsable, mais la vertu moralisante s’absente pour laisser libre cours à une interprétation polysémique et disruptive. Le chien, symbole de fidélité et par conséquent de gentillesse, n’est-il pas aussi le gardien redoutable de la propriété privée ? L’émeute ne serait-elle pas la résultante d’une meute régie par une réaction pavlovienne ?
D’autres colonnes en polystyrène, présentées entre autres lors de l’exposition des lauréats du prix de la Ville de Nantes (3), comme Ronces – dont le fût est ornédu motif géométrique d’un grillage et surmonté d’un chapiteau reprenant le motif du fil de fer barbelé concertina réputé infranchissable –, viennent enrichir ce fonds de fragments architecturaux. L’artiste y glisse nombre de références : picturales – comme ce chien qui défèque sur un piédestal, motif familier de la peinture hollandaise du xviiie siècle – ou culturelles – comme cette tenaille que rappelle l’un des outils des Arma Christi ou celui d’activistes anticapitalistes.
Avec Verbunkos dog, présenté à Budapest, l’artiste développe un travail de sculpture en céramique, dont la source juridique fait référence à une loi de 2011 visant à recenser les chiens dans les communes hongroises afin d’imposer les propriétaires de chiens autres que ceux d’origine hongroise. Cette œuvre anthropomorphique prend une connotation politique qui illustre les conséquences ubuesques de l’idéologie fasciste de « la préférence nationale ».
L’obsession cynophile de Céleste Richard Zimmermann ne s’arrête pas à ces représentations sculpturales, comme si une seule technique ne parvenait à satisfaire sa quête de dévoilement de ce motif. Il en est ainsi dès 2017, quand, lors d’un road trip aux États-Unis, elle développe le projet R.A.T.S qui a donné lieu à la création d’une vidéo, From Dogs to Gods (4) accompagnée de cinq têtes de chiens en céramique documentant la pratique d’un club new-yorkais de chasse aux rats avec chiens. La monstruosité et la cruauté ainsi révélées nous percutent dans nos certitudes qui assignent généralement la chasse à la ruralité. L’ambiguïté est également présente dans cette mise en scène photographique où un chien, qui fait référence au Negro Matapacos (5), bondit pour saisir une matraque en polystyrène comme son os à ronger. De même, Céleste Richard-Zimmerman s’adonne à la peinture comme une respiration qui accompagne sa pratique sculpturale. Là encore, comme dans le tableau Le Massacre des Innocents (2017), peint sur bois en grisaille et influencé par l’œuvre de Pieter Brueghel, une ménagerie aux prises avec une foule humaine armée de sulfateuses s’active en saynètes exterminatrices. Dans d’autres peintures sur métal gravé et rongé par l’acide, l’artiste s’amuse à représenter un monde aux figures porcines hybrides qui se livrent à des jeux pervers, ou, plus récemment, un herbier de l’anthropocène composé de fleurs particulièrement inflammables qui évoquent le « buisson ardent » où s’intriquent des semeurs fantomatiques incendiaires.
Alcoophilie partagée et opéra-bouffe.
En 2023, tout juste de retour de sa résidence croisée à Recife, Céleste Richard-Zimmermann est déjà en train de terminer une pièce dont le statut se situe plus proche du design. Cette commande de la toute nouvelle galerie d’art nantaise Scroll est destinée à occuper l’espace d’accueil pour servir de desk. Semblant sortir du mur et du sol, cette sculpture en résine au gris nacré ressemble à un champignon géant sorti d’un conte pour enfants. Par un phénomène de paréidolie, elle se métamorphose en langue, lieu du goût et du langage, mais aussi signe de défi, de mépris ou de moquerie.
Mais revenons sur sa résidence au Brésil. Le point de départ de sa recherche, somme toute banale, provient de sa « rencontre » avec la cachaça, cet alcool brésilien obtenu par distillation du vesou, ce moult extrait de la canne à sucre. Elle s’est concrétisée dans la création d’un potlatch qui s’inscrit dans les œuvres de partage de l’artiste. Cependant, tout en convoquant l’ivresse, elle apparaît anthropomorphique, à l’instar des machines à peindre de Rebecca Horn, où l’alcool circule – comme le sang – dans des tuyaux reliés à des bas-reliefs, qui représentent des plantes pionnières (6) réalisées en rapadura, ce sucre brun non raffiné qui va se dissoudre lentement – comme lors du rituel de la consommation de l’absinthe dans le Paris cubiste – pour aboutir dans des gobelets que les spectateurs patients sont invités à absorber. Ce passage de l’œuvre au corps du spectateur possède quelque chose de religieux qui rappelle l’expérience qu’Yves Klein fait subir à son public amené à boire un cocktail bleu, breuvage composé de gin, Cointreau et surtout de bleu de méthylène, lors de son exposition « La Spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée ». Voir puis boire, pour passer à un état de conscience modifiée. Pour autant, l’œuvre résonne avec les efforts de chercheurs et leaders spirituels des communautés autochtones pour résoudre les problèmes d’alcoolisme présents dans les communautés Mbyá-Guarani. Il est manifeste, selon les dires de l’artiste, que cette intense expérience va lui permettre dans les mois à venir d’envisager des projets plus ambitieux.
Cet intérêt pour le partage, propre à l’esthétique relationnelle, était déjà présent en 2017 lorsqu’elle réalise une performance pour son diplôme à l’École des beaux-arts de Nantes où des moulages en chocolat – substance addictive comme l’alcool –, représentant des cocktails Molotov et des cailloux, seront brisés dans un étau puis dégustés au risque d’une crise de foie. Ces objets de la révolte ou de la révolution, édulcorés par la sucrerie, et finalement détruits, symbolisent la destinée du fétichisme de la marchandise, mais aussi de l’œuvre d’art. De même, en 2019, lors du solo-show d’un jour«MAKE CORN BLUE AGAIN (7) », les convives se métamorphosent en poulet, en volatile consommateur frénétique, qui se précipite sur le pop-corn disposé dans des mangeoires baignées d’UVA évoquant les cabines de bronzage. Renforcé par le son provoqué par l’éclatement du maïs, l’espace d’exposition se transfigure en lieu cinématographique propre à construire une nouvelle fiction. Nous comprenons que pour Céleste Richard-Zimmermann l’art doit transformer avec malice les spectateurs pour les inviter à choisir entre leur réification ou leur émancipation.
Jardinage « chthonien »
Lors de sa dernière exposition « tout brûler, tout semer », au 4bis, à Château-Gontier (8),des dalles en haut-relief colonisent le sol. Réalisées par moulage en mousse de polyuréthane teintée, elles composent un jardin postapocalyptique qui rappelle Grafted Garden (Jardin greffé / Pollution-cultivation-nouvelle écologie) de l’artiste japonais Tetsumi Kudo. L’artiste convoque un regard archéologique permettant de distinguer empreintes de pas et de mains, modelage de nez et d’œil, fleurs ou feuillages réels ou artificiels carbonisés, moulages de matraques et de cocktails Molotov, grenades de désencerclement. Le trouble s’installe alors. Champ de bataille, ce pavage pessimiste pourrait renaître de ses cendres et devenir jardin chthonien (9). L’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions !
Ériger des monuments
Céleste Richard-Zimmermann construit une œuvre mémorielle et monumentale, pleine de fabulation, pétrie de références littéraires, culturelles et artistiques éclectiques allant de la Grèce antique au Moyen Âge, en passant par l’art hollandais, l’Art déco et l’art contemporain. Elle nous invite, non sans humour, à nous questionner, à l’instar des cyniques anciens, sur nos convictions intimes. De ses œuvres imposantes, aux médiums issus, majoritairement, de l’industrie pétrochimique que nombre d’artistes écoféministes refuseraient d’utiliser, émane malgré tout un Zeitgeist inquiétant.
(1) Exposition Lost Dog United Loi 2011 Exonération d’impôts sur les chiens, Recife.
(2) https://www.galerie-paradise.fr
(3) Philippe Szechter, L’Entre-zone, à L’Atelier, Nantes, Revue 02 #101.
(4) R.A.T.S fait référence aux membres des Ryders Alley Trencher-fed Society. Voir aussi From Dogs to Gods sur Vimeo.
(5) Negro Matapacos (Noir Tueur de flics) célèbre chien errant noir au foulard rouge, compagnon des manifestations estudiantines à Santiago au Chili dans les années 2010.
(6) Premiers organismes à coloniser un milieu après une catastrophe naturelle.
(7) Rémi Baert, Manger les grillots avec le tac-tac, 2019, en ligne sur lacritique.org
(8) Lieu d’exposition provisoire du Carré, Scène Nationale, Château-Gontier.
(9) Le Chthulucène, est défini par Donna Haraway comme un monde de compost.
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Head image : « Martyre décorum » – 2020 – bas relief – polystyrène – 6mx3m30x15cm
Oeuvre soutenue par la Région des Pays de la loire
Credit : Gregory Valton
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