Celia Hempton
« tout ce qui monte finit par redescendre »
Commençons par le plus criard, celui centré sur le mur du fond et frôlé par la trace rouge d’un pinceau qu’on aurait négligemment essuyé là. Une cuisse y est bleue, l’autre rose et jaune par endroits. Leurs rondeurs ont été aplanies, on dirait deux ailes. Mais, autour de l’anus, ça s’assombrit de teintes violacées et vertes sous lesquelles les testicules pendent, contraintes par la gravité qui les entraîne vers le bas du tableau. Juste avant, sur le mur perpendiculaire, les membres à peine sortis des braguettes pointaient vers le haut, tenus à une main ou deux. « Comme on dit, tout ce qui monte finit par redescendre » [1].
Sur ces deux cimaises du Confort Moderne2, il y a quatorze tableaux et uniquement des postures, des corps inclinés, avachis, à plat ventre ou à quatre pattes. Certains portent des noms mais ils n’ont pas de visages. À une exception près, Celia Hempton n’a peint qu’un tronçon précis de leur morphologie qui s’étend tout au plus du milieu du dos à l’entrejambe.
Les plus petits tableaux sont les plus peinturlurés, ceux où la touche se fait plus épaisse, croûteuse par endroits. Leurs sujets y apparaissent de face, pantalons baissés. De cette même série, j’en ai vu des moins portés autour de la ceinture, resserrés sur les visages souvent saisis dans une demi-pénombre, à peine éclairés par la lumière que diffuse l’écran de leur ordinateur. Difficile d’imaginer que ces peintures brossées dans une tradition assez gestuelle proviennent de la grille d’une image digitale, d’un ensemble de pixels captés grâce à la webcam que les gens connectés sur chatrandom.com utilisent pour discuter avec des internautes du monde entier. Celia Hempton est une des utilisatrices du site : elle place sa toile à côté de son écran avant de se connecter et de passer d’un interlocuteur à un autre. Parfois un détail l’intéresse, elle peint une manche retroussée ou une bouffée de cigarette avant que la fenêtre ne se referme. Mais le plus souvent, ce sont des hommes qui, devant leur ordinateur, s’exhibent, s’excitent. Il faut alors les peindre le plus rapidement possible, dans la tension qu’engendre ce parti-pris : la fin de la conversation marquera également celle de la toile.
Ils ne sont pas les seuls modèles d’Hempton. Souvent, des membres de son entourage viennent poser à l’atelier. On les identifie immédiatement car leurs contours à eux sont délimités, leurs sexes détaillés sur des toiles de plus grand format. Elle a eu davantage de temps pour les observer et lisser les aplats de couleurs pastel des draps sur lesquels ils reposent. Lorsqu’on lit oil on linen sur le cartel, cela sonne presque plus comme une description iconographique, celle d’un corps onctueux étendu sur un drap de lin, que comme une indication technique. Il y a notamment Kajsa dont elle a peint l’entrejambe ouvert à la chair jaune clair et dont les courbes à l’intérieur des cuisses se doublent d’un vert presque fluorescent, sans parler de sa vulve violette. Des teintes qui ne sont pas sans rappeler celles avec lesquelles Maria Lassnig détourait les corps, colorait les peaux. Ces tons irréalistes créent une intensité à certains endroits de l’anatomie comme s’il s’y passait quelque chose qui concernerait d’autres sens que la vue. Suggèrent-ils une odeur particulière ? Traduisent-ils, à la manière d’un indicateur thermique, la sensation d’une chaleur différente ? Il faut dire que c’est peint de si près.
Au Confort Moderne, la mise en perspective de ces tableaux avec ceux issus de la série Chat Random, au-delà de produire l’effet intéressant d’une variation sur les textures et les formats, met dos à dos deux gestes de peintre et deux postures artistiques que l’ont penserait relativement éloignées. L’inscription dans le champ de l’art « post-internet », contexte dans lequel le travail d’Hempton a été largement cité3 cohabite ici avec la pratique du nu d’après modèle, peint entre les quatre murs de l’atelier. L’accrochage suggère alors peut-être l’idée de peinture comme espace conversationnel, les travaux tournant autant autour des premiers échanges du « âge, sexe, ville » auxquels invite ChatRandom que du small talk qu’on l’imagine entretenir avec ses amis dépeints.
L’artiste insiste d’ailleurs sur la performativité de ce qui se joue à l’atelier, dispositif qui, dans sa répétition quotidienne, ne pose jamais exactement les mêmes paramètres. « Ce que je recherche lorsque je peins, c’est une situation plus importante que la peinture elle-même4. » On pourrait considérer que, déjà, l’action painting d’un Jackson Pollock faisait glisser l’acte de peindre dans le champ performatif, la documentation des gestes dirigés vers la toile filmée dans son atelier ayant d’ailleurs connu une aussi grande postérité que ses peintures mêmes. Observée par sa webcam ou dans la proximité avec la personne peinte, Celia Hempton, elle, n’a jamais qu’un seul spectateur. Pour son modèle, elle performe sans le romantisme, le mysticisme du geste chorégraphié, avec pour seul enjeu de recommencer tous les jours à peindre.
« peut-être que les volcans nous fascinent parce qu’ils s’élèvent comme les danseurs5 »
Tout comme il est assez chronophage de se laisser happer par l’infinie possibilité de rencontres qu’offre ChatRandom, regarder des vidéos de volcans en éruption sur YouTube peut s’avérer une activité tout à fait addictive et grisante. Leur pouvoir destructif exerce évidemment une certaine fascination et l’imprévisibilité de leur activité constitue un enjeu de représentation qui fait tout leur intérêt. Hempton peint des paysages depuis longtemps et la possibilité d’en observer sur le net n’a pas remis en cause son attrait pour le plein air. Au sommet du Stromboli, la peintre retrouve les conditions sine qua non de son dispositif : une situation dans laquelle il faut s’inscrire, un moment à saisir, le volcan crachant épisodiquement de la lave et de la fumée, l’inconfort d’une assise difficile. Et la poussière de la roche en suspension vient se mélanger à l’huile de sa palette. Les tableaux de poche réalisés là-haut ont de fines lueurs rouges qui brillent au-dessus de monticules sombres que l’on distingue à peine dans la nuit. D’autres voient l’épaisseur de leur matière noire traversée par des coulures orange qui dégoulinent.
Sur l’île italienne comme à Londres, ces toiles ont été accrochées sur des murs lavés de dégradés de gris, comme recouverts d’une cendre sur laquelle il aurait plu. Cette intervention sur le mur qui précède chaque accrochage des toiles évoque tout autant l’atmosphère suffocante du volcan que les ruines d’une cité ensevelie. Si la poussière présente dans l’air peut se mélanger à la peinture appliquée sur la toile, pourquoi alors, dans un processus inverse, ne pas recréer cette spécificité de l’air à l’aide de la peinture ? Le volcan aura ses images, peintes sur le vif, mais également la restitution de son atmosphère, le flanc abstrait de son paysage.
Lors de son exposition à la galerie parisenne Sultana, « Lupa », Celia Hempton avait également travaillé le mur, mais à la manière d’un patchwork décousu cette fois. Par endroits, de larges aplats mats de couleur prune ou beige recouvraient le mur et d’autres couches appliquées précédemment. Les quelques toiles aux jambes écartées ressemblaient alors à de petits détails anatomiques perdus dans de vastes paysages. Ces derniers venaient les prolonger, offrant à ces sexes un corps abstrait et donnant presque l’impression d’une palette à l’échelle de la galerie dont les couleurs seraient venues s’organiser sur les toiles. Des images qui, au milieu de ce chaos, soudain se dessinaient. L’accrochage, comme d’autres depuis, semblait suggérer une temporalité stratifiée. Parce qu’elle continuait sur ces cimaises colorées des tableaux parfois brusquement figés dans le processus de l’atelier mais aussi car ces fresques, bien que fraîchement peintes, semblaient avoir elles-mêmes subi le passage du temps. Comme des murs décrépis dont les couleurs auraient fané ou dont certains morceaux se seraient décrochés, laissant paraître une sous-couche d’une teinte différente. Ceux des villes italiennes dans lesquelles Celia Hempton a étudié. Peindre ces murs, ça pourrait être de l’archéologie plus que du recouvrement. Et lorsque dans de petites pièces proches des commodités comme dans The White Cubicle à Londres ou de discrètes alcôves comme au Confort Moderne, l’on découvre sur ces murs peints, des cuisses entre lesquelles paraissent une paire de testicules, on pense aux cubiculii des villas romaines, chambres dont les murs maintenant délavés gardent encore la trace de petites saynètes lascives.
Dans les dispositifs et les toiles de Celia Hempton, l’inconfort de peindre ou d’être peint dans ses moindres détails se frotte au plaisir de ces couleurs acidulées qui glissent le long des murs, le long des cuisses. Le plaisir que l’on prend à les décrire. Rétrospectivement, ce cul paraît un volcan ; tout le monde aime regarder une belle éruption.
1 Jack Halberstam à propos des objets phalliques de Jeff Koons, « Carol Rama : roues, mondes et femmes », La Passion selon Carol Rama, 2015, p. 89.
2 Dans le cadre de l’exposition collective « Tainted Love » qui s’y est tenue du 16 décembre 2017 au 4 mars 2018.
3 Notamment lors de deux expositions importantes sur les liens entre art et Internet : « Electronic Superhighway (2016-1966) » à la Whitechapel Gallery, Londres, 2016, et « Art in the Age of the Internet, 1989 to today » à l’ICA Boston, 2018.
4 Celia Hempton citée par Matthew McLean dans « Painting, nudes and chatrooms », Frieze, n°173, septembre 2015, p. 118.
5 Susan Sontag, L’Amant du Volcan, 1992, ed. Christian Bourgois, p. 43.
« Mademoiselle », exposition collective / group show, Centre Régional D’Art Contemporain Occitaine Pyrénées-Méditerranée, Sète (F), 21.07.2018—6.01.2019.
(Image en une : Vue de l’exposition « Tainted Love », Le Confort Moderne, Poitiers, (F), 2017.)
- Publié dans le numéro : 86
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- Du même auteur : Merlin Carpenter - "What’s so elastic about you ?", Corentin Canesson, Jacqueline de Jong, Madison Bycroft, Charles Atlas,
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