Chantal Akerman

par Agnès Violeau

Les vérités de Chantal Akerman 
Jeu de Paume, Paris  
23 septembre 2024 — 19 janvier 2025 

C’est une décennie après son suicide que le Jeu de Paume célèbre le travail de l’artiste belge Chantal Akerman (née en 1950 à Etterbeek en Belgique, morte en 2015 à Paris), figure majeure du cinéma moderne. Conçue avec le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, la Fondation Chantal-Akerman et la cinémathèque royale de Belgique, l’exposition « Travelling » met en lumière les liens entre les films, les installations et l’œuvre textuelle d’Akerman (synopsis, voix off de films, documents de travail, brouillons de livres) en ouvrant ses archives. Suivant un parcours allant de Bruxelles, avec les débuts de la cinéaste sur le tournage d’un premier film à l’âge de dix-huit ans, jusqu’au Mexique en passant par Paris ou par New York où elle découvre le cinéma expérimental, l’exposition dresse la cartographie d’une œuvre qui sonde par l’écriture le corps féminin comme lieu de luttes intemporelles. 

Chantal Akerman, Photographie de tournage du film / Film still photography Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles, 1993. © Jean-Michel Vlaeminckx / Cinergie. © Adagp, Paris, 2024.

Avec la langue 

Tout a déjà été écrit sur Chantal Akerman. On a dit qu’elle était la première cinéaste à entrer au musée – cela fait donc d’elle une artiste. Mais « Travelling » est avant tout l’exposition d’une écrivaine. Ainsi, le texte de seuil est ouvert par ses mots, la grammaire expositionnelle précise l’enjeu (notes murales, tables et sièges de lecture), les textes de médiation sont mis au mur, non comme parangon muséal mais comme commentaires. Akerman raconte la place centrale de l’écriture chez elle. Elle parle de la fiction comme partie du réel. Marguerite Duras affirmait que « si c’est écrit, c’est vrai ! », alors qu’on lui reprochait des changements dans la transposition à l’écran du Barrage contre le Pacifique. « Travelling » laisse la voix à Chantal Akerman, on y voit que le film existe par le montage.  

Pourquoi montrer Akerman en 2024 ? Comment regarde-t-on son œuvre ? Marshall McLuhan disait, dans les années 1960 : « Nous façonnons nos outils et ceux-ci, à leur tour, nous façonnent. » Le film pourrait tout aussi bien parler du monde dix ans après la mort de l’artiste : montée d’un masculinisme assumé sur les réseaux, dans les médias et le corps politique, recul des droits des femmes dans nombre de pays. Exposer Akerman, c’est redire le prêt-à-penser du monde contemporain. L’artiste, quant à elle, s’émancipe de l’usage normatif oppressant d’un foyer assigné à la femme, dont elle sort par le texte.  

Chantal Akerman, Photographie de tournage de / Film still photography Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, 1975. Collections CINEMATEK. © Fondation Chantal Akerman / Photo : Boris Lehman. © Adagp, Paris, 2024.

Je ne suis pas sortie de ma nuit  

L’exposition s’ouvre sur son dessein : la présence de l’artiste interrogeant la nôtre. Akerman nous parle, c’est à nous qu’elle s’adresse. La première installation vidéo, Femme assise après avoir tué, reprend en la multipliant la séquence finale du film Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), avec Akerman en plein cadre. La fin aussi est là, dès le début. En face, une projection extraite du film L’enfant aimé ou Je joue à être une femme mariée laisse observer une femme nue devant un miroir sur pied. Le sujet est posé. Dans la seconde salle, D’Est, au bord de la fiction raconte le nomadisme et la cacophonie. On y voit des paysages d’Europe de l’Est, habités chacun par une langue. On les traverse par le voyage, comme on traverse une vie.  

Un premier court métrage, Saute ma ville (1968), met en scène le combat d’une femme désaffectée (jouée par la cinéaste elle-même) contre un monde domestique où rien ne marche (l’ascenseur est en panne, l’eau déborde de la casserole…). On devine que le film se terminera mal. Assigné en cuisine (comme espace témoin, celui qui pose le cadre), le personnage aurait pu aussi bien se mouvoir dans un film de Jacques Tati, tant sa chorégraphie est celle d’un automate. La carrière de l’artiste se terminera plus de quarante films plus tard, par une même fatalité.  

« Travelling », histoire de regards et de voyages, aborde la question de la subjectivité par le biais de l’écrit et de la voix filmée. Les thèmes récurrents dans l’œuvre, comme l’enfermement, le manque ou l’exil, portent l’exposition comme un sous-texte. Akerman disait comprendre très souvent après coup l’intention de ses « films sans sujet ». Le dispositif du documentaire serait-il le seul à pouvoir, par la distance qu’il pose, traiter de ce qui n’est pas racontable ? La vérité est pourtant le protagoniste chez Akerman, dont le travail met au centre sa mère, Natalia, une rescapée de la Shoah. « J’ai parfois le sentiment que je parle pour ma mère, ma sœur, que je dis des choses qu’elles ne pourraient pas dire. Nous sommes un peu là pour ça, moi et mes films. Les mots que ma mère dit sur ce que je fais sont toujours fulgurants. Elle va plus loin que je peux penser et elle voit des choses que je ne comprends vraiment qu’après les avoir terminées. Dans Un jour Pina [Bausch] a demandé, il y a une scène assez cruelle, où l’on triture le visage d’une femme. Elle m’a dit : “Tu vois, c’est cela que l’on ressentait dans les camps. On était à la merci de ça.” Il n’y a pas une autobiographie directe, mais mes histoires ont quelque chose à voir avec la vie des gens qui m’entourent et qui ont vécu une certaine histoire. Moi, je suis la deuxième génération. La première n’a presque pas pu parler et la deuxième en parle sans presque s’en rendre compte. » C’est peut-être ça, aussi, le vacarme, lorsque l’on entre dans l’exposition, les voix des autres qui couvrent le silence que l’on attend dans une salle de musée.  

Chantal Akerman, Photogramme du film / Frame from the film D’Est, 1993. © Fondation Chantal Akerman / Capricci. © Adagp, Paris, 2024.

Le document plus que le monument 

Le Jeu de Paume choisit comme épicentre du parcours une salle de consultation d’archives offertes à la lecture. Sur les murs et dans des classeurs figurent scenarii, corrections manuscrites de synopsis, notes de travail et autres brouillons préparatoires des films Jeanne Dielman, Golden Eighties, Les rendez-vous d’Anna, ou encore Un divan à New York. Des tirages photographiques, coupures de presse, rushs et lettres viennent compléter le corpus consultable, dans ce qui pourrait être nommé une exposition élargie, une exposition à valeur d’usage. C’est dans cette salle que l’on entre dans l’écrit d’Akerman, en engageant sa corporéité. Le corps du lecteur, d’après Barthes, est touché par le texte qui le bouleverse profondément lors de l’acte de lire. « Travelling » nous amène à penser l’être en commun qu’offrent le texte et les effets de l’altérité sur nos corps ; ou, pour évoquer Jean-Luc Nancy, à penser le corps comme ouverture à l’autre. 

Chantal Akerman, Photogramme du film / Frame from the film De l’autre côté, 2022. © Fondation Chantal Akerman / Capricci. © Adagp, Paris, 2024.

Tiers-texte et female gaze 

La figure de la mère est présente tout au long de l’œuvre. Plus largement, l’artiste sonde la représentation féminine comme une chair, un corps domestiqué (par le patriarcat, par l’industrie, le cinéma et l’art de manière générale). Pourtant, le cinéma d’Akerman n’est pas un théâtre de l’opprimé·e. Qu’elle soit filmique, photographique ou écrite, l’œuvre est une mise en élan. Dans le film Vertigo d’Hitchcock, qu’a vu la cinéaste dans ses jeunes années, le personnage féminin principal se réitère, se double (Maddie devient Judy). On comprend tardivement la vérité dans le récit (au moment où la femme se tue une « seconde » fois). La quête identitaire est un sujet chez Akerman, autant que celui de la marchandisation du corps et de sa reproductibilité.  

Le cinéma dans son ensemble répond à des normes établies, il y a un plus d’un siècle, à Hollywood. Le male gaze avait une raison transactionnelle : il s’agissait de perpétuer des dynamiques de pouvoir qui façonnaient la société pour s’assurer du succès de ces films auprès de ceux qui les produisaient. Pourrait-on ici parler de tiers-texte avec ces archives, comme l’on parle de tiers-lieu (du commun), de tiers-image (collectée), ou bien de tiers-espace (où penser autrement l’expérience individuelle) ? Le paysagiste Gilles Clément propose quant à lui le terme de tiers-paysage, un « délaissé » échappant aux logiques de productivité de notre capitalosphère. C’est ainsi que l’exposition avive les tentatives répétées d’émancipation de Chantal Akerman – c’est dans le tiers qu’il nous appartient de sortir des injonctions sociales. 

Chantal Akerman, Photographie de tournage (1992) du film / Film still photography (1992) D’Est, 1993. Collections CINEMATEK & Fondation Chantal Akerman. © Adagp, Paris, 2024.

Fin de partie 

L’artiste arrêtera de réaliser des films en 2014, à la mort de sa mère ; elle tourner le dernier, No home movie, « sur le monde qui bouge et que ma mère ne voit pas », juste avant son décès. Elle offrira sa dernière pièce à la Biennale de Venise 2015 pensée par Enwezor : l’installation prophétique Now. Le philosophe Jankélévitch, chez qui le présent est plus qu’un « presque déjà plus là », enjoint : « ne ratez pas votre matinée de printemps », inclinant à une permanente improvisation de la vie. C’est ce vertige qui émerge du travail à la fin du parcours. Les deux dernières salles présentent A Voice in the Desert (2002) en version cinéma (seule projection en black box), et l’installation Autobiography/Selfportrait in Progress (1998) créé à partir de plusieurs films et du livre Une famille à Bruxelles (1998) : une tentative d’autoportrait comme ponctuation finale.  

En faisant dialoguer des techniques d’objectivation retournée et des systèmes de représentation qui assujettissent et enferment (le cinéma comme outil politique), Akerman a construit sa pièce à elle (« a room of one’s own »), faite de montages et de textes, une œuvre infiniment ouverte. Agnès Varda disait que le premier acte féministe, pour une femme regardée, est de dire « moi aussi je regarde ». « Travelling » offre de prolonger les scenarii de Chantal Akerman par l’écriture d’une existence à soi. 

Chantal Akerman, Vue de l’installation / Installation view In the Mirror (2007), « Chantal Akerman. Travelling », Bozar, Bruxelles, 2024. Collections CINEMATEK & Fondation Chantal Akerman. © Julie Pollet. © Adagp, Paris, 2024.

Head image : Chantal Akerman, Photogramme du film / Frame from the film Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, 1975. © Fondation Chantal Akerman / Capricci. © Adagp, Paris, 2024.

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