Charles Atlas
Mille Plateaux
Les arêtes du cube et le justaucorps sont assortis à la teinture que l’artiste applique depuis de nombreuses années sur ses tempes grisonnantes. Un orangé vif qui contraste parfaitement avec le sol vert sur lequel la danseuse repose, les bras arcboutés sous son torse, la jambe repliée. Cette image, choisie par Triangle France pour l’affiche de la dernière production de Charles Atlas Tesseract ☐, on ne la retrouve jamais dans le film. Entre temps, un paysage sablonneux accueillant à l’arrière-plan une sorte de base spatiale a été incrusté en postproduction sur le fond vert. Mais les contrastes saisissants de l’image ont dû faire sa popularité auprès d’autres supports de communication qui diffusent ainsi d’emblée le making of du film avant même qu’on en ait vu les premières images. D’autres indiscrétions de coulisses et secrets de fabrication circulent. Il y a notamment cette photographie où deux danseurs se courbent comme indifférents à la lourde caméra qui les fixe, ou encore une vue d’ensemble du studio qui exhibe le dispositif technique ceignant le plateau tapissé de vert. S’il s’agit ici uniquement de la documentation diffusée autour de Tesseract ☐, il est arrivé à de nombreuses reprises auparavant que les modalités de production fassent irruption dans le champ même des travaux de Charles Atlas. Dans Roamin’ I, réalisé en 1980 dans le studio de Merce Cunningham, on voyait des danseurs participant à une chorégraphie conçue spécialement pour la caméra, « éviter les câbles, le matériel et l’équipe de tournage, ou encore longer les murs ou ramper sur le sol pour ne pas gêner Atlas »[1]. Plus récemment à la South London Gallery, le projet The Pedestrians conçu avec Mika Tajima consistait en une installation-plateau de tournage à travers laquelle les visiteurs étaient invités à déambuler pendant que se tournaient les prises, avec Charles Atlas aux commandes derrière une montagne de moniteurs. Ainsi, une manière d’aborder l’incommensurable œuvre de l’artiste serait peut-être de traverser cette surface plane et polymorphe sur laquelle il campe : le plateau. Au sein des quelque soixante-dix films réalisés par Atlas depuis les années 1970, sans parler des installations et des performances, le plateau semble toujours être cet espace queer, à la fois lieu de représentation et de production, studio de danse et de télévision où s’activent de manière indifférenciée en champ et contrechamp, danseurs, monteurs, caméramans et chorégraphes.
On raconte que Charles Atlas travaille comme petite main dans les coulisses des studios de danse lorsqu’il rencontre Merce Cunningham au début des années 1970. Ce dernier œuvre alors à un éclatement des figures dansées sur le plateau dont les quatre côtés opèrent dorénavant comme des fronts de scène. Les différents éléments chorégraphiques sont conçus et évoluent indépendamment au sein d’un espace unifié mais sans point de fuite. Cette dispersion scénique engendre une nouvelle forme d’attention flottante du spectateur dont l’œil peut aisément oublier une partie de ce qui se passe sur scène pour ne suivre les mouvements que d’un danseur, puis d’un autre et se laisser aller à rêvasser. Cette infinité de trajets possibles d’un regard sur le plateau, c’est ce dont Atlas choisit de se saisir pour créer des films et ce qu’il donne à voir à son tour. En même temps qu’il réfléchit à comment agencer son regard sur ces danseurs, il apprend à maîtriser des appareils, dont la mobilité et la légèreté croissantes vont progressivement permettre à l’œil de devenir un corps dansant parmi les autres. Alors que le champ de la danse dans lequel Atlas évolue se débarrasse d’un rapport frontal avec le spectateur, il s’agit de reconstruire la chorégraphie pièce par pièce pour la vidéo. Mais parallèlement, se développe une autre forme de spectacle qui captive tout autant Atlas : la télévision. Ce dernier ne semble pas tant attiré par l’ubiquité que permet le spectre cathodique, une retransmission au cœur des foyers, que par les mécanismes de construction d’une émission et encore une fois par les formes d’attention qu’elle modèle. Atlas a beaucoup regardé Andy Warhol, qui à la fin des années 1970, transforme son studio en plateau de télévision et réalise une série d’émissions diffusées sur le câble. Dans la même logique, Charles Atlas, qui réalisera également quelques programmes pour le petit écran, greffe des gimmicks télévisuels sur le plateau de danse. Il adopte l’idée d’un montage en direct que l’on retrouve dans un certain nombre de ses projets mais aussi l’adresse frontale à la caméra dont le cadre abandonne parfois le corps dans son entier pour se resserrer autour du visage. L’exemple le plus parlant de ces plateaux ainsi amalgamés réside probablement dans les premières minutes de Hail the New Puritan réalisé avec le chorégraphe Michael Clark en 1985-86. S’y côtoient dans un mouvement de balayage permanent, tête-à-tête avec la caméra, traversées de danseurs en justaucorps et changements de décor.
Tesseract porte cette ambiguïté sur le statut du plateau et l’entremêlement des régimes d’attention dans une autre dimension. Pièce en deux parties créée dans les studios de l’EMPAC dans l’État de New York, elle a la particularité d’avoir été pensée à la fois comme un film en 3D mettant en scène des danseurs, Tesseract ☐, et comme une pièce chorégraphiée, Tesseract (◯), ayant elle-même lieu dans le contexte d’un tournage qui se déroule sous les yeux des spectateurs. Charles Atlas, en front de scène, manipule dos au public les images de la performance qui sont captées et retranscrites en temps réel sur un écran. De Tesseract, je n’ai vu (avec des lunettes 3D) que la partie carrée ; un film où ce « flatland » qu’est le plateau rencontre le « spaceland », soit la technologie de l’image stéréoscopique et un certain imaginaire de la quatrième dimension.
Tesseract ☐
Depuis quelques jours maintenant, je me demande comment décrire Tesseract ☐. Impossible d’en planter le décor, puisqu’il ne cesse de se travestir pendant les quarante minutes que dure le film. À six reprises, le plateau qui accueille de deux à six danseurs bascule dans un autre monde, sans lien aucun avec le précédent. Du set où sont suspendues des toiles badigeonnées de formes abstraites noires et blanches, on passe au kitsch d’un décor arlequin puis à une forêt de lianes synthétiques fluorescentes. De chacun de ces fonds découlent des costumes assortis pour ceux qui y évoluent. Charles Atlas ne se contente pas de changer la toile de fond, il retourne le plateau, qui devient pendant quelques minutes un plafond sur lequel des danseurs aux perruques phosphorescentes s’agitent. Puis il le fait disparaître sous un épais brouillard qui donne l’impression que les deux interprètes en justaucorps lamés flottent sur un nuage. Il n’y a pas vraiment d’histoire à raconter non plus, les changements permanents de plateau entraînant à chaque fois la reconstruction d’une nouvelle capsule spatiale et temporelle où une chorégraphie spécifique se met en place. Dirigés par Rashaun Mitchell et Silas Riener, deux danseurs issus du Merce Cunningham Studio, les interprètes se meuvent dans une veine de la danse postmoderne avec des gestes le plus souvent non narratifs. Au sein de ces plateaux mouvants, les danseurs semblent être des personnages sans histoire que la caméra choisit parfois d’individualiser par de gros plans sur les visages qui peuvent alors se détacher de l’écran grâce à la 3D. Quelques signes laisseraient penser qu’ils viennent d’une autre planète. Il y a d’abord les gestes quelque peu robotiques des deux danseurs qui apparaissent dans un nuage de fumée et puis ce dialogue, le seul moment parlé du film, qui s’instaure entre deux autres interprètes. Isolés sur un fond blanc qui se recouvre progressivement d’un faisceau de lignes, ils discutent dans une langue cryptique. Ainsi, peut-être comme dans le roman d’Edwin Abbott Flatland, où un étranger venu de la troisième dimension décrit son univers aux résidents d’un monde ne comportant que deux dimensions, les danseurs qui s’animent en relief devant nos yeux essaieraient de nous faire palper une dimension inconnue. Ne disait-on pas justement de Merce Cunningham qu’il tentait de conquérir un autre espace-temps à travers la danse ?
Le titre Tesseract désigne ce que l’on appelle aussi un hypercube, soit un cube transformé par le prisme de la quatrième dimension. Thème récurrent de la science-fiction, il est souvent un espace sans fond dans lequel on pénètre et qui permet d’accéder à des réalités parallèles. Il prend la forme d’une maison biscornue dans le roman éponyme de Robert A. Heinlein, d’un piège labyrinthique dans le film d’horreur d’Andrzej Sekula, Cube 2. L’exemple le plus récent se trouve probablement dans Interstellar de Christopher Nolan. Tombé dans un trou noir, le protagoniste pénètre dans un tesseract au travers duquel il peut communiquer avec un autre espace, en l’occurrence la chambre de sa fille, et avec d’autres temporalités suspendues. À Marseille, l’écran enchâssé dans une modélisation d’hypercube sur lequel Tesseract ☐ est diffusé signalerait donc notre entrée en communication avec une autre dimension. Or le film semble bel et bien ouvrir une sorte de faille temporelle au bord de laquelle on ne cesse de se questionner sur l’époque depuis / à laquelle cette œuvre nous parvient. Tout d’abord, car les images qu’Atlas compose sur chaque plateau sont empreintes d’une esthétique assez datée, une vision du futur estampillée des années 1980. La station spatiale posée au milieu d’un désert rougeoyant dont on a parlé en ouverture semble sortie du Dune de David Lynch ou de la pochette d’Hypothesis de Vangelis. Et puis, il y a ce tableau qui met en scène six danseurs en costumes bouffants sur un fond tapissé de triangles en relief aux couleurs vives et qui évoque les créations de Jean-Christophe Averty pour l’ORTF. Effectuant des mouvements symétriques qui se répondent, les danseurs voient l’espace du plateau progressivement scindé par un effet de miroir avant que l’image n’éclate en une myriade de plus petites qui composent une rosace kaléidoscopique à l’écran. Les costumes acidulés, certains effets optiques, les mouvements directionnels de la danse postmoderne semblent appartenir à un espace-temps résolument lointain. Mais sur ces plateaux d’une autre époque ce sont des caméras récemment développées qui se baladent, donnant une qualité et une fluidité incroyables aux images et aux mouvements des danseurs que l’on suit d’autant mieux que tout cela est retranscrit devant nos yeux en stéréoscopie. La technologie de pointe s’infiltre dans l’épaisseur historique comme un anachronisme. Tesseract ☐ engendre non seulement une déstabilisation visuelle par le renouvellement perpétuel des tableaux et les nombreux jeux d’optique, il produit un effet de distorsion autour du temps auquel se rattache l’œuvre. Et en sortant du Panorama où le film est projeté, je ne peux m’empêcher de penser au Futuroscope, ce parc d’attractions néo-futuriste inauguré en 1987 où les dernières expérimentations sur l’image notamment en 3D et en 4D continuent d’habiter l’imaginaire d’un futur antérieur. Le bâtiment dédié à la technologie de l’Imax 3D n’a-t-il d’ailleurs pas la forme d’un hypercube ?
À la Biennale de Venise, Charles Atlas obtient une mention spéciale pour The Tyranny of Consciousness, une installation vidéo qui se compose notamment d’une série de quarante-quatre couchers de soleil compilés sur un mur-écran. À chaque fois, le scénario est le même. Lorsque le soleil plonge dans la mer, le monde en trois dimensions tel que nous le connaissons s’aplanit et devient un plateau dont on n’aperçoit plus les limites.
Charles Atlas, Tesseract, Triangle France, Marseille, du 12 avril au 23 juillet 2017
[1] Douglas Crimp, « Danse et / en images filmées, images filmées de / en danse », cat. exp. Danser sa vie, Centre Pompidou, 2012, p. 216.
(Image en une : Charles Atlas, image issue de la production de TESSERACT. Chorégraphie : Rashaun Mitchell + Silas Riener. Production EMPAC at Rensselaer Polytechnic Institute (2015). Photo : Mick Bello.)
- Publié dans le numéro : 82
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- Du même auteur : Merlin Carpenter - "What’s so elastic about you ?", Corentin Canesson, Jacqueline de Jong, Celia Hempton, Madison Bycroft,
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