Isa Melsheimer,
Lors d’un entretien en 2008, Isa Melsheimer concluait : « À mes yeux, l’art ne peut que clarifier ce qui existe déjà. Pas seulement au sens d’une idée d’harmonie ou de beauté. Mais au sens réel de la clarification. » Cette nécessité de clarification est sans doute ce qui mène l’artiste berlinoise, née à Neuss en 1968, à inverser en permanence détail et ensemble dans la production qu’elle élabore depuis plus d’une dizaine d’années. Elle n’a ainsi de cesse d’appréhender le monde par ses faces cachées, souterraines, maquillées, oubliées. Comme un ouvrier gratte les peintures des murs pour en dévoiler les sous-couches, Isa Melsheimer identifie, découvre, isole les incongruités pour mieux les décrypter. Ainsi du bâtiment de Norman Foster à Nîmes qui abrite son Musée d’art contemporain : en 2010, elle réalisait là une exposition dont le fil narratif s’inspirait des aménagements techniques opérés sur l’architecture pour assurer sa fonction muséale. Escalators, ascenseurs, doubles-planchers techniques et autres rajouts constituaient une deuxième enveloppe cachant la première, d’origine. Après en avoir visité les coulisses, soulevé les planchers, Isa Melsheimer énonçait alors son projet : imaginer ce monde de l’entre-deux, le mettre en scène jusqu’à y fantasmer le mode de vie de ses habitants.
Dans la veine des récits littéraires et cinématographiques qui cultivent le genre anti-euclidien comme le corollaire du réel, Isa Melsheimer aime à citer le 7ème1/2 étage du film Being John Malkovich de Spike Jonze, L’Homme-boîte d’Abe Kobo ou encore Le Città invisibili d’Italo Calvino. Tous ont en commun d’élaborer une perception du monde par le prisme d’un observateur singulier. À ces entre-mondes et espaces perdus, Isa Melsheimer propose des formes qui empruntent aux arts décoratifs comme à l’architecture. Broderies, maquettes, objets d’espaces domestiques tels que matelas, lits, vêtements deviennent dans ses installations les symptômes d’un monde en désuétude, en lente désagrégation. Formes révélatrices d’un inconscient enfoui d’une longue histoire de famille entre art et arts appliqués, ce sont autant d’objets transitionnels de la phase pré-natale de la modernité à notre contemporanéité que l’artiste s’emploie à manipuler. Inversions, jeux d’échelles, empilements de tissus, rapiéçages, structures de verre participent à ses réalisations où la préciosité n’intervient que pour mieux indexer la paradoxale condition de sa génération déshéritée d’utopies désormais rangées au placard.
Pour autant, nulle nostalgie hormis pour les séries B, les films et magazines trash ou certaines architectures érigées au temps de l’Europe de l’Est car le travail que produit l’artiste sur l’espace se double d’une attention aux événements qui le constituent. Petits et grands récits s’entremêlent comme dans sa dernière exposition à la galerie Jocelyn Wolff. Elle y évoquait à partir de matériaux hétéroclites (cires fondues, broderies, gouaches, textiles, béton…) la commande faite à Le Corbusier par le collectionneur parisien Charles de Bestégui, dans les années 1920, d’un appartement dédié uniquement à des soirées festives. Un autre épisode de la vie du célèbre architecte suisse – celui du cas de la villa E.1027 d’Eileen Grey – était aussi prétexte aux œuvres récentes Battle Lines 1 et 2. En 2008, à la Städtische Galerie de Nordhorn, c’était une réaction à la boîte de verre moderniste de Mies van der Rohe qui motivait sa production. L’actualité, comme les faits divers, est aussi l’objet d’une attention permanente de la part de l’artiste : elle retravaille, dans ses broderies, des coupures de la presse quotidienne ou des images extraites du Web et s’en inspire pour ses maquettes éphémères ou ses installations.
Son processus est somme toute assez simple : Isa Melsheimer regarde avec acuité chaque lieu dans lequel elle est invitée à exposer pour en extraire une autre signification. La complexité intervient dès lors que, paradoxalement à cette approche documentée et cette attention au détail, se dresse un étrange rideau de fumée devant celui ou celle qui ne daignerait pas regarder. Reste que quel que soit le domaine, la référence ou la culture – à tendance oppressante derrière un raffinement d’ouvrage – Isa Melsheimer cherche à créer, sans mauvais jeu de mots, des points de capiton au sens lacanien du terme : ce moment historique dans une chaîne signifiante qui fait « intégrer » son histoire au sujet, en produisant un sens nouveau.
Isa Melsheimer, conversation avec Katrin Wittneven, in Isa Melsheimer, Kunstpreis, Städtische Galerie Nordhorn, Wiens Verlag, Berlin 2008.
Aujourd’hui détruit, ce dernier avait été construit avec un salon à ciel ouvert, sans toit, et des murs d’une hauteur de 1m50 qui ne laissaient apparaître les monuments environnants (Tour Eiffel, Arc de Triomphe) qu’à mi-hauteur.
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