Eija-Liisa Ahtila
Le M Museum à Leuven (Belgique) présente une importante exposition de l’artiste finlandaise Eija-Liisa Ahtila. Sa dernière installation, Potentiality for Love, ouvre de nouvelles perspectives sur une œuvre engagée dans l’exploration des oppressions et pionnière du langage filmique multi-écrans.
Dans ses premières œuvres, Eija-Liisa Ahtila filme des femmes étouffées par les codes sociaux et familiaux, dans des états de trouble psychique. Ces personnages vivent sous la pression du regard des autres, leurs frontières mentales débordent sur l’extérieur et envahissent leur perception du quotidien. Le montage multi-écrans prolonge cette relation entre le dedans et le dehors, les dispositifs narratifs composent avec l’écart, créent de l’entre-image, de la tension entre la fiction et l’espace réel. Ce qui se joue dans le scénario se poursuit dans la perception du spectateur, placé au centre de l’installation mais dans une position mobile puisque les schémas d’interprétation et les points de vue sont multiples. Héritières des théories de la narration des années 1960, des films de la Nouvelle Vague tout autant que des cultural studies, les installations d’Eija-Liisa Ahtila mettent en cause les manières dont les récits individuels et collectifs se construisent au sein de sociétés clivantes et dominantes. L’espace protecteur du chez-soi est le lieu de l’oppression sociale, et les névroses quotidiennes font basculer l’équilibre fragile des architectures de l’intime. Dans The Wind (2002), le récit d’une jeune femme sur ses souffrances mentales, sur son sentiment d’insécurité et sur sa perte de repères provoque une rupture dans l’ordre des choses : les murs tremblent, les étagères basculent, le vent pénètre avec fracas à l’intérieur. La vision du réel se réorchestre à partir d’un sujet en crise qui assiste à un effondrement de son environnement sans même s’en étonner. Le procédé de contagion du dehors par le dedans a souvent été exploré par la littérature mais, ici, l’espace réel du musée s’introduit dans la fiction : la narration éclatée sur quatre écrans séparés fait tenir ensemble le contexte architectural et les images. L’espace n’est pas traité comme un white cube ou une black-box, les murs sont peints en rouge et une partie des fenêtres restent ouvertes sur la ville, créant des contre-champs et des phénomènes de porosité accentués par les atmosphères lumineuses.
Eija-Liisa Ahtila conçoit des installations vidéo comme des milieux complexes ancrés dans la conscience et le corps du spectateur, en rupture avec la construction univoque et figée de la perspective classique mais sans en nier non plus le défi. Au plus près du corps sentant, exprimant la relation entre le perçu et le construit, les œuvres d’Eija-Liisa Ahtila filment la nature, la forêt, le vent, le son des oiseaux mais aussi les bruits de la ville : la réalité fragmentée de nos expériences que nous parvenons pourtant en chaque instant à réorganiser comme unités du moi. Les dispositifs des installations sont autant de situations nous invitant à nous regarder regardant, à interroger ce phénomène d’unification du sensible à partir de l’éclatement propre à la condition humaine. Au M Museum, on peut vivre des expériences de mise en abîme et de réflexion de soi déployées au fil de narrations poétiques, politiques, et jouant beaucoup aussi avec l’humour. Studies on the ecology of drama (2014), centré sur la figure de la comédienne Kati Outinen avec qui l’artiste a collaboré à plusieurs reprises, interroge ainsi la dimension anthropocentrique du cinéma. Dans la forêt, l’actrice propose plusieurs exercices montrant la relation de la caméra au mouvement du corps, se mettant par exemple de dos pour démontrer la suprématie du visage dans une image. Les quatre écrans montrent différents points de vue au moment du tournage, amenant le hors-champ comme la présence du végétal en vis-à-vis de celle de l’humain, pour tenter justement de contrarier l’importance prise par le corps dès qu’il pénètre le cadre. La réflexion portée par la comédienne est passionnante car elle soulève des questions philosophiques actuellement très débattues sur l’animalité, et qui se retrouveront au centre des œuvres ultérieures de l’artiste : la possibilité de renverser les schémas de perception.
Les dernières œuvres d’Eija-Liisa Ahtila opèrent un basculement, initié avec Horizontal (2011), impressionnant dispositif amenant à l’intérieur du musée l’image d’un très grand sapin filmé dans une forêt familière de l’artiste. Une série de dessins présentée dans une salle juste avant, réalisée sur le mode de l’étude, met en exergue la position du spectateur par l’inclusion de miroirs dans les dessins et pointe l’humour de l’entreprise qui n’a rien d’une démarche totalisante. Six projecteurs sont nécessaires mais, contrairement aux effets spectaculaires, l’ambition n’est pas de dresser l’image dans sa hauteur : renversé à l’horizontale, le sapin n’en reste pas moins impressionnant. La perception de l’arbre est non-humaine, mais aussi impossible à obtenir avec une seule caméra : en agrandissant le champ pour contenir l’arbre dans son intégralité, c’est tout un paysage qui entrerait dans l’image. L’unité de cette vision est donc une composition de différentes parties mais, contrairement aux installations multi-écrans, il n’y a pas d’écarts entre les images. L’horizontalité créée une impression d’unité et de continuité tout en désamorçant celle de domination car, ici, l’image n’est pas surdimensionnée : elle fait coïncider l’échelle du mur et celle de la nature. Le corps humain filmé au pied de l’arbre n’est plus la mesure du monde mais l’indice d’une relation. Des bancs sont placés tout au long de la projection et invitent à s’asseoir pour contempler les mouvements du vent dans le feuillage, écouter le son de la forêt, se laisser happer par le sentiment d’être en présence. Eija-Liisa Ahtila s’éloigne des constructions cinématographiques conventionnelles et des modes de représentation du réel qu’elles ont inscrit profondément dans nos rapports aux images en mouvement. Par ce détachement, elle explore des modalités parallèles de représentation du monde.
L’exposition du M Museum débute avec la pièce la plus récente de l’artiste, Potentiality for Love (2018) qui associe un portrait de dos d’un chimpanzé sur un tabouret, un assemblage de toiles colorées, deux installations interactives et un panneau constitué d’écrans à LED. L’ensemble ne construit pas d’emblée une impression d’unité comme le font dans les installations multi-écrans le son et la disposition des écrans. Ici, on est plutôt face à une unité dispersée dont chaque élément se donne à voir individuellement tout en travaillant avec les autres situés dans le même espace. Les toiles disposées le long d’un mur, composition formelle autonome, donnent le ton d’un ensemble conçu comme un arrangement ouvert, à plusieurs centres, organisant des réseaux de significations multiples. La perception et la représentation sont encore ici le cœur du projet. D’emblée, le regard est saisi par la figure du chimpanzé, filmé de dos et se retournant par moments. Deux petites tables invitent à s’asseoir et à positionner un bras sous un écran qui diffuse une image 4K d’un bras du chimpanzé. L’installation joue avec les codes visuels des dispositifs développés dans les expositions didactiques : un écriteau invite à la participation du spectateur et une empreinte dans le bois de la table désigne la place du bras. Dans ce contexte, tout est fait pour laisser croire à un fonctionnement interactif, et l’illusion est troublante puisque, si les mouvements de la main du chimpanzé ne suivent pas ceux du spectateur, le spectateur est, lui, amené instinctivement à suivre ceux du bras du chimpanzé. La porosité entre les corps est évidente, tout comme les différences, et la situation aussi amusante que troublante. Quand le regard s’extirpe du dispositif, il aperçoit alors les mouvements de mains et de jambes d’une femme lévitant dans l’espace, qui font corps visuellement avec ceux de la main du chimpanzé. Un banc disposé très près du panneau LED invite à s’approcher, produisant une perception pixellisée, où la technologie conçue pour l’espace public expose la nature construite de l’image. La femme s’approche elle aussi progressivement de la caméra, un sourire aux lèvres renforçant l’inscription LOVE de son sweet-shirt, jusqu’à déborder du cadre. Elle est suivie par son fils qui, lui aussi, s’approche en flottant dans l’espace. Les scènes de lévitation sont fréquentes chez Eija-Liisa Ahtila, comme dans The Annunciation (2010), installation aussi présentée dans l’exposition. Dans Potentiality for Love, les corps flottent dans une béatitude cosmologique qui rappelle les personnages des peintures religieuses, sauf qu’il ne s’agit pas ici du ciel divin mais du cosmos. Contrairement à la plupart des œuvres de l’artiste, celle-ci ne comporte aucun dialogue. On est dans la mémoire des corps, dans ce moment de l’enfance où l’on s’avance pour embrasser sa mère, lorsque l’image souriante s’efface et que les corps s’enlacent. Le souvenir de cette capacité à se fondre dans le corps rassurant de la mère, à fusionner les émotions, est le point de départ de cette pièce autour de l’empathie. La structure fragmentaire, tenant ensemble des registres narratifs et technologiques très différents, est, comme toujours chez Eija-Liisa Ahtila, une recherche sur la manière dont un récit se raconte autant que sur le sens qui en émerge. Aux explorations psychologiques et politiques se substitue ici une mise en présence d’une complexité qui poursuit les interrogations de Studies on the Ecology of Drama (2014), cherchant à déconstruire la perspective anthropocentrique du cinéma. Comment atteindre une vision non-humaine du monde ? Dans le regard de l’animal ? Dans celui de l’appareil, de la machine de vision ? Dans un corps sans gravité ? L’étude n’est plus discursive, elle se fait exploration sensible. Intégré dans une composition qui le contient et le nécessite physiquement et mentalement, le spectateur n’est pourtant ni l’élément déclencheur ni l’élément unificateur. Il est simplement là, errant dans un espace de potentialités. À distance des névroses du quotidien, cette dernière œuvre d’Eija-Liisa Athila est perturbante à plus d’une titre car elle nous projette dans le devenir de l’humanité et dans sa relation à l’animalité, déjà en jeu dans des œuvres antérieures comme la série photographique Dog Bites (1992-1997) où une femme nue sur un lit prenait des poses évoquant un chien. L’animalité y était explorée dans le regard que l’homme porte sur elle, dans sa réduction à une série de poses ridicules et de regards hagards. L’artiste lectrice de Jakob von Uexküll, d’Elisabeth de Fontenay et d’Agamben poursuit son projet sur la potentialité de l’homme à changer profondément son rapport au monde à travers l’empathie et l’amour. La puissance esthétique de l’ensemble de Potentiality for Love, mais aussi son humour, enclenchent un scénario ouvert vers un défi majeur du devenir de l’humanité.
(Image en une : Eija-Liisa Ahtila, Potentiality For Love, Mahdollinen Rakkaus, 2018.
Photo : Malla Hukkanen © Crystal Eye – Kristallisilmä Oy, Helsinki.)
Eija-Liisa Ahtila, M Museum, Leuven, 18.05—16.09.2018
- Publié dans le numéro : 87
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- Du même auteur : Laurent Grasso : une vision décentrée,
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