Eric Baudelaire, Histoire d’image
Comme beaucoup, nous découvrons Eric Baudelaire en 2006 via The Dreadful Details, alors que cette photographie fait scandale au festival Visa pour l’image de Perpignan dédié au photojournalisme. Ce monumental diptyque décrit plusieurs petites scènes de guerre autonomes, semblant être réunies artificiellement. Le cliché a en effet été soigneusement mis en scène dans un studio hollywoodien où sont tournées des séries télé sur la guerre en Irak. On pense bien sûr à Dead Troops Talk de Jeff Wall (1986). Tout comme lui, Eric Baudelaire joue l’ambiguïté de la fresque picturale et multiplie les références à l’histoire de l’art et à la représentation de la guerre. Viennent en pagaille : Houcine, Manet, Goya, les photos du Vietnam, etc. Sur le panneau de gauche, un homme photographie la scène avec son téléphone portable, renvoi explicite aux images d’Abou Ghraib, et un reporter pointe sa caméra sur des cadavres. Tout le monde est à sa place dans une atmosphère presque sereine. La photographie ferait un outil parfait pour communiquer sur l’action pacificatrice du gouvernement américain en Irak et semble à elle seule résumer l’image de guerre, sa théâtralité et son « odieuse mais indéniable beauté et son pouvoir indivisible de fascination et de répulsion1 ». On comprend la grogne des reporters de Visa pour l’image, dont la pratique est ici renvoyée à un simulacre esthétisant l’horreur. The Dreadful Details apparaît ainsi dans la lignée d’une réflexion sur la représentation de la réalité qui a animé la photographie des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et été marquée par la distanciation brechtienne2. L’enjeu de cette image se trouve cependant ailleurs : en tant que représentation de clichés dont la force est d’engendrer leurs propres mythes, de générer des fictions valables comme réalité. De la réalité à la fiction à la réalité – une mise à nu et en abîme de la tentation documentaire.
Le travail d’Eric Baudelaire semble ensuite marqué par un important tournant où la fabrication d’image cède la place à un intérêt pour le texte et le collage d’informations. Chansons d’automne (2009) réunit dans deux vitrines (encore un diptyque) des articles du Wall Street Journal de septembre 2008 sur la crise financière, où se dissimule le célèbre vers de Verlaine3 diffusé en 1944 à la BBC, préambule au débarquement allié. Avec légèreté, l’œuvre interroge le vacillement d’un modèle économique et les modalités de résistance et d’action possibles dans un tel contexte. Avec The Makes (2010), on retrouve la photographie par le biais d’images en noir et blanc achetées lors de la résidence de l’artiste à la Villa Kujoyama au Japon. Il s’agit d’ensembles de film-stills du cinéma japonais des années 60, auxquels est associée une page arrachée de Ce bowling sur le Tibre, recueil d’amorces de scénarios d’Antonioni. Présentées sur des panneaux, les photos comblent ainsi l’absence d’images de ces « embryons narratifs » et les textes du réalisateur, à la manière de légendes, donnent un sens à des clichés détachés de leur contexte d’apparition. Cette association ouvre la possibilité d’un nouveau film qui se tisse dans l’imaginaire du spectateur et pourrait s’apparenter à un remake si une première version avait un jour été tournée. Les panneaux sont accompagnés par un film aux airs de bonus de dvd, où un critique – Philippe Azoury de Libération – décrit les films de la « période japonaise » d’Antonioni, qui n’a jamais existé. Il propose une analyse fictive où se mélangent écrits du cinéaste, anecdotes avérées sur sa vie et descriptions imaginées.
La parole est également au cœur de L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Adachi et 27 années sans images, son dernier projet présenté à la Synagogue de Delme. Il retrace le parcours de deux personnages aux vies romanesques et l’histoire qui les lie à l’Armée rouge japonaise (ARJ), groupuscule révolutionnaire fondé par Fusako Shigenobu et basé à Beyrouth, soutien actif de la cause palestinienne et du FPLP avec qui il mène des actions aussi spectaculaires que l’attentat de Lod4. On fait d’abord la connaissance de May Shigenobu, la fille de Fusako. Née en 1973 au Liban, elle grandit dans la plus stricte clandestinité jusqu’à l’âge de 27 ans et l’arrestation de sa mère par les autorités japonaises. Elle accède alors pour la première fois à une identité légale et une vie publique – son témoignage sera largement sollicité par les médias et adapté au cinéma. Le second protagoniste, Masao Adachi, est une figure culte du cinéma japonais, réalisateur de pink movies et initiateur de fûkeiron, théorie filmique reposant sur l’usage unique de plans de paysages censés révéler les structures de pouvoir à l’œuvre5. Il rejoint l’ARJ à Beyrouth et devient son interlocuteur auprès des médias jusqu’à son arrestation et son extradition vers le Japon. Une fois encore chez Baudelaire, il est question d’images, de l’incongruité de leur absence dans une période où leur mise en circulation n’a jamais été aussi importante. Les 27 premières années de May sont vierges de documents, ce qui lui a permis par la suite de construire son propre mythe. Adachi, lui, n’a pas cessé de filmer au Liban, de penser le cinéma à travers l’action politique et inversement, mais ses pellicules ont été détruites dans un incendie. L’artiste réalise un film pour combler ce déficit d’images, à la manière du fûkeiron, alternant vues de Tokyo et de Beyrouth sur lesquelles se détachent les voix de May et d’Adachi, expressions intimes ou théoriques d’existences façonnées par un engagement idéologique total. Le grain du Super 8 sème le doute sur l’origine des images projetées qui pourraient correspondre aux rushes rescapés d’Adachi. S’étant en fait rendu à Beyrouth à la demande du réalisateur japonais auquel il était interdit de quitter le territoire national, il collecte en son nom les plans de futurs films qu’il lui est impossible de réaliser. Pour qualifier les différents déplacements (géographique, politique, iconique) qui sont au cœur du film, il emploie la notion d’anabase qui évoque un retour au pays marqué par une errance hasardeuse. On est surpris par le pouvoir de fascination et de séduction des commentaires des deux protagonistes, sentiment ambigu qui n’est nuancé à aucun moment du film. L’artiste ne produit pas un documentaire objectif, mais accepte le déroulement d’une parole construite, comme si l’histoire de l’action terroriste ne s’esquissait qu’au travers de l’émotion et du fantasme. S’il se fait le complice de cette fabrication de soi, il propose en contrepoint un ensemble de sérigraphies monochromes noires de documents liés à l’histoire de l’ARJ, ainsi qu’une publication retraçant la chronologie de la notion d’anabase (de Xénophon à Badiou) et des faits établis sur May et Adachi. Ce projet relève cependant moins d’une approche pédagogique que d’une volonté de mettre en tension les informations, de naviguer entre la projection et la chronologie afin de ne pas laisser la parole des personnages seule garante de cette aventure.
Bien que les œuvres récentes d’Eric Baudelaire adoptent un parti pris esthétique rompant avec ses premières photographies, elles semblent traversées par une même volonté narrative qui passe par la manipulation de documents. C’est tour à tour dans le trop-plein ou l’absence d’images et de récits qu’il décèle les traces ou les possibilités d’une fiction. Sa réflexion sur l’adaptation ou la manipulation du réel relève moins d’une paranoïa à l’encontre de l’image ou de l’histoire que d’une fascination pour l’ambigüité de leur construction.
[1] Pierre Zaoui, « La Fresque aux icônes. À propos de The Dreadful Details d’Eric Baudelaire », Vacarme, n° 37, Automne 2006.
2 En 1930, Bertold Brecht déclare qu’« une image d’une usine Krupp ne dit rien des conditions sociales et de production dans une usine Krupp ».
3 « Les sanglots longs / Des violons / De l’automne / Blessent mon cœur / D’une langueur / Monotone », cité en anglais dans l’œuvre d’Eric Baudelaire.
4 L’action se passe à l’aéroport de Tel-Aviv le 30 mai 1972. Trois passagers japonais sortent d’un avion et ouvrent le feu sur la foule, faisant 26 morts et 80 blessés, avant que deux d’entre eux ne se tuent à leur tour. Revendiqué par le FPLP, cet attentat est considéré comme la première mission suicide du conflit israélo-arabe.
5 Selon ce principe, Masao Adachi réalise A.K.A. Serial Killer composé des paysages qu’aurait pu voir Norio Nagayama de sa naissance à Hokkaido à son arrestation pour quadruple meurtre à Tokyo.
ERIC BAUDELAIRE
A Story About Images
By Raphaël Brunel
Like many, we discovered Eric Baudelaire in 2006 through The Dreadful Details, when that photograph caused a scandal at the Visa pour l’Image festival in Perpignan, devoted to photojournalism. That monumental diptych depicted several small and independent war scenes which seemed to be artificially linked together. The photo was actually carefully staged in a Hollywood studio where TV series about the Iraq war were filmed. Jeff Wall’s Dead Troops Talk (1986) springs to mind, needless to say. Just like him, Eric Baudelaire plays on the ambiguity of the pictorial fresco and increases the references to art history and representations of war. Up come, every which way, Houcine, Manet, Goya, photos of Vietnam, and the like. On the left panel, a man is photographing the scene with his cell phone, an explicit reference to images of Abu Graib, and a reporter is pointing his camera at some dead bodies. Everybody has their place in an almost serene atmosphere. The photograph would make a perfect implement for telling about the peace-mongering programme of the US government in Iraq, and seems to sum up, all on its own, the image of war, its theatricality and its “odious but undeniable beauty and its inseparable powers of fascination and revulsion”.1 The Visa pour l’Image reporters’ discontent is quite understandable, for their praxis here is referred back to a simulacrum which treats horror in an aesthetic manner. The Dreadful Details thus appears in the tradition of a line of thinking about the representation of reality which informed photography in the 1980s and 1990s, and was marked by Brechtian detachment.2 The challenge of this image lies elsewhere, however: as a representation of photos whose strength lies in the fact that they give rise to their own myths, and generate fictions which are as valid as reality. From reality to fiction to reality—an exposure and an endless duplication of documentary temptation.
Eric Baudelaire’s work then seems marked by a major turning-point where the manufacture of imagery gives way to an interest in text and information collages. Chansons d’automne/Autumn Songs (2009) brings together in two display cases articles from the Wall Street Journal of September 2008 about the financial crisis, in which is hidden the famous Verlaine verse3 that was broadcast by the BBC in 1944, as a preamble to the Allied Landings. In a light-hearted way, the work questions the indecisiveness of an economic model and the possible forms of resistance and action in such a context. With The Makes (2010), we are back with photography this time through black-and-white images purchased during the artist’s residency at the Villa Kujoyama in Japan. Involved here are selections of film stills from Japanese cinema of the 1960s, with which is associated a page torn out of Ce bowling sur le Tibre, a compilation of Antonioni script beginnings. Presented in panels, the photos thus make up for the absence of images of these “narrative embryos” and the director’s writings, caption-like, lend a meaning to photos which are detached from the context in which they appear. This association opens up the possibility of a new film which is woven in the spectator’s imagination and might be akin to a remake, if an initial version had one day been shot. The panels are accompanied by a film which has the look of DVD bonuses about it, where a critic—Philippe Azoury from Libération—describes the films of Antonioni’s “Japanese period”—which never existed. He proposes a fictitious analysis where there is a mix of the film-maker’s writings, well-known anecdotes about his life, and imagined descriptions.
Words also lie at the heart of L’Anabase de May et Fusako Shigenobu, Masao Asachi et 27 années sans images, his latest project shown at the Synagogue de Delme. It retraces the lives of two characters with romantic lives and the history which links them to the Japanese Red Army (JRA), a revolutionary cell founded by Fusako Shigenobu, based in Beirut, and actively backing the Palestinian cause and the PFLP, with whom it launched actions as spectacular as the Lod massacre.4 First, we meet May Shigenobu, Fusako’s daughter. Born in 1973 in Lebanon, she grew up in extremely clandestine conditions until the age of 27 and her mother’s arrest by the Japanese authorities. Then, for the first time, she adopted a legal identity and a public life—her story was much sought after by the media, and adapted to the screen. The second protagonist, Masao Adachi, is a cult figure of Japanese cinema, director of pink movies and the initiator of fukeiron, a film theory based on the sole use of landscape shots intended to reveal the structures of power at work. He joined the JRA in Beirut and became its interlocutor with the media until his arrest and extradition to Japan. Once again, with Baudelaire, it is a matter of images, of the incongruousness of their absence in a period when their circulation had never been so great. May’s first 27 years are undocumented, which subsequently enabled her to construct her own myth. Asachi, for his part, has never stopped filming in Lebanon, and thinking about film by way of political action and vice versa, but his films were destroyed in a fire. Eric Baudelaire has made a film to make up for this dearth of imagery, in the manner of fukeiron, alternating views of Tokyo and Beirut against which May and Adachi’s voices are set, private and theoretical expressions of existences fashioned by a total ideological commitment. The Super 8 grain casts doubt about the origin of the images projected, which might tally with Adachi’s surviving rushes. Eric Baudelaire in fact went to Beirut at the request of the Japanese director, collecting in his name the shots for future films impossible for him to make, this latter being prohibited from leaving the country. To describe the different movements (geographical, political, iconic) at the heart of the film, Eric Baudelaire uses the notion of anabasis, conjuring up a homecoming marked by haphazard wandering. We are surprised by the powers of fascination and seduction of the two protagonists’ comments, an ambiguous feeling which is not qualified at any moment in the film. The artist does not produce an objective documentary, but accepts the course of a constructed word, as if the history of terrorist action were only sketched through emotion and fantasy. If he becomes the accomplice in this self-fabrication, he proposes, counterpoint-like, a set of black monochrome silkscreens connected with the history of the JRA, as well as a publication tracing the chronology of the notion of anabasis (from Xenophon to Badiou) and the facts drawn up about May and Adachi. This project nevertheless stems less from a pedagogical approach than from a desire to create tension among information, and tack between projection and chronology so as not to leave the characters’ words as the sole pledge of this adventure.
Although Eric Baudelaire’s recent works adopt an aesthetic slant breaking with his early photographs, they seem permeated by one and the same narrative desire which passes by way of document handling. It is, turn by turn, in the surplus or absence of images and narratives that he reveals the traces and possibilities of a fiction. His thinking about the adaptation and manipulation of reality comes less from a paranoia to do with imagery and story than from a fascination with the ambiguity of their construction.
[1] Pierre Zaoui, “La Fresque aux icônes. À propos de The Dreadful Details d’Eric Baudelaire”, Vacarme, n° 37, Autumn 2006.
2 In 1930, Bertold Brecht declared that “a picture of a Krupp factory says nothing about the social and production conditions in a Krupp factory”.
3 “Les sanglots longs / Des violons / De l’automne / Blessent mon cœur / D’une langueur / Monotone” : “The lengthy sobs/Of the violins/Of autumn/Wound my heart/with a monotonous languor”, quoted in English in Eric Baudelaire’s work.
4 The attack took place at Tel Aviv airport on 30 May 1972. Three Japanese passengers disembarked from an airplane and opened fire on the crowd, killing 26 and wounding 80, before two of them killed themselves. The PFLP claimed responsibility for the attack, which was reckoned to be the first suicide mission in the Arab-Israeli war.
5 Based on this principle, Masao Adachi made A.K.A. Serial Killer consisting of the landscapes which Norio Nagayama might have seen from his birth in Hokkaido to his arrest on four counts of murder in Tokyo.
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- Du même auteur : Nora Turato, Julien Creuzet, Ismaïl Bahri, Flora Moscovici, Eva Barto,
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