Julian Charrière : Espaces culturels
Julian Charrière fait partie de la catégorie des artistes dont le travail est ancré dans des principes scientifiques. Avant de commencer la fabrication des œuvres d’art, ses projets impliquent systématiquement des recherches approfondies, une préparation poussée et un travail sur le terrain. Pourvu d’une immense curiosité, il s’aventure dans des domaines très éloignés de la vie quotidienne contemporaine, sans parler de l’art contemporain, se situant en dehors de la perception linéaire de l’espace-temps. Son travail aborde donc des thèmes aussi vastes que le temps, l’espace et l’humanité, des sujets paraissant impossibles à appréhender. Et pourtant, Charrière parvient non seulement à construire ses projets autour de ces limites, mais aussi à maintenir un cadre conceptuel qui reflète sa ligne directrice.
L’œuvre de Julian Charrière résiste à un étiquetage facile en matière de style, puisque nombre de ses œuvres ne sont pas conçues ou créées de façon conventionnelle, mais sont plutôt des transformations d’objets prélevés dans d’autres espaces ou d’autres conditions. Néanmoins, ses productions finales dégagent une énergie synesthésique cohérente qui reflète l’unité de sa démarche. Dans son travail, le temps et l’espace fusionnent. Sans tomber dans les sciences quantiques, Charrière explore la façon dont le temps perçu croise le temps long géologique, tandis que l’environnement immédiat se mêle à l’immensité planétaire. En jouant avec l’échelle, il fait entrer dans le contexte contemporain historique et artistique des morceaux à taille humaine de matériaux planétaires primordiaux : résurgences d’espaces géologiques anciens. En bref, Charrière fait entrer le temps long dans le présent, incitant à la réflexion sur l’hubris de l’humanité.
Par exemple, l’une de ses premières œuvres, On the Sidewalk, I Have Forgotten the Dinosauria (2013), dans laquelle il extrait, comprime et expose un cylindre de 80 mètres de profondeur du sol berlinois, suggère que les espaces urbains – la terre même sous nos pieds – sont chargés d’informations stratifiées remontant non seulement à des millénaires d’activité humaine, mais aussi à des millions d’années de bouleversements planétaires. Charrière laisse entendre que le temps empilé dans l’espace est une forme de stockage de l’information – peut-être même une façon humaine de reconnaître les données. Ce sont précisément ces quelques milliers d’années d’existence humaine, bref moment à l’échelle planétaire, qui ont déclenché la pleine appropriation culturelle de l’espace. De plus, et c’est un point crucial pour nous, cette altération constitue le seul cadre perceptif à travers lequel nous, les humains, sommes capables d’appréhender notre environnement.
Dans son travail, Charrière explore des espaces culturels (mines, sites nucléaires, villes) et non naturels (forêts vierges, glaciers, volcans). Paradoxalement, par son intervention artistique – et par l’extraction éventuelle de spécimens présentés comme des œuvres d’art devenant eux-mêmes des objets culturels –, les lieux changent de signification. En agissant physiquement dans la nature et en la présentant d’une manière inédite, il la rend accessible à la compréhension culturelle humaine.
L’influence des ready-mades de Duchamp est palpable dans le travail de Charrière, bien qu’il aille plus loin en modifiant physiquement ou perceptivement les objets. Dans son œuvre Soothsayer (2021), par exemple, un gros bloc de charbon est sculpté afin de laisser suffisamment de place pour accueillir une tête humaine, le transformant d’une masse de combustible en un outil de divination. Sooth, terme archaïque en anglais désignant la vérité (truth), est d’ailleurs aussi la racine de soothe (apaiser). Placer sa tête dans le charbon peut permettre de prédire l’avenir, de lire dans les boyaux de la terre, tout comme les anciens pratiquaient l’anthropomancie, prophétisant sur les entrailles des hommes et des femmes qui mouraient sacrifié·es. Ou bien, le charbon pourrait nous réconforter, apaiser l’anxiété permanente face à l’impératif de changer, en nous enveloppant dans la familiarité de notre modèle de consommation.
En suivant l’exemple ci-dessus, nous nous pencherons sur l’œuvre Tropisme (2014), dans laquelle Charrière a cryogénisé un certain nombre de plantes dont les espèces sont originaires de la période du crétacé. Datant d’il y a plus de 100 millions d’années, elles continuent d’exister aujourd’hui comme plantes d’intérieur ordinaires, tels les orchidées ou les cactus. En les conservant à -20 °C dans des réfrigérateurs spéciaux, tout en les couvrant d’une fine couche de glace ressemblant à de la poudre blanche, l’artiste transforme les plantes en futurs fossiles exothermiquement protégés de l’entropie et de la décomposition.
Dans d’autres œuvres, les spécimens restent inchangés, mais leur contexte visuel et leur présentation sont entièrement modifiés. Le projet Panchronic Garden (2022) présente un assemblage d’espèces végétales apparues cette fois-ci il y a quelque 300 millions d’années. Dans des salles d’exposition éclairées uniquement par une lumière infrarouge, évoquant une cave ou un sous-sol engloutis dans lesprofondeurs de la terre, les plantes semblent sombres, presque noires comme du charbon, en référence à la période géologique de leur berceau, le carbonifère (« charbonnier »). Ces fougères, prêles et cycas sont les descendants de la flore qui a porté les vastes réserves de charbon – cette lumière solaire photosynthétisée et fossilisée. Ce sont elles, les ultimes nourrices de la révolution industrielle, l’habitat du Soothsayer. Ponctuellement, des éclairs stroboscopiques évoquant une foudre muette ou peut-être des explosions évanescentes nous replacent à une époque contemporaine avec des forêts ordinairement vertes, nous enfermant dans un cycle de naissance, de décomposition et de consommation.
Dans Call for Action (2024), Charrière renonce totalement à l’extraction physique d’échantillons en faveur de la création d’un lien entre les environnements humains contemporains et l’espace d’origine. L’œuvre relie la forêt nuageuse andine de l’Équateur à un public sur la Marktplatz de Bâle par le biais d’une communication vidéo et téléphonique en direct. Les visiteur·euses sont invité·es non seulement à observer et à entendre la forêt, mais aussi à lui parler, leurs voix étant retransmises et se mêlant au chant des oiseaux équatoriens. Dans une suite conceptuelle, entre Call for Action et Panchronic Garden, on retrouve le film Towards No Earthly Pole (2019). Ici, l’artiste montre des paysages glaciaires du Groenland, de l’Islande, des Alpes et de l’Arctique, dans des décors fondamentalement modifiés et non naturels, créant des vues inquiétantes et inédites. À l’instar du Panchronic Garden, l’espace terrestre apparaît parfois souterrain, comme les vestiges enfouis d’un monde passé. Réalisant ses prises de vue dans l’obscurité, sous un ciel nocturne, n’éclairant les paysages qu’à l’aide d’une lumière artificielle unidirectionnelle, Charrière produit un effet de clair-obscur impossible à obtenir dans la vraie vie.
D’un point de vue sémiotique, Charrière se livre à un double jeu complexe. D’une part, en extrayant des échantillons d’un espace plus vaste et en changeant leur contexte perceptif, le signifiant (une plante) est condensé en une synecdoque, transformant ainsi le signifié (la représentation d’une forêt). Un espace non culturel (la forêt vierge) devient donc culturel. D’autre part, via le processus décrit ci-dessus, il contourne complètement le signifiant original (la plante) et agit directement sur le signifié (la représentation d’une forêt), offrant ainsi une perception entièrement nouvelle de la forêt vierge. Ce processus se produit également lors de la transformation d’espaces culturellement chargés, tels que les mines ou les villes, où, par sa pratique, l’artiste modifie la valeur culturelle et l’appréhension de l’endroit.
Ce qui peut sembler être un rapport sur l’état actuel de la forêt équatorienne ou un film documentaire sur les glaciers est en fait une transfiguration, par laquelle Charrière modifie les conditions et les perceptions afin de créer des espaces culturels nouveaux ou renouvelés. Son travail est fascinant précisément en raison de ce processus de transformation de la nature en culture, en la présentant à travers des objectifs visuels et conceptuels uniques, fournissant de nouvelles projections et perspectives humaines. L’idée qu’un lieu devienne « culturel » n’est pas liée à son âge, mais à la signification que les humains lui attribuent, qui peut changer, diminuer ou augmenter avec le temps. En effet, la culture n’est rien d’autre que la condensation des manières humaines de percevoir, et Charrière s’intéresse particulièrement à l’exploration des fluctuations de la substance culturelle. Aujourd’hui, nous vivons sur ce que Charrière appelle une « planète culturelle(1) », car la plupart des lieux sur terre ont été déformés par l’activité humaine, soit par l’observation et l’adaptation, soit par l’exploitation, l’excavation et l’épuisement.
Certains lieux cessent d’être culturels dès qu’ils quittent l’imaginaire humain et sont récupérés par la nature. Son film Controlled Burn (2022) peut être considéré comme une projection surréaliste d’un point zéro de la transformation culturelle. S’inspirant de ses projets passés sur les sites radioactifs abandonnés, comme Semipalatinsk et l’atoll de Bikini, Controlled Burn met en scène un renversement potentiel de l’influence culturelle. L’œuvre a été conçue à l’origine pour la Fondation Langen comme une déconstruction de la « pyromodernité ». Filmé dans une mine de charbon désaffectée, le film est inspiré par la région de Düsseldorf, énergétiquement chargée par la présence du nucléaire et de l’extraction du charbon. Charrière met l’accent sur le feu, notre allié historique dans l’évolution technologique et culturelle, et dont le rôle a progressivement fusionné avec les aspects intangibles et invisibles de la vie moderne, tels que l’électricité et les données numériques. Autrefois force visible, le feu est aujourd’hui confiné dans des processus cachés – moteurs à combustion, systèmes de chauffage –, illustrant la façon dont nos besoins et nos projections culturelles révisent les éléments au fil du temps.
L’un des lieux où le film est projeté, l’ancien fort Sainte-Agathe, une extension de la Villa Carmignac sur l’île de Porquerolles, illustre cette transformation. L’objectif initial du fort, autrefois organisé autour de la survie et de la sécurité, s’est déplacé vers l’enrichissement artistique. Dans ce contexte de métamorphose continue, l’œuvre de Charrière résonne profondément avec notre humanité, suggérant que les changements culturels peuvent également signaler des fins culturelles. Tout au long du film, nous sommes confrontés à des menaces tangibles qui pèsent sur notre existence, faisant écho au destin d’espèces déjà disparues. Charrière remet en question l’illusion du contrôle et de la responsabilité dans la spoliation continue de l’environnement et l’autodestruction potentielle de l’humanité.
Dans ce film, l’artiste explore l’inversion de la linéarité du temps, avec des feux d’artifice qui implosent plutôt que d’exploser, symbolisant la réversibilité de la ligne temporelle humaine – une sorte de guerre auto-infligée. Le titre, qui fait référence aux incendies allumés par les humains pour manipuler l’assemblage de végétation et de matières en décomposition dans les paysages, souligne le sentiment illusoire de contrôle que nous croyons exercer sur la nature. Les feux d’artifice qui implosent nous touchent avec une poésie blessante au plus profond de notre genèse : le Big Bang était-il une explosion ou une implosion ? Comment notre galaxie, notre Soleil ou notre planète se sont-ils formés ? Comment la vie est-elle apparue, et à quel point est-elle fragile ? Enfin, quelle est son importance dans l’ordre des choses ?
Le film se poursuit avec ce que l’on peut considérer comme de riches constellations qui se transforment en pluies de météorites. S’agit-il d’étoiles filantes qui écoutent nos vœux ou de terrifiantes dernières images perçues par les anciennes espèces de Terra ? Pourtant, toute fin est un commencement, et ainsi, un cycle. Que sont les espèces, si ce n’est une continuation des formes ? Les humains, comme toutes les autres créatures, font partie de cette séquence d’existence en constante évolution.
Bien entendu, toute interprétation de l’art est avant tout une projection. Cependant, ce qui distingue l’œuvre de Julian Charrière à mes yeux est l’absence apparente d’un jugement moral dualiste. Il ne dépeint pas la nature comme intrinsèquement bonne ou mauvaise, pas plus qu’il ne positionne les humains comme essentiellement vertueux ou destructeurs. Il cherche plutôt à nous présenter comme faisant partie d’un ensemble plus vaste, porteur de droits et, surtout, de responsabilités – apparaissant à un moment donné et destinés à disparaître. Pour l’instant, notre présence est encodée dans nos constructions sociétales, projetant inévitablement la cartographie culturelle sur notre environnement et transformant tous les lieux que nous apprenons à connaître en espaces culturels. Serait-ce là l’essence de la légende du roi Midas ?
« Midas, roi de Lydie, se gonfla d’abord d’orgueil lorsqu’il découvrit qu’il pouvait transformer en or tout ce qu’il touchait. Mais lorsqu’il vit sa nourriture devenir rigide et sa boisson durcir en glace dorée, il comprit que ce don était un fléau et, dans son dégoût de l’or, il maudit sa prière(2). »
Les prochaines expositions de Julian Charrière en France poursuivent son exploration fervente de la nature. À l’automne 2024, il présentera une exposition personnelle au Palais de Tokyo à Paris, dévoilant un tout nouveau corpus d’œuvres axé sur les volcans. Fidèle à ses sujets de prédilection, il plongera plus profondément sous terre, remontant plus loin dans les temps géologiques, offrant la scène à ces témoins puissants et indomptés de la métamorphose continue de la Terre. En 2025, il entamera une nouvelle collaboration avec la Villa Carmignac en s’installant au fort de Sainte-Agathe pour les trois prochaines années.
1. Julian Charrière: For They That Sow the Wind, London, Ziba Ardalan/Parasol Unit Foundation for Contemporary Art, 2016. p. 105
2. Claudian, In Rufinum Liber Primus, Contre Rufinus 1, vol. LCL, Cambridge, Harvard University Press, 1937, p. 37.
Head image : Julian Charrière, Controlled Burn, 2022.
Film still. Copyright the artist ; VG Bild-Kunst, Bonn, Germany.
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