Julien Creuzet

par Raphael Brunel

De Caen à Turin, de Paris à Dakar, de Lyon à Chicago, le travail de Julien Creuzet a bénéficié ces dernières années d’une importante visibilité, naviguant d’un point à l’autre en développant une réflexion tout en mouvement et en relation. Si, chez l’artiste, les titres tiennent une place essentielle, celui d’Opéra-archipel fait figure d’énoncé programmatique, tant les termes qui le composent informent sur les principes actifs de sa pratique. De l’opéra, drainant le spectre de l’œuvre d’art totale, il conserve la profusion et la collision des médiums, les liens qui se tissent entre la voix, la sculpture, le corps et la musique, dans une logique non plus de la totalité close mais du fragment, de l’éparpillement, préférant l’addition à l’absorption. Là intervient la notion-clé d’archipel qui caractérise un espace géographique discontinu, un chapelet d’îles émergeant ça et là des flots pour former un réseau en pointillé mais non moins cohérent. Elle renvoie aussi bien sûr aux Antilles où l’artiste a grandi (en Martinique, plus précisément) et à sa sphère littéraire et culturelle, notamment à Edouard Glissant et sa « pensée archipélique », dont les concepts de « Tout-Monde », de « relation » ou de « créolisation », forgés en réaction à ceux de globalisation ou d’universel, irriguent de part en part le travail de Creuzet. Il n’est évidemment pas le premier artiste à convoquer de tels principes mais ceux-ci semblent trouver chez lui une forme de transparence voire de littéralité, induire une adéquation entre les enjeux plastiques, affectifs et théoriques.

Ainsi, Opéra-archipel, initié en 2015 lors d’une résidence à la Galerie, centre d’art contemporain à Noisy-le-Sec, regroupe vidéos, sculptures, textes ou performances, chaque fragment étant pourvu d’un sous-titre qui l’autonomise tout en l’intégrant à une collectivité mouvante, répondant moins à une logique d’épisodes de série télé que de constellation. Ce projet protéiforme s’attache à explorer, à partir de sources comme l’opéra Les Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau ou la revue Toutes nos colonies publiée dans les années 1930, les mécanismes qui ont façonné en Occident un imaginaire associé à un lointain fantasmé et à déceler dans nos habitudes alimentaires et vestimentaires, dans nos gestes et nos danses, dans l’architecture et la végétation des villes, les survivances et nouveaux visages de cet exotisme. Il sonde ces zones parfois liminales et potentiellement frictionnelles où l’ailleurs et l’ici, le passé et le présent, l’intime et le collectif se rencontrent. À travers ses œuvres, Julien Creuzet joue avec ambiguïté de l’exotisme. Il ne cherche pas à l’évacuer mais à le déplacer en l’appréhendant en termes de circulation et de relation.

Julien Creuzet, La pluie a rendu cela possible depuis le morne en colère,
la montagne est restée silencieuse. Des impacts de la guerre, des gouttes missile. Après tout cela, peut-être que le volcan protestera à son tour. — Toute la distance de la mer (…), 2018.
Photo : Aurélien Mole / Bétonsalon – Centre d’art et de recherche.

Ces questions de migration et d’identité se retrouvent au cœur de la double exposition qu’il présente de manière concomitante, sous la houlette de Mélanie Bouteloup, à la Fondation d’entreprise Ricard et à Bétonsalon. Comme les deux faces d’une même pièce, chaque chapitre-lieu possède un titre, démesurément long et faisant déjà figure de récit, extrait d’un poème qui vient structurer et lier l’ensemble de la proposition : « La pluie a rendu cela possible depuis le morne en colère, la montagne est restée silencieuse. Des impacts de la guerre, des gouttes missile. Après tout cela, peut-être que le volcan protestera à son tour. — Toute la distance de la mer (…) » pour Bétonsalon et « Toute la distance de la mer, pour que les filaments à l’huile des mancenilliers nous arrêtent les battements de cœur. — La pluie a rendu cela possible », pour la Fondation Ricard. À travers cette boucle, cet aller-retour que dessine l’association des deux titres et où l’eau joue toujours un rôle central et ambigu, on comprend à quel point l’exposition constitue pour Julien Creuzet l’occasion de mettre en place des fictions d’où émergent, sans qu’il cherche à en expliciter les tenants et les aboutissants, des histoires de déplacements (de populations comme de biens culturels, de végétal ou d’animal), de naufrage ou de cyclone, de plantes tropicales ou de créatures marines toxiques, de refoulé colonial et de catastrophe écologique, d’échange économique et de finitude de l’espèce humaine. Autant de récits de flux et de stream sur lesquels vient se poser le flow de celui qui a un moment envisagé de devenir rappeur et dont le chant supporté par une instru minimaliste résonne dans l’espace (une bande-son dédiée à chaque lieu), accompagnant le spectateur dans sa déambulation et faisant tenir entre eux les différents maillons de la trame narrative que tisse l’exposition. Les paroles n’ont pas de portée discursive. Elles ne jouent pas le rôle qui est celui d’une légende pour une image mais fonctionnent davantage comme une présence qui met en partage et relie à la manière de la voix du conteur qui, comme l’écrit Walter Benjamin, a « la faculté d’échanger des expériences[1] », à partir de la sienne propre ou de celles qui lui ont été rapportées, sans jamais chercher à y mêler d’explications.

Julien Creuzet, Toute la distance de la mer, pour que les laments à huile des mancenilliers nous arrêtent les battements de cœur. — La pluie a rendu cela possible (…), 2018.
Photo : Aurélien Mole / Fondation d’entreprise Ricard

À propos de la dimension formelle du travail de Julien Creuzet, on serait tenté de mettre en regard la figure du conteur benjaminien avec celle du bricoleur que Claude Levi-Strauss décrit dans La Pensée sauvage comme étant à même « d’élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d’autre ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements : […], des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société[2] ». Et il paraît assez logique qu’à travers cette pensée archipélique qui anime l’artiste, les pratiques de l’assemblage ou du collage tiennent une place privilégiée. Ses œuvres sont en effet conçues à partir de matériaux hétéroclites glanés ou chinés ici et là, objets manufacturés ou issus du quotidien comme éléments naturels, qui l’intéressent pour leur charge symbolique ou culturelle, comme s’ils contenaient des « messages en quelque sorte pré-transmis[3] ». Ainsi écran plasma et téléphone portable, carlingue et siège d’avion, fossile et coquillage, vêtement usagé et statuette en bois, fleur d’oranger et eau de rose viennent alimenter un répertoire formel toujours en mouvement. S’ils sont parfois exposés comme des ready-made, ces différents composants font généralement l’objet de manipulations qui donnent lieu à de nouvelles images et significations. Une natte africaine qu’il détisse et associe avec un morceau de jean ou une planche de MDF tout comme des formes tubulaires façonnées à partir de plastique coloré fondu – dans lequel divers artefacts paraissent parfois absorbés comme dans un phénomène de concrétion – pourront par exemple figurer une plante ou une algue et amorcer une multitude de pistes interprétatives. À la fondation Ricard et à Bétonsalon, le pétrole, omniprésent, principalement à travers le plastique mais aussi le colorant alimentaire dont l’artiste enduit certaines surfaces, semble se répandre dans les espaces. Écho aux figures de toxicité convoquées par les titres (le mancenillier et la galère portugaise), il pourrait tout autant renvoyer aux mouvements de l’économie mondiale ou à la nature géologique des fonds marins. Malgré les sujets abordés et certains gestes (brûler, creuser, défaire, etc.), les archipels mis en place par Creuzet ne cherchent pour autant pas à heurter ou à entrer en confrontation avec le spectateur ; il s’en dégage presque au contraire une paradoxale tranquillité.

Julien Creuzet, Toute la distance de la mer, pour que les laments à huile des mancenilliers nous arrêtent les battements de cœur. — La pluie a rendu cela possible (…), 2018.
Photo : Aurélien Mole / Fondation d’entreprise Ricard

Il n’est d’ailleurs pas évident d’inscrire son travail dans un champ référentiel précis. Si l’usage symbolique de certains objets peut rappeler les procédés d’artistes ayant travaillé sur l’identité africaine-américaine ou les questions postcoloniales comme David Hammons, Rashid Johnson ou Kapwani Kiwanga, sa pratique de l’assemblage mêlant productions sculpturales plus ou moins brutes, biens de consommation, vidéo, poésie et fiction tend à le rapprocher sur certains points d’artistes aux préoccupations a priori fort éloignées comme David Douard, Sarah Tritz ou Paul Maheke. Quoiqu’il en soit et sans chercher à trancher sur les filiations, Julien Creuzet déploie patiemment ses récits complexes en mettant en œuvre un appareillage théorique et formel qui ne cesse de chercher à produire, comme dans tout processus de créolisation, de l’inattendu.

[1] Walter Benjamin, « Le Conteur, réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov » (1936), œuvres III,

Paris, Folio/Essais, Gallimard, 2000, p. 115.

[2] Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 36.

[3] Ibid, p.34.

(Image en une : Julien Creuzet, La pluie a rendu cela possible depuis le morne en colère,
la montagne est restée silencieuse. Des impacts de la guerre, des gouttes missile. Après tout cela, peut-être que le volcan protestera à son tour. — Toute la distance de la mer (…), 2018. Photo : Aurélien Mole / Bétonsalon – Centre d’art et de recherche.)


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