Julien Creuzet
Quelle est la hauteur standard d’une chaise ? Quelle est la profondeur d’un placard ? Dès ses débuts, en 2008, Julien Creuzet passe au peigne fin son quotidien, décortique dans chaque chose le poids du passé et décèle la charge toujours politique qui se joue dans l’infraordinaire. Sa vie personnelle et les évènements qui la traversent nourrissent le regard qu’il porte sur le monde et imprègnent ses œuvres, sans que le code ne soit pourtant jamais donné, à la manière d’un magicien qui ne livre pas ses secrets mais nous envoûte de ses tours. Par son expérience située, il n’en adresse pas moins des problématiques universelles et actuelles. À l’époque de la crise de 2008, quelle place pour l’individu, si la souveraineté même des États est mise à mal par la montée en surpuissance des agences de notation comme Standard & Poor’s ? En jouant sur la polysémie du mot standard, il nous ballotte d’une domination à une autre : de la financiarisation contemporaine et ses critères de stabilité abstraits, aux cargos négriers et à leurs espaces normés et optimisés, traitant, l’un et l’autre, les corps et les vies comme des chiffres ou des marchandises.
À rebours du modèle des artistes américains conceptuels, il déploie des formes précaires, agrège des éléments organiques à des matériaux de récupération aux contours instables : sucre, coquillage, sangle, vêtement, cheveux… Rudiments plastiques qui amorcent son vocabulaire esthétique en continuelle expansion. Il pose aussi les jalons tangibles d’une dénonciation systématique de la toxicité et de l’empoisonnement colonial dans des détails des plus anodins : des carrés de sucre empaquetés de Standard & Poor’s, Cuore, 2012, au roucou d’Opéra-archipel, j’ai vu le ciel en feu […], 2015, qui recouvre le plafond du Frac Basse-Normandie – une référence à l’importation d’épices caribéennes qui donnent leur couleur orange à la mimolette –, jusqu’à l’échelle du scandale, celui notamment du chlordécone qui fait pourrir les bananes et les corps humains dans la vidéo Mon corps carcasse […], 2019. Tantôt suggérés, tantôt placardés, comme dans l’exposition « Toute la distance de la mer […] », en 2018, à la Fondation Ricard, les rebuts toxiques de l’esclavagisme sont enfin révélés au vu et au su de toustes.
Loin d’en rester à une altération des normes purement formelles, Julien Creuzet défie également la pensée normative et ce qu’elle impose à la création artistique. L’idée du Beau est le produit de grilles académiques, l’expression d’une domination et d’un contrôle intellectuel, de la primauté du rationnel. La victoire de l’entendement sur le sensible, qui nous pousse vers le cartel avant de chercher l’œuvre. Au début des années 2010, Julien Creuzet insuffle un élan poétique qui ne le quitte plus. Il fait de la place au dire, dans ses premières vidéos, et à l’écrit, dans ses titres qui deviennent des ouvertures physiques pour ses œuvres. Plutôt que de comprendre à tout prix, il s’agit de vivre et de ressentir, par des mises en espace frontales et minutieusement orchestrées, ou par un coup d’air fortuit qui fait bouger une sculpture à notre passage. Cette déconstruction du savoir scientifique est parachevée par le recours à des sources conceptuelles et artistiques en marge de la pensée dominante, par les voix des minorités, telle celle d’Aimé Césaire dans sa pièce de théâtre, La tragédie du roi Christophe, sur la révolution haïtienne, mise en regard de l’histoire d’un temple vaudou de Pigalle dans la vidéo Les Possédés de Pigalle […], 2023. De David Hammons à Wifredo Lam, à qui Julien Creuzet rend hommage dans la vidéo Dans les profondeurs de Lam […] (2014). De Nicki Minaj, dont le poster jaillit d’un panier en osier, au groupe de musique X-Mayela, dont les affiches font partie de l’exposition collective « Scroll Infini » à la Galerie Noisy-le-Sec, en 2015. Dans Oswald de Andrade […], 2021, il met en scène son alter ego ectoplasmique qui égraine une bibliographie constituée en collaboration avec Estelle Coppolani, poète et écrivaine. Sans hiérarchie des savoirs, mais plutôt comme un carrefour, son corpus référentiel donne une profondeur théorique et un charme populaire aux œuvres, avec pour trait d’union, la pensée d’Édouard Glissant. À partir de 2015 et les premières occurrences d’Opéra-archipel, l’artiste manifeste son ancrage dans la vision archipélagique du penseur, transposant plastiquement ce concept. Chaque élément devient ainsi un îlot émergeant d’un ensemble plus vaste, un « chaos-monde », où le submergé est invisible mais existe pourtant dans les respirations, les espacements, les vides. Le tout, même dispersé, tient ensemble et parvient à se rassembler sans passer par un centre culminant.
Opéra-archipel est en outre l’occasion de démanteler deux archétypes narratifs et culturels qui entretiennent une exotisation raciste des colonies françaises : Les Indes galantes, opéra de 1753 de Jean-Philippe Rameau, et le magazine des années 1930, Toutes nos colonies. Avec ces deux références problématiques, Julien Creuzet conçoit l’exotisme comme une manifestation de l’identité-relation, toujours définie par son rapport aux autres et par le processus de passage. Il piste les vécus et les ressentis de cet exotisme entre la France, la Martinique ou encore le Brésil, et dans chaque recoin que la diaspora africaine traverse de part en part ; ce que Paul Gilroy appelle l’Atlantique noir « comme espace de construction culturelle transnationale ». Dans la vidéo Zumbi Zumbi Eterno, 2023, créée pour la trente-cinquième Biennale de São Paulo, et présentée au Magasin-CNAC à Grenoble, il nous entraîne au fond de l’Atlantique, dans le sillage de Zumbi dos Palmares, icône de la résistance anticolonialiste, dont le corps transparent est rempli d’éléments historiques et religieux – machettes, poisson au fufu, fleur de datura – hautement symboliques pour l’émancipation des peuples esclavagisés. Le bruit de l’eau, les percussions, le poème chanté revendiquent la transmission de cette mémoire dans une résistance silencieuse et méditative. Des profondeurs de l’océan semble alors monter le murmure des corps jetés par-dessus bord lors de la traite des esclaves. Ces oubliés grossissent la communauté des invisibles, les marges et les tares de l’histoire qui composent pour autant le panthéon personnel de l’artiste ; ils sont rassemblés aux côtés de divinités et sont dotés d’une puissance magique.
La quête de l’ancestralité habite ses œuvres, puisant dans les rites et les croyances afro-religieuses : ici, le jeu de cauris, aux pouvoirs divinatoires qui permettent d’invoquer les esprits ; là, Mathilda Beauvoir, « Manbo », prêtresse d’un temple vaudou. La statuaire africaine devient sa cosmogonie personnelle, roulée dans du tissu dans Standard & Poor’s, afro-américain, 2013, cousue au fil d’or dans Nos mouchoirs agités […], 2015, retenue par un étendoir dans Vital mouvement […], 2016, animées et dansantes dans Sonjé yo, 2022.
Par entrechoquements, l’appel vers l’au-delà et la communion mythologique se retrouvent liés aux outils digitaux, ordinateurs, téléphones… Internet étant pour l’artiste un territoire à occuper et à subvertir. Dans la vidéo Oh Téléphone, oracle noir […], 2015, qui donne son titre à l’exposition du Magasin-CNAC (préambule de la soixantième Exposition internationale d’art – Biennale de Venise, pendant laquelle l’artiste représentera la France), le téléphone devient pierre obsidienne, talisman auquel il remet la protection de son travail. Ses œuvres sont truffées d’allusions digitales, comme une forme d’obsession ultracontemporaine : dans Je me martèle la tête […], 2014, il s’agit de Google Drive ; à la Galerie de Noisy-le-Sec, en 2015, l’exposition était intitulée « Scroll infini ». C’est en plus l’immédiateté de l’outil qu’il s’approprie et qui l’a accompagné dès ses premières vidéos low-tech, comme J’ai fait plusieurs fois le même rêve […], 2014, où il fait bouger une image rhodoïd de navire devant le capteur de son téléphone, jusqu’aux installations plus récentes, où les écrans vidéo ont le format vertical élargi des écrans de téléphone.
Les émojis viennent quant à eux s’ajouter aux langues française, anglaise et créole, qu’il mélange dans ses poèmes, tantôt récités, chantés ou écrits dans une sorte de tentative de communication universelle, où la danse, la musique, les corps font autant langage et permettent de combler les écueils de l’oralité.
Avec Opéra-archipel en 2015, la danse prend une place considérable dans son travail, d’abord par une lecture-performance danses païennes et corps critiques, organisée avec l’Afro Caribbean Jo’School (association de danse de Noisy-le-Sec), Ana Pi (danseuse et chorégraphe), Fannie Sosa (sociologue et performeuse) et Elsa Dorlin (philosophe), mêlant réflexions sur l’érotisation des corps noirs, d’une icône à une autre, de Joséphine Baker à Rihanna, jusqu’à la performativité de la résistance par la danse. Le corps dansé porte en lui des héritages à transmettre et à conserver, dans la vidéo Crossroad, 2022, son alter ego transparent apprend à danser le bèlè, tradition des peuples esclavagisés, une mise en mouvement émotionnelle des corps, une manière incarnée de « se changer en s’échangeant » selon les mots d’Édouard Glissant.
L’attachement de Julien Creuzet à la rencontre des langages se décline aussi dans les matières choisies pour les sculptures. À partir de 2017, celles-ci deviennent filaires, câblées, suspendues dans l’air, potentiellement « sans lieu et sans passé », vouées peut-être à disparaître, une précarité comme celles des « éléments disséminés » d’Édouard Glissant. Aériennes, elles semblent parfois ployer tels des roseaux, écrasées par les réminiscences coloniales qui les infiltrent. Elles tiennent par des jeux d’équilibre et des contrepoids entre leurs différentes composantes. L’artiste procède par associations et par collages, et longue serait la liste de tous les éléments qui affleurent dans ses sculptures : plumes, riz, emballages plastiques, fourchettes, peaux de chèvre, bouts de chaussures, citron… Des présences parfois singulières, parfois récurrentes, comme le sont les bouteilles : en plastique dans la photographie et installation J’ai marché, pour photographier, mes formes-mondes, 2014, en verre dans Opéra-archipel, sépulture, les toucans, les perroquets sont les oiseaux les plus coloriés […], 2015, recouverte d’un filet à cheveux doré dans Opéra-archipel, la goutte d’or […], 2015. L’imaginaire oscille entre bateaux en bouteille, symbole d’un autre temps et des traversées du commerce triangulaire, ou bouteilles de rhum, symbole de l’exploitation sucrière et de l’esclavage.
Les sculptures dessinent dans les espaces des lignes d’horizon, des géographies morcelées et projetées en des ombres presque cabalistiques. La cartographie, qu’elle soit mentale ou plastique, suspendue ou découpée au laser et posée au sol, nous fait faire l’expérience de l’insularité, du surgissement terrestre dans une étendue d’eau, et de l’errance comme refus de l’imposition d’un point de vue unique.
Ce principe du collage, Julien Creuzet l’applique également dans ses vidéos, en superposant différents régimes d’images et de pistes sonores. Sa voix énonçant un poème s’entrelace à des rythmes musicaux entêtants. On est entraîné par les tonalités afro-pop, séduisantes et dynamisantes, pour se confronter ensuite à des représentations éminemment politiques et dénonciatrices. Dans cloud cloud glory […], 2020, il est intervenu par découpage ou rehaussement sur des illustrations de livres d’anthropologie : des végétaux, des animaux ou des figures humaines, objets de curiosité auxquels il redonne un statut de sujet et qu’il extrait de leur invisibilisation et stigmatisation. Dans mon corps carcasse […], 2019, son poème, mis en musique par Mo Laudi, devient une ritournelle qui pulse aux sonorités contemporaines ensorcelantes – permettant d’ouvrir un récit grave sur le chlordécone –, est saccadé entre des montages 3D, des jeux et clips vidéo mêlés à une esthétique années 1990. Baignant dans un rouge sang, le flot vient se coller à la rétine : drapeau français, bananes, pilules, globules, pièces de monnaie. Un shoot visuel et sonore qui vient nous habiter et qui nous suit bien après l’avoir reçu.
Enfin, impossible de finir ce texte, sans mentionner la dimension humaine de chaque œuvre, le compagnonnage qui irradie l’ensemble des expositions. Julien Creuzet a tissé autour de lui, sans pour autant en être le centre, un archipel relationnel. D’année en année, depuis la première occurrence à la galerie Dohyang Lee, d’affinités plastiques en affinités intellectuelles et sensibles, se dessine une famille de travail choisie, composée d’artistes, de penseureuses, de danseureuses, parfois de jardiniers, comme à la Galerie de Noisy-le-Sec. Un voisinage à l’image du concept d’identité-relationd’Édouard Glissant, faite de processus, de compositions et recompositions, ponctuée de formes et de traces matérielles que sont les œuvres.
1 Yan Ciret, Chroniques de la scène monde : essais et entretiens, La passe du vent, 2000
2Ibid.
3Ibid.
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Head image : Julien Creuzet, Fondation d’entreprise Ricard , 23.01 – 19.02.2018. Photo : Aurélien / Fondation d’entreprise Ricard.
- Publié dans le numéro : 108
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- Du même auteur : Ndayé Kouagou, Chloé Delarue ,
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