Kapwani Kiwanga

par Caroline Hancock

Space Is The Place

Afin de filmer The Repatriation of Sun Ra (Le rapatriement de Sun Ra)1 (2009), Kapwani Kiwanga a parcouru les États-Unis pour faire des recherches sur l’histoire extraordinaire de Sun Ra (1914-1993), musicien et mystique qui, selon certaines sources, vivrait toujours sur la planète Saturne. Lors d’une série d’entretiens épiques, elle a collecté les témoignages de ses amis du monde de la musique – Ahmed Abdullah, Michael D. Anderson, Charles Blass, On Ka’a Davis, Melvin Gibbs, Craig Harris, Warren Smith, Greg Tate – et rencontré John F. Szwed, l’auteur de Space Is The Place, long métrage de 1972 dont Sun Ra est le personnage principal. Kiwanga leur a demandé à chacun une description des traits caractéristiques du visage de Ra. Elle a ensuite passé ces enregistrements à un policier de Lille, Patrick Morel, qui a tenté de réaliser un portrait robot de Sun Ra basé sur ces descriptions subjectives et distordues par le temps. Le policier explique que ce « n’est pas comme une photo », de sorte qu’il se trouve quasiment à décrire de façon abstraite l’acte même de création. Ces références trouvent d’intéressants échos dans Temps mort (2009) de Mohamed Bourouissa et Untitled (2010) de Neil Beloufa. Fiction documentaire et artistique basée sur un montage d’extraits d’entretiens divers, cette vidéo entretient des similitudes avec les travaux de Eija-Lisa Ahtila, Zineb Sedira ou Sharon Hayes par exemple, mais avec une tournure typiquement humoristique ponctuée d’ironie, brouillant les distinctions entre réalité et fiction. En effet Kiwanga consulte également des scientifiques et des astronomes – trois experts associés au SETI en Californie, un spécialiste du Jet Propulsion Laboratory, ainsi que Jean-Pierre Luminet du CNRS à l’observatoire de Paris-Meudon – afin d’élaborer son projet de prendre contact avec Sun Ra dans l’espace extra-atmosphérique. Le portrait est transformé en ondes radio et le message ainsi codé est transmis par un puissant radiotélescope le 26 mai 2009. Dès le début, la voix de Kiwanga émettant à partir d’un gros ghetto-blaster affirme le caractère officiel de ce plan de détection qui cherche la preuve de la vie extraterrestre, en stricte conformité avec les lois internationales. Des extraits noir et blanc de Saturne en mouvement filmée par la mission Cassini-Huygens apparaissent aussi dans la vidéo ainsi que l’enregistrement de l’anthropologue Vanessa Agard-Jones lisant des passages de The Wisdom of Ra (publié en 1955), ce qui permet d’inclure la pensée poético-spirituelle et philosophique de Sun Ra ainsi que ses compositions musicales.

 

Kapwani Kiwanga The Sun Ra Repatriation Project, 2009. Stills, video 43'. En haut : fabrication du portrait-robot de Sun Ra. En bas : détail de la lune Iapetus de Saturne, photo extraite de la mission Cassini-Huygens, © NASA/JPL/ESA.

Les recherches effectuées par Kiwanga sur l’Afro-Futurisme se sont prolongées en une série de performances dont la première fut présentée à Paris Photo à l’automne dernier. AFROGALACTICA : un abrégé du futur, dans lequel l’artiste apparaît telle une anthropologue du futur, débute ainsi : « Le 8 décembre 2058, les États-Unis d’Afrique furent créés… ». Avec tout le sérieux d’une universitaire, elle présente l’histoire imaginée de l’exploration de l’espace tout en projetant un collage d’extraits de films, de clips musicaux et de documents divers. Elle souligne ainsi les multiples appropriations historiques ou religieuses des Afro-Futuristes pour asseoir leur validation, allant de la descendance des dynasties égyptiennes à l’intégration aux civilisations africaines – dont celle des Dogons – jusqu’aux références bibliques ou aux théories du Big Bang. Les aliénés deviennent ainsi des aliens afin de se libérer des préjugés sociétaux et du statu quo et de proposer un nouveau monde selon leurs propres conditions. Grâce au travail d’archives sur cette culture populaire, Kiwanga se sert de la science-fiction comme d’un outil de projection des possibles. Elle sème des idées en vue de la considération ou de l’invention de destinées alternatives.

Kapwani Kiwanga Afrogalactica: A brief history of the future, 2011-12. Performance à Paris Photo, 2011. / Documentation of performance at Paris Photo, 2011.

 

Les principaux domaines d’intérêt que l’on retrouve dans la pratique artistique de Kapwani Kiwanga sont des extensions directes de sa vie et de sa carrière précédentes : études d’anthropologie et religions comparées au Canada puis réalisation de documentaires pour la BBC et Channel 4 à Édimbourg au début des années deux mille. Elle se concentre sur l’analyse de la valeur d’usage de la fusion des stratégies anthropologiques ou sociologiques avec des formes artistiques et, par conséquent, elle emprunte ou détourne leurs méthodologies diverses afin de créer de nouvelles connaissances et d’encourager la puissance critique. Ce mélange des disciplines lui permet de prendre des libertés dans sa tentative de contrecarrer tout absolutisme ou discours hégémonique. La fausseté et l’exactitude sont également valides dans sa proposition de processus d’acquisition du savoir. Elle rapatrie des informations périphériques et les rend centrales à ses recherches et, par là, à l’exposition. Les archives et les bibliothèques autant que la recherche de terrain font partie de ses rites de passage quasi-obligés pour créer et questionner les systèmes de croyances, les impositions autoritaires sur les histoires, les déséquilibres liés au genre, les injustices contemporaines et les relations sociales. Dans The Repatriation of Sun Ra, Ahmed Abdullah précise que le but avoué de Ra était de « faire sortir les gens de leur complaisance et de les emmener vers une autre réalité ». De même, Kiwanga interroge toute donnée, qu’elle soit ready-made, invisible ou déconsidérée et la « re-médiatise ». Son action militante, douce mais sans relâche, cherche à donner une voix à ceux qui ne sont pas entendus, à encourager le débat et l’ouverture. Formellement, son travail passe de la vidéo et la performance populaires à des installations ou à des pièces sonores plus conceptuelles. Depuis son arrivée sur la scène française en 2005, son travail a été étonnamment peu exposé malgré la pertinence, l’engagement, l’efficacité et l’acuité de sa pratique. Son regard sur des banalités locales (comme le fait de sauter par-dessus la barrière du métro) ou les histoires de vie (telle que celle, poignante, de la dame qui travaille dans les toilettes de la Gare Montparnasse dans un court documentaire de ses débuts au titre ironique, Bon Voyage) sont potentiellement soutenus par une perspective « étrangère » et par conséquent innovante. Des comparaisons pourraient être envisagées avec les travaux de Pauline Curnier Jardin, Marie Voignier, Lili Reynaud-Dewar et Clarisse Hahn par exemple, ou encore avec ceux de Grace Ndiritu, Ato Malinda, Amina Menia ou Kiluanji Kia Henda.

 

Consciente des réserves infinies de l’oralité, des contes et des cultures immatérielles, les fictions spéculatives ou réalités alternatives de Kiwanga contribuent à ajouter au monde contemporain des strates de complexité. Née et élevée à Hamilton dans l’Ontario canadien, elle est reliée à la Tanzanie par ses origines familiales. À travers une leçon de langue swahili, la pièce sonore Tongue (2007) matérialise une situation de mutation culturelle : Kiwanga, elle-même anglophone, tente de répéter de manière juste les proverbes prononcés par son frère. Les différentes complexités du processus de transmission sont palpables. Turns of Phrase est une série de bâtons recouverts d’inscriptions découpées dans des tissus kanga d’Afrique de l’Est achetés au marché de Dar es Salaam afin de révéler la coutume de leur utilisation comme modes de communication2. Les inscriptions reprennent des jeux de mots swahili – ainsi, par exemple, Fig.1 (Upendo) (2012) est un ensemble de déclarations d’amour.

 

Actuellement Kiwanga fait des séjours répétés en Tanzanie où elle développe un projet lié à la guerre de Maji Maji en 1905. À cette occasion, elle revisite les petites histoires mais aussi la grande de la résistance africaine et de son utilisation de la magie contre la domination coloniale allemande. Kinjikitile Ngwale fit courir la rumeur selon laquelle il avait distribué un remède qui transformait les balles allemandes en eau. Montrant un profond respect pour les traditions et coutumes ancestrales, Kiwanga intègre à son travail les mythes et légendes qui présentent des relations à l’eau, au vaudou et à Mami Wata, ce qui l’a notamment amenée à faire des recherches au Bénin (Les Eaux, 2008) et dans les Caraïbes (Atlantide). Elle abordera ces sujets lors d’un workshop sur les villages engloutis en juin à Treignac Projet en Corrèze3.

 

Son environnement, sa formation, ses expériences ou ses réflexions, ont mené Kapwani Kiwanga à souhaiter un monde dans lequel les notions de colonialité ou de colonialisme ne soient pas les points de référence uniques. Pour elle, le débat est ailleurs. Comme le suggère le penseur Sénégalais Issa Samb : « L’humanité doit créer son propre passé afin de se projeter dans l’avenir. Le créer. Tel un serpent qui se défait de sa peau. »4

 

www.kapwanikiwanga.org

 

1 Récemment présenté au Cinématographe à Nantes, au Silencio et à La Gaité Lyrique à Paris, aux Laboratoires d’Aubervilliers, et à Kaleisdoscope Arena 4 à Rome. La projection est parfois accompagnée d’une installation durant laquelle les transmissions envoyées dans l’espace sont imprimées en temps réel.

2 Tongue et Turns of Phrase étaient présentés dans l’exposition Synchronicity II à Tiwani Contemporary, Londres, février-mars 2012, curatée par le collectif On The Roof www.ontheroofproject.com

3 Dirigé par Sam Basu et Liz Murray,Treignac Projet est un espace d’expositions et de projets qui critique et initie des méthodologies artistiques inter-disciplinaires, croisant par exemple l’ethnographie, les neurosciences, et les arts martiaux. www.treignacprojet.org

4 “The Shell. A conversation between Issa Samb and Antje Majewski”, in Clementine Deliss (ed.), Object Atlas – Fieldwork in the Museum, Francfort, Museum der WeltKulturen, p. 244.

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