Katinka Bock, portrait
Cette année, à quelques semaines près, Katinka Bock fut lauréate du 14e Prix Ricard en France, et du prix Dorothea von Stetten en Alemagne. Cette incroyable symétrie biographique, (sur le site de ses galeries, Jocelyn Wolff et Meyer Riegger, on apprend qu’elle vit entre Paris et Berlin), récompense un travail partagé entre deux pays, depuis 2001, l’année de son installation en France. En effet, ses fréquents allers-retours entre la France et l’Allemagne tracent une ligne unique d’influences et de complicités historiques et contemporaines à la fois. Son travail, délicat et puissant, trouve dans le background historique allemand une résonnance idiosyncratique, car Katinka Bock est bien plus proche du Joseph Beuys de “Capri-Batterie”, 1985, (une ampoule jaune “branchée” sur un citron), de son propre aveu, que de la surabondance de matière et de l’échelle physique – et métaphysique – des œuvres-phare de l’artiste. En revanche, la revisitation des mêmes matériaux pauvres mais catalyseurs d’une énergie tellurique ainsi que des objets ready-made – le feutre, la gras, un piano… chez Beuys, par exemple – sont de toute évidence une ligne sculpturale dans laquelle elle se retrouve. L’emploi de matériaux comme la céramique ou la pierre calcaire, la terre non-cuite, ainsi que des objets du quotidien sont sa façon de reprendre ce langage sculptural passé – mais aussi de le renverser, en exposant leur nudité et leur fragilité, souvent par la cassure.
Par ailleurs, à force de côtoyer ce travail, somme toute, abstrait, l’on vient à constater qu’il cultive un lien avec la condition sociale de l’homme, avec l’être-ensemble. Comment cela est-il apparent? Comment affirmer une telle spécificité face à quelques carrés de terre de toute évidence trop cuite, juste assez recourbés pour contenir un peu d’eau et placés comme en mémoire d’un sol recouvert de dalles («Trostpfuetzen», 2010)? Alors qu’il n’y a ni programme grandiloquent, ni une tentative de reprendre la figure humaine dans l’héritage politique allemand, à la façon de Thomas Schütte? “Quand je travaille, je pense beaucoup aux relations entre les gens”, confirme-t-elle. C’est sans doute cette attirance vers le social qui l’a menée vers la vidéo au début de son parcours, avec une pleine immersion dans le contexte. Bien vite, Bock s’est pourtant tournée vers la sculpture, ce qu’elle explique laconiquement, comme une excuse, par le fait d’aimer «travailler seule». Cette apparente contradiction entre des préoccupations d’ordre éthique et un goût pour la solitude, n’embrasserait-elle pas la condition de l’homme, qu’elle traduit par la forme et les éléments à l’œuvre dans son travail? Car ce n’est pas seulement la matière qui importe, mais les forces qu’elle peut rendre visibles autour d’elle. Histoire de solidarité entre les choses et leurs propriétés, entre contexte et géographie, l’œuvre de Katinka Bock prend tout cela en compte. Bien que tournée en Super 8 et n’étant rendue accessible au spectateur qu’en tant que telle, l’expérience “Couler un tas de pierres” (2007), montre une barque remplie de pierres, entraînée par le courant, qui coule progressivement et inquiète le spectateur par l’intensité mélancolique d’un phénomène énigmatique et puissamment symbolique. Presque insupportablement romantique, cette œuvre a contribué à placer l’artiste dans nos mémoires et à associer instantanément une matière à un flux de vie, d’espace et de temps. Elle introduit également une des «matières» fétiche de l’artiste, l’eau, sur laquelle elle a reposé sa candidature à la Villa Médicis, qu’elle a obtenue aussi en 2012 et qui est toujours en cours. La circulation de l’eau est justement un fort argument pour une sculpture inclusive, soulignant la solidarité entre ce qui est visible et ce qui ne l’est pas, entre l’ici et l’ailleurs: à la galerie Jocelyn Wolff, elle avait bien fait chauffer la galerie avec de l’eau de pluie…
S’il est possible de tracer un historique d’influences et de dialogues entre Katinka Bock et son pays, qu’en est-il de son pays d’accueil, la France? Il y a sans doute une forte complicité avec des artistes de sa génération comme Guillaume Leblon (avec lequel elle partage la même galerie française), plus qu’avec un passé historique. Ayant fait son Master à l’École Nationale des Beaux-Arts de Lyon, où elle a fini par enseigner aussi, elle s’est petit à petit rapprochée du contexte français qui, heureuse coïncidence, semble, par le biais de quelques artistes, partager une esthétique sculpturale mettant l’accent sur la matière. Prenons 2007, l’année de «Couler un tas de pierres». Gyan Panchal était commissaire d’une section de l’exposition «Ultramoderne» de Yann Chateigné, Tiphanie Blanc et Alex Reding, à l’espace Paul Würth (Luxembourg), de laquelle elle faisait partie, qu’il a intitulé «Materia». L’importance d’une matière avec de l’histoire mais sans valeur économique, l’abstraction et l’inclusion d’objets identifiables, parfois périssables, dans les installations est non seulement un style de certains artistes, mais presque aussi une position consciente face à la sculpture. Celle-ci ne peut être affaire de formalisation si elle n’est pas d’abord une affaire de matériaux qui révèlent la vie de la terre, comme le pétrole, l’urbanité, comme le groudron (avec lequel Katinka Bock enduit des pavés et même un journal) ou l’intérieur revisité comme une sorte de théatre de l’absurde, comme la pièce «Shelves», de Guillaume Leblon, aussi de 2007. D’autres artistes de la génération suivante, la première étant passée, elle aussi, par l’ENBA de Lyon, comme Mathilde du Sordet et Élodie Seguin (représentée par la Galerie Jocelyn Wolff également) poursuivent, elles aussi, une esthétique proche.
Si chacun de ces artistes a un univers bien à soi, qui trace inévitablement une destinée unique, il reste à constater une proximité tout à fait saisissante. Ce n’est pas par hasard que Francoise Cohen les a regroupés dans sa dernière exposition en tant que directrice du Carré d’Art de Nîmes, avant d’assumer la direction du FNAC, en 2011. “Pour un art pauvre, Inventaire du monde et de l’atelier», place Katinka Bock, Guillaume Leblon et Gyan Panchal aux côtés d’Abraham Cruzvillegas, Karla Black, Gabriel Kuri, Gedi Siboni et Thea Djordjadze. Ainsi, loin d’être responsable d’une quelconque germanisation de l’art francais, l’art de Katinka Bock se retrouve dans une tendance bien plus vaste, et dans laquelle des artistes aussi differents qu’Ian Kiaer et Killian Rutheman peuvent se retrouver – mais aussi la peintre britannique Lydia Gifford. Faisant écho à des artistes comme Eva Hesse et Gabriel Orozco, l’art de Katinka Bock s’intègre dans une reflexion qui refuse un positionnement concret, la monumentalité virile d’une certaine tradition sculpturale, préférant prendre le parti des gestes négligés comme plier, enrouler, poser. Elle prend également le parti des objets portant une fracture apparente, une disjonction entre leur forme et leur fonction. Elle s’éloigne cependant de certaines pratiques actuelles – comme celle de Siboni et de du Sordet – par le choix de la circulation ou de la densité plutôt que de la dissémination et de la dispersion. Fragile, souvent, délicate, voire même en danger de cassure (ce qui est arrivé) son œuvre est toujours véhicule d’associations et de solidarités, même dans un contexte potentiel de disjonction. Cela ne l’empêche donc pas de former des associations d’une échelle importante ou mettant en place un poids démesuré. «Stein unter der Tisch» (2009) ou, à plus forte raison, «Haltung» (2010), sont des sculptures qui comprennent la lourdeur de la matière par le placement d’une énorme pierre sous une table; la première l’engloutissant par en-dessous, paradoxalement, tandis que la deuxième y est accrochée précairement, par le biais de fils métalliques. Chez cette dernière, la table, ne tient que sur deux pattes et contre le mur. D’une pièce à l’autre, il est inévitable de remarquer un changement de positionnement: mélancolique et presque magrittienne, «Stein unter der Tisch» joue de la force expansive de la pierre et compte peut être trop là-dessus. Ceci tandis que «Haltung» reprend une idée empruntée au livre «Korrektur» (1975) de Thomas Bernhard, et à laquelle Bock revient régulièrement, selon laquelle une chose ne peut tenir que si elle a trois points d’appui alignés. Une aisance dans le fait de faire tenir ensemble, mais aussi de rendre la sculpture solidaire de son contexte (le mur, en l’occurrence), rend cette œuvre subtile à la fois dangereuse et tranquille.
Forcément, «Haltung» a été montée – c’est-à-dire testée, repensée, résolue – dans l’espace d’exposition. Comme beaucoup d’œuvres de l’artiste, elle surgit en rapport avec un espace, une condition particulière du lieu. Cette esthetique, court-circuitant la logique atelier – exposition ou collectionneur, forge une forme nouvelle d’abstraction, plus proche de son sens langagier – séparer, isoler, prélever – que de son histoire artistique. Cette abstraction n’est pas retirée du monde mais advient de lui et revient vers lui.
La sculpture de Katinka Bock, négocie en effet une forme d’abstraction spontanée et processuelle. D’une économie de moyens en proportion inverse à l’énergie que dégagent ses sculptures, elle cultive cette abstraction par le traitement d’une matière souvent molle, flexible, comme le goudron, la céramique ou l’argile. Celle-ci est souvent découpée en rectangle, aplatie, partielle ou entièrement enroulée sur elle même, puis soumise à des accidents. Soit posée sur une dalle ou marquée par une roue de voiture ou de moto, elle dénote à la fois le poids et une trace d’un contact déterminant. Le recours, toujours indicateur des alléas d’être une “chose”, à cette chair généreuse de la terre invite à une relecture des autres matériaux plus durs comme la pierre ou le métal. En conséquence, ils sont alors inévitablement perçus comme une matière qui fut molle, avec des propriétés spécifiques, mais que la nature (ou l’homme) façonne dans un temps plus long. Ainsi, la sculpture se rapproche d’une érosion programmée, plus que du geste démiurgique. Deux temps investissent déjà cette œuvre – et ne serait-ce pas lui le matériau principal de Katinka Bock? -, cette temporalité tellurique advenant de la matière, mais aussi le temps que l’on peut accélérer, démembrer, exposer. Bref, que l’on peut sculpter. Autant dire que l’œuvre est un processus livré en tant que tel, dont les différentes phases sont partagées avec le spectateur. Pour l’exposition au Parc de Sculptures de Cologne, l’année dernière, Katinka Bock a choisi une dalle existante comme socle incorporé et indexique de son intervention: elle y a déposé plusieurs plaques de terre non cuite, par couches, d’une dimension proche de la dalle, faisant en sorte que les éléments du paysage fassent partie de l’œuvre. Le soleil, l’humidité, le vent, la poussière et les feuilles ont balayé cette configuration de couches (faisant penser au recouvrement d’une figure couchée) pendant le printemps. Un four a été placé autour par la suite, cuisant – et par la même occasion, “fixant” – la pièce. Néanmoins, avant cette fin, qui est aussi une recommencement, les visiteurs du parc pouvaient contempler cette matière nue.
Néanmoins, l’abstraction n’est pas uniquement une absence de figure par la présence crue de la matière. En reprenant la forme rectangulaire de la dalle, un vecteur d’abstractions s’invite dans l’œuvre, celle de la géométrie, qui revient souvent parfois par le biais du cercle, mais aussi du bloc, du pavé, de la feuille. La géométrie est aussi une façon de communiquer sans mots, de redistribuer l’œuvre dans le vocabulaire bâtisseur de l’homme. La technè est articulée par la mathématique. L’excellente «Kleine kreise» (2011), évoque à la fois les jeux d’enfants (Katinka Bock passe sans doute beaucoup de temps dans des parcs avec les siens), «Extension of reflection» (1992) d’Orozco, avec ses traces circulaires de roues sur le sol, le bleu inkjet de l’impression, la forme rectangulaire du bloc de granit: que des contextes où la géométrie est l’articulation de la construction, de la machine et du jeu. Par ailleurs, une esthétique de la trace est à l’œuvre. Katinka Bock se place entre l’artiste qui crée et celui qui laisse advenir les formes du monde. Cependant que l’artiste se situant uniquement du point de vue du créateur aura tendance à multiplier les fictions qu’il façonne – à l’instar d’une Iza Genzken, par exemple – le sculpteur qui convie les formes et les traces doit tout d’abord créer un vide ou du moins un écran où elles viennent se réveler. Car l’abstraction est ici aussi contact et prélèvement. Laisser apparaître la matière molle qui porte la marque du geste, dans un moment donné dans le fil du temps. Ainsi «Kleine kreise» pose une énigme digne d’un archéologue: les cercles bleus autour de la plaque en granit (posée sur un rouleau comme un jeu), visiblement faits avec une roue ayant tourné en cercle autour des pièces centrales, ne se retrouve pas sur le rouleau de céramique qui l’interromp, lui aussi portant toutefois des marques de roues coïncidant avec le cercle bleu.
Il y a sans doute une intrusion de l’objet, voire de l’élément organique, dans sa sculpture, dans un contexte parfois protocolaire comme «Local colour balance» (2010), un mobile constitué d’une tige en fer avec un tissu teint en bleu d’une côté et trois citrons retenus par des fils de fer, qu’il faut régulièrement remplacer, de l’autre. Pleine d’humour, cette œuvre s’aventure dans des questions de peintre: la couleur. Le titre, «équilibre local de couleur» fait référence au titre de l’exposition qui fut le déclencheur de sa création, «D’un bleu tirant sur le vert». Si la matière doit répondre à cette question, le mobile est la solution pour faire un vert «tirant» sur le bleu, un mouvement de tension vers quelque chose étant, dans le monde matériel, une question d’équilibre physique.
Katinka Bock est une artiste qui, sans aucun doute, renvoie au temps présent les questionnements qu’il lui impose. Mais elle a surtout développé avec une assurance et une justesse admirable un travail unique, qui prolonge, d’un côté, les possibilités d’expansion de la sculpture par la sculpture; de l’autre, elle l’ouvre à la forme presque désincarnée, processuelle et protocolaire sans pour autant la disséminer. «Die Zierkel» (2009), exprime cette porosité de l’œuvre dans le contexte: un crayon accroché à l’extrémité inférieure d’une porte trace son mouvement sur le sol comme s’il lui arrachait une essence, somme toute aussi banale qu’extraordinaire une fois révélée comme un dessin/dessein potentiel. Elle a déjà choisi d’immobiliser ce geste, mais il peut tout aussi bien être perpétué par l’acheteur de la pièce: c’est alors que ce processus si profond de comprendre l’immensité spatio-temporelle prend toute son ampleur. Au lieu de nous mettre face à l’évidence d’une immensité passée, Bock nous tourne vers le futur. Le potentiel acquéreur de cette pièce, pour autant qu’il l’installe et la pratique, est mis devant le potentiel à venir de la vie matérielle. Telle est la force de Katinka Bock.
1« Indexique » se rapporte ici à l’usage que Rosalind Krauss fait de cette notion peircienne (lorsqu’un signifiant est affecté par le signifié et en devient une trace) dans sa pensée de la photographie. Si la photographie peut être vue comme une trace chimique et lumineuse d’une chose, pourquoi ne pas voir la sculpture comme une trace d’une idée ou d’un geste ?
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