Koenraad Dedobbeleer, Sur la pointe des pieds
La récente exposition de Koenraad Dedobbeleer au Crédac [1] s’intitule « Workmanship of Certainty ». Il s’agit du deuxième volet d’une trilogie dont le premier temps fut « Formidable Savage Repressiveness » au Lok / Kunstmuseum de St. Gallen en Suisse, du 8 septembre au 11 novembre 2012, la troisième étape, « You Export Reality To Where It Is You Get Your Money From », aura lieu au SBKM / De Vleeshal à Middelburg, aux Pays-Bas, du 14 avril au 9 juin 2013. Trois moments, un passé, un présent et un futur, pour un projet unique. Trois lieux distincts pour découvrir un ensemble d’œuvres qui entretiennent de nombreuses correspondances, à l’image des relations ambiguës que chacune d’elles entretient avec la réalité. Le travail de Koenraad Dedobbeleer incite le visiteur à faire l’expérience d’accommodations multiples ; sur quels aspects des choses va-t-il ajuster son regard ? Un objet fonctionnel : ce banc sur lequel il peut s’asseoir ? Un élément décoratif : ce buis taillé en topiaire ? Une sculpture sans fonction apparente et purement esthétique : cette masse noire suspendue au plafond ? Un environnement : ce lieu de documentation et d’accueil du Crédac délocalisé au centre même du dispositif d’exposition ? D’emblée, les questions sont nombreuses et les réponses flottantes. Les connexions sont lâches et les œuvres tiennent le visiteur en respect. Il lui semble pourtant être en territoire connu. Ces œuvres lui sont étrangement familières. Leur vocabulaire, extrait de divers types de répertoires, joue simultanément sur plusieurs tableaux : mobilier urbain, ustensile ménager, design, art de la sculpture, éléments architecturaux. Ces formes échappent néanmoins à tout enfermement catégoriel, ruinant toute identification, au sens où l’on pourrait identifier un corps à la morgue. Ici, pas d’identification possible, rien n’est figé, tout est actif. Dedobbeleer ne nous fait pas la demande implicite de choisir entre plusieurs options. Il s’agit de tout embrasser à la fois, sans distinction.
Cette absence de hiérarchie est également perceptible dans le mode de fabrication. Si une attention toute particulière est attachée aux pièces faites à la main, entrent aussi en jeu des éléments grossièrement fabriqués ou récupérés à l’état brut : le faux marbre de The Subject of Matter (for WS) ou le formica aux arêtes écornées de An Exterior Destiny to the Interior Being. Le « bel ouvrage » et les pièces usinées au cordeau côtoient ce qui ne semble issu d’aucun savoir-faire particulier et ne nécessite de la part de l’artiste qu’un geste rapide, intuitif, impulsé par une observation particulièrement aiguë des réalités qui l’entourent : un sac en plastique, une pierre ou une image trouvés au hasard. À ceci vient s’ajouter l’éclectisme des matériaux employés dits « nobles » ou « bas de gamme » : pierre bleue de Belgique, bronze, nickel et bois précieux coexistent en toute intelligence avec papier vinyle adhésif, polystyrène et formica.
Le répertoire de formes qui en résulte peut indifféremment être lié à notre société de consommation (gobelet, ampoule, sac en plastique), à ses paysages urbains (borne anti-stationnement, potelet de protection, range-vélo en arceau, jardinière, fontaine à boire) ou encore s’inscrire dans le champ d’une sculpture de type moderniste, minimaliste ou conceptuelle avec l’emploi de formes purement géométriques (sphère, cylindre, cube, parallélépipède). De l’Amazone de Polyclète à la porte d’entrée d’un bar de New York, Dedobbeleer aime à s’entourer de ces Travaux pour amateurs [2] de tous bords comme nous le révèle son revigorant et passionnant livre d’artiste, point d’ancrage de cette trilogie d’expositions.
Si les défaillances des systèmes d’identification, l’éclectisme et l’absence de hiérarchie s’imposent au sein des œuvres de Dedobbeleer, leur situation dans l’espace contribue à déstabiliser le visiteur déjà ébranlé dans ses certitudes. Les œuvres n’occupent pas l’espace, le territoire n’est pas conquis par ces objets en trois dimensions. À l’instar d’une danse où s’exercerait une forte attraction réciproque mais aussi une certaine insécurité, le visiteur doit faire sa place avec vigilance, sans se fier aux apparences et en regardant où il met les pieds. From Dissent to Resistence, réplique agrandie et retournée d’un piètement de table de jardin, fait face au visiteur dès qu’il franchit le seuil de l’une des salles. « Trop » près de l’entrée, elle s’impose de toute sa hauteur et, présentée « les pieds en l’air », déstabilise. Les deux parties articulées sont rapprochées à leur maximum de proximité, il est raisonnable de penser que la chute pourrait être imminente sans les rivets qui la fixent au sol. Qu’il bifurque sur sa gauche et le visiteur manque de se prendre les pieds dans la « trop » basse Compromise Discourse of Choice.
Ce jeu subtil et récurrent entre équilibre et déséquilibre pose la question des points de contact de l’œuvre avec l’espace dans lequel elle s’inscrit. Solidement posé au sol comme la pièce cylindrique de Für Max und Fritzi, Denkmal, en équilibre sur l’une de ses tranches avec An Exterior Destiny to the Interior Being, sous la trompeuse lévitation du pavé de Unique Forms of Continuity in Space, de l’infime pointe des piètements de Too Quick to Dismiss Aesthetic Autonomy as retrograde, l’objet tridimensionnel pose avec acuité la question de sa relation à l’espace. Ni coïncidence complaisante, ni collision spectaculaire, les liens tissés entre les objets et l’espace ne sont pas à expérimenter dans les termes d’une altercation massive, ni d’un ajustement confortable, ni même d’une ponctuation, mais de tout cela à la fois.
Cette délicieuse tendance à ne pas savoir « sur quel pied danser », est particulièrement active dans Tradition is Never Given, Always Constructed, réalisation en extérieur dont les trois jambages sont à cheval sur deux espaces différenciés : le trottoir de la rue sur le bas-côté de l’entrée principale de la Manufacture des Œillets et le jardin intérieur qui la jouxte. Entre l’intime et le public, le principal et le secondaire, le centré et le décentré, à la fois dans le passage et en stationnement, la double structure (mais pas identiquement doublée) affiche son rose tendre, à la fois imposant et discret, déplacé et si judicieusement mis à l’écart.
La relation des œuvres à l’espace se situe précisément dans ces intervalles discrets que l’artiste sait installer entre ce qui serait la « bonne » place et son contrepoint, celle qui serait en « décalage ». C’est dans cette politique ténue et discrète d’un excès maîtrisé que les œuvres travaillent l’espace. À mi-chemin entre l’avalanche de mots contenus dans ses titres difficilement mémorisables et le mutisme de ses réalisations, Dedobbeleer nous plonge avec humour dans un trop-plein de significations et l’absence d’un sens qui serait applicable de manière univoque. Rien ne s’aborde linéairement dans ses réalisations redoutablement énigmatiques. Les notions de progrès, de modernité, de progression linéaire y sont contrecarrées et controversées par les méandres tant formels que conceptuels, tant visibles que lisibles, instaurés par l’artiste.
Tel une Maria Spelterini, Koenraad Dedobbeleer s’ingénie à jouer l’équilibriste. Oscillant d’un répertoire de formes à un autre, naviguant entre plusieurs champs d’action, s’emparant à la fois « à pleines mains » des espaces et se réfugiant sur ses bords, l’artiste installe une œuvre dont la forte présence est l’instigatrice de sa propre mise en absence. Il ne s’agit pas de disparition mais véritablement de connexions à d’autres espaces, à d’autres temporalités, en somme : « Ce n’est pas user de termes propres que de dire : “Il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir.” Peut-être dirait-on plus justement : “Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur.” Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire, le présent du présent c’est l’intuition directe, le présent de l’avenir, c’est l’attente. » [3]
Mémoire, intuition directe et attente : à la croisée de ces trois temps, en ces trois lieux, les œuvres de Koenraad Dedobbeleer nous observent et en disent long sur nous-mêmes, dans cette indifférence vive de ce qu’elles nous réservent.
- ↑ Koenraad Dedobbeleer, «Workmanship of Certainty», Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac, du 18 janvier au 31 mars 2013. Commissariat : Claire Le Restif.
- ↑ Koenraad Dedobbeleer, Œuvre sculpté, travaux pour amateurs, Roma Publication, Amsterdam, 2012, p.5, p.57.
- ↑ Saint Augustin, Les confessions, Paris, Garnier, Flammarion, 1964, p.269.
Koenraad Dedobbeleer, On Tiptoe
Koenraad Dedobbeleer’s recent show at the Crédac [1] is titled “Workmanship of Certainty”. It is the second part of a trilogy, the first being “Formidable Savage Repressiveness”, held at the Lok/Kunstmuseum at St. Gallen in Switzerland, from 8 September to 11 November 2012. Part three, titled “You Export Reality To Where It Is You Get Your Money From”, will be on view at the SBKM/De Vleeshal at Middelburg, in the Netherlands, from 14 April to 9 June 2013. Three moments, one past, one present, and one future, for a single project. Three quite different venues in which to discover a set of works which have many links, just like the ambiguous relations that each one of them has with reality. Koenraad Dedobbeleer’s work prompts visitors to experiment with, and experience, many different focuses: to what aspects of things will they adapt the way they look at them? Is this bench, which they can sit down on, a functional object? Does the topiary of this boxtree make it a decorative element? Is this black mass hanging from the ceiling a purely aesthetic sculpture with no apparent function? Is this place of documentation and reception at the Crédac an environment, relocated as it is at the very hub of the exhibition arrangement? Right away the questions are numerous and the answers variable. The connections are loose and the works keep visitors at a respectful distance. Yet they have the impression of being in known territory. They are strangely familiar with these works. Their vocabulary, taken from various types of repertories, plays simultaneously on several counts: urban fixtures, household utensils, design, the art of sculpture, and architectural elements. These forms nevertheless dodge any kind of category-based pigeonholing, playing havoc with all identification, in the sense whereby one might identify a corpse in a morgue. No identification is possible here, nothing is fixed, everything is active. Dedobbeleer does not implicitly ask us to choose between several options. It is a matter of embracing everything at once, willy-nilly.
This absence of hierarchy can also be seen in the way the works are made. Extra-special attention is paid to the hand-made pieces, but there are also elements that are made in a rough-and-ready way, and others that are retrieved in the raw state: the phony marble of The Subject of Matter (for WS) and the formica with its chipped edges in An Exterior Destiny to the Interior Being. “Fine work” and perfectly made pieces rub shoulders with what seems to be the result of no specific know-how, and calls for just a swift, intuitive gesture on the artist’s part, driven by an especially keen observation of the realities surrounding him: a plastic bag, a stone, or an image, come upon by chance. Added to this is the eclectic nature of the materials used, described as “noble” and “bottom-of-the-range”: Belgian Blue Stone, bronze, nickel and precious wood co-exist in complete collusion with adhesive vinyl paper, polystyrene, and formica.
The resulting repertory of forms can be indiscriminately associated with our consumer society (goblet, light-bulb, plastic bag), with its cityscapes (anti-parking bollard, hoop-shaped bicycle stand, window-box, drinking fountain), or, alternatively, they may be part of the field of a modernist, minimalist or conceptual sculpture with the use of purely geometric forms (sphere, cylinder, cube, parallelepiped). From the Amazon of Polyclitus to the door of a New York bar, Dedobbeleer likes surrounding himself with these Travaux pour amateurs [2] of every shape and size, as is revealed by his extremely interesting and invigorating artist’s book, which acts like an anchor for this trilogy of exhibitions.
Shortcomings in identification systems, eclecticism, and the absence of hierarchy are all important in Dedobbleleer’s works, but their situation in space helps to destabilize visitors, whose certainties are already wobbly. The works do not occupy the space, the territory is not won by these three-dimensional objects. Like a dance where a powerful reciprocal attraction is at work, together with a certain insecurity, visitors must find their place with vigilance, not trusting appearances, and looking where they put their feet. From Dissent to Resistence, the enlarged and upside-down replica of the base of a garden table, confronts visitors as soon as they enter one of the rooms. “Too” near the entrance, it comes across in all its height and destabilizes by being presented “with its legs in the air”. The two articulated parts are brought as close together as possible, and it is reasonable to think it might be on the point of falling, were it not for the rivets affixing it to the floor. That they veer to their left and visitors fail to find their footing in the Compromise Discourse of Choice, which is “too” low.
This subtle and recurrent interplay between balance and imbalance raises the issue of the work’s points of contact with the space it is in. Be it set stoutly on the floor like the cylindrical piece in Für Max und Fritzi, Denkmal, poised on one of its edges with An Exterior Destiny to the Interior Being, with the deceptive levitation of the cobblestone in Unique Forms of Continuity in Space, or with the minute tips of the legs in Too Quick to Dismiss Aesthetic Autonomy as retrograde, the three-dimensional object trenchantly raises the issue of its relation to space. The links made between objects and space, neither self-satisfied coincidence not spectacular collision, are not to be experimented with in terms of a massive altercation, or a comfortable adjustment, or even a punctuation, but all of the above at once.
This delicious tendency not to know “what foot to dance on” is especially active in Tradition is Never Given, Always Constructed, an outdoor work whose three jambs straddle two different spaces: the street pavement at the side of the main entrance of the Manufacture des Œillets, and the inner garden adjoining it. Somewhere between private and public, principal and secondary, centered and off-centered, the double structure (but it is not identically duplicated) displays its soft pink, imposing and discreet alike, displaced, and so shrewdly put aside.
The relation between works and space is, it just so happens, situated in these discreet interstices which the artist knowingly installs between what would be the “right” place and its counterpoint, the one that would be “off-kilter”. It is within this tenuous and discreet policy involving a controlled excess that the works exercise space. Halfway between the avalanche of words contained in his titles, which are not easy to memorize, and the noiselessness of his works, Dedobbeleer wittily plunges us into a plethora of meanings and the absence of a sense which might be unambiguously applicable. Nothing is broached in a linear manner in his tremendously enigmatic pieces. In them, notions of progress, modernity and linear progression are thwarted and controverted by the both formal and conceptual twists and turns introduced by the artist, which are as visible as they are readable.
Like Maria Spelterini (1853-1912)—the only woman to cross the Niagara gorge on a tightrope, which she did in 1876—Koenraad Dedobbeleer does his utmost to play the part of a tightrope-walker. Wavering between one repertory of forms and another, tacking between several fields of action, at once appropriating spaces “by the handful” and taking refuge at their edges, the artist sets up a body of work whose powerful presence is the instigator of its own absence. What is involved is not disappearance but nothing less than connections to other spaces, other time-frames, in a nutshell: “Thus it is not properly said that there are three times, past, present, and future. Perhaps it might be rightly said that there are three times, a present time of things past, a present time of things present, and a present time of things future. For these three do somehow exist in the soul, and otherwise I see them not: present time of things past, memory, present time of things present, direct experience, present time of things future, expectation.” [3]
Memory, direct experience and expectation: at the crossroads of these three times, in these three places, Koenraad Dedobbeleer’s works observe us and tell us a great deal about ourselves, briskly indifferent about what they have in store for us.
- ↑ Koenraad Dedobbeleer, «Workmanship of Certainty», Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac, from 18 January to 31 March 2013. Curated by: Claire Le Restif.
- ↑ Koenraad Dedobbeleer, Œuvre sculpté, travaux pour amateurs, Roma Publication, Amsterdam, 2012, p.5, p.57.
- ↑ St.Augustine, Confessions, Penguin Classics, London, 1961.
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