Matthias Odin
Le travail de Matthias Odin est une invitation à faire spirale, à chercher de nouvelles manières d’habiter le monde ou encore à évoluer dans des zones poreuses, similaires aux backrooms d’un jeu vidéo : dans un perpétuel recommencement, un déménagement qui ne finit jamais. Qu’il s’agisse de son installation à l’IAC de Villeurbanne dans le cadre de Jeune Création Internationale ou de celle imaginée pour la 15e Biennale de la Jeune Création à la Graineterie, l’artiste nous entraîne dans sa dérive. Poursuivant des recherches notamment initiées pendant ses études à l’ENSAPC, le jeune artiste interroge celleux qui l’entourent dans des travaux où la rencontre, l’errance et l’amitié font tout autant matériau que les plaques de plâtre ou la porte de douche vitrée.
Porter en nous des fleuves de lumière
Ce sont de véritables écosystèmes affectifs que Matthias Odin célèbre dans des œuvres, parfois dispositifs producteurs de liens sociaux ou découlant directement de liens noués dans sa vie privée. À Lyon, si les objets constituants des installations de l’artiste peuvent paraître disparates – carte postale, bidon de lessive, verre cassé, matelas et vêtements usagés, coquillage… – ils sont en fait chargés de sens pour ce dernier, qui les considère comme des objets-poèmes, ou des rassemblages. Reliques de l’ordinaire, ce sont des dons d’ami·es qu’il dit porter en lui comme « des fleuves de lumière » et qui l’ont hébergé en région parisienne pendant une période de trois années de grande mobilité. Ils viennent ainsi témoigner de son itinérance et constituer autant de portraits de celles et ceux qui ont rythmé sa trajectoire fragmentée dont cette installation est en quelque sorte le récit. À Houilles, ce sont neuf vidéos venues se nicher au sein de meubles-sculptures sauvés des encombrants, retraçant le chemin d’une caméra perdue en soirée puis passée de mains-amies en mains-amies. Cette installation se fait aussi l’écho d’une précédente dans laquelle Matthias Odin avait assemblé en sculpture l’intégralité des meubles de la chambre qu’il occupait dans le squat Atomic City au moment de leur expulsion. L’artiste est par ailleurs un habitué des initiatives collectives, comme lorsqu’il co-fonde Ygreves, collectif d’artistes-curateurs passé maître dans l’art d’étirer les cartes, d’explorer les zones interstitielles et de produire des expositions dans des espaces liminaires urbains qui n’ont pas vocation première à les accueillir.
Des lieux de seconde-main
Au-delà de ces représentations vernaculaires de l’intime, c’est surtout d’un rapport à l’espace dont il est question dans le travail de Matthias Odin. Un espace parfois mobile, comme dans Pimp My (Last) Ride, un projet en partie financé par le FRAC Corsica où une Peugeot 307 s’est muée en lieu d’exposition itinérant à l’occasion de son dernier voyage. Confiée à Matthias Odin par son propriétaire, l’artiste Youri Johnston, cette itinérance constituait alors une forme de rituel d’adieu à ce carrosse enchanté dans lequel les travaux de quelque 40 artistes se sont entremêlés, composant une foule presque anonyme. Il parle de lieux donc, et du lien indéfectible que nous entretenons avec eux : ils existent sans nous mais nous n’existons pas sans eux. Tout lieu qui a été vu, éprouvé, tout lieu que nous avons habité et qui nous a un jour habité, tous ces lieux qui nous ont été transmis, espaces de seconde-main qui survivent dans nos imaginaires. Comment rendre compte de ces espaces qui nous habitent car nous les avons un jour habités ? Ceux qui continuent à exister (ou non) sans nous, en nous ? C’est la question que Matthias Odin pose, notamment quand il rejoue, à Villeurbanne, la chambre de 9m2 dans laquelle il a secrètement trouvé abri à Neuvitec pendant son diplôme à l’ENSAPC. Un espace-refuge dans l’espace d’exposition, cette partie de l’installation lui permet à la fois de mettre en exergue les conditions précaires estudiantines et de s’échapper quelque peu de l’institution, nous ramenant à Cergy, tout en interrogeant aussi son privilège d’exposer entre ces murs. C’est également le cas lorsqu’il mure une fenêtre qui se transforme, en quelque sorte, en toutes les fenêtres moellonnées des bâtiments vides qui foisonnent dans nos villes.
Apparitions, disparitions et jeux de sublimations
Intrinsèquement in situ, son travail vient mettre en relief les spécificités des lieux qui l’abritent, en modifier les contours par des déplacements simples, comme lorsqu’il décide d’ajouter des plinthes à la salle d’exposition dans une forme d’apprivoisement du white cube. Espace domestique et espace muséographique viennent ainsi se superposer au creux de l’ensemble de ses propositions plastiques dans une forme d’auto-alimentation, révélant un intérêt de Matthias Odin pour les codes de l’art contemporain et ceux de la publicité, quand il transforme une cabine de douche en vitrine, par exemple. Dans Vortex aEra Player comme dans plusieurs des projets précédents de l’artiste, « les lumières agrandissent les murs, les resserrent, nous rapprochent, nous éloignent, nous confortent, nous effraient, nous empêchent de dormir, nous réveillent le matin et nous devrons, à nouveau, déménager ». Il offre dès lors une aura à des formes souvent négligées, par une attention particulière à l’éclairage qui vient faire apparaître, disparaître ou encore sublimer les objets-présences constitutifs de ses installations. Certains meubles étalonnés ou une carte postale de Tour Eiffel viennent également évoquer la standardisation de nos foyers ou encore des questions de reproductibilité des souvenirs. Une Tour Eiffel qu’il n’hésite pas par ailleurs à reproduire – à partir de bouteilles en plastique dans une installation pensée pour l’espace Pauline Perplexe – et à emmener en manif pour la rendre à la rue avant que celle-ci ne prenne feu sous les projecteurs de la télévision, dans une brillante mise en abîme. L’ensemble constitue dès lors une forme de contemplation globale de nos manières d’habiter la ville, de souligner sa morphologie, ses différents embranchements, ce qu’elle raconte de nos sociétés libérales, et s’inspire notamment d’écrits sur l’architecture comme Junkspace, de Rem Koolhaas dont la lecture viendra profondément teinter le geste de l’artiste.
Espaces collaboratifs, intimes, fonctionnels, étranges mais pourtant accueillants, les installations de Matthias Odin sont ainsi une invitation à déambuler et à emprunter un chemin liminaire : celui qui s’offre à celleux qui osent traverser les murs et se perdre dans des voies de traverse aux ramifications infinies. Muni·es d’une besace comme celle d’Ursula K. Le Guin dans sa théorie de la fiction-panier, il nous offre la possibilité de cueillir – au sein d’une œuvre elle-même contenant – des objets appartenant à une autre histoire que la nôtre : des récits auxquels nous confronter et qu’il nous incite à emporter dans notre « sac aux étoiles ». Nous voilà projeté·es dans le vortex de l’artiste, space-planner singulier d’un territoire qui – loin d’être vierge – porte en lui des motifs obsédants et itératifs de sa trajectoire qui viennent en dessiner les contours et dans laquelle la nôtre vient naturellement se refléter.
1 Bâtiment adjacent à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, situé dans une ancienne pépinière d’entreprises.
Head image : Vue d’exposition de la 15e Biennale de la jeune création, La Graineterie – Centre d’art de la Ville de Houilles, 2024. Photo © kit.
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