!Mediengruppe Bitnik
Ce que l’Internet peut faire à l’art, et inversement, en tout cas semble-t-il.
La conceptualisation du temps n’a cessé d’évoluer au fil du temps. S’il y a bien là un argument circulaire, il n’en est pas moins vrai que l’on pourrait aisément en retracer l’histoire, dans celle de la pensée comme dans celle des arts. Tandis que le temps de l’homme — intuitif, phénoménologique — et le temps de la science — nécessaire, relatif ou même inexistant — continuent de coexister, il semble que l’on puisse affirmer que la perception qui en prévaut aujourd’hui est celle qui ressort de l’instantanéité, alors que, parallèlement, nous avons du monde qui nous entoure une perception de moins en moins directe, de plus en plus médiée. C’est donc une immédiateté temporelle mais non physique qui est désormais le plus à même de définir notre rapport aux monde. En effet, au vu des quelque dix milliards de photos prises chaque mois rien que par les Américains — à tel point que l’idée d’un Photo Free Day a même été lancée le 3 février dernier1 — l’on en vient à se poser nombre de questions : que regarde-t-on réellement ? Prendre une photo pour la regarder plus tard est-ce une manière de mieux voir ou de moins voir ? Sommes-nous encore capables de regarder le monde une journée entière avec nos seuls yeux, sans le secours d’un captivant rectangle lumineux sur lequel scroller et scroller encore ? Sommes-nous capables d’apprécier notre repas sans en partager la vue avec nos centaines d’amis sociaux ? De nous pâmer devant l’œil attendrissant de notre chienchien sans en faire profiter instantanément la planète ? De visiter un musée sans tweeter le moindre selfie ?
En 1994, Philippe Parreno s’interrogeait déjà : « Dans l’exposition Mondrian du musée d’Art moderne, les visiteurs désertent les salles d’exposition pour s’installer devant les écrans de télévision. Ils passent plus de temps à regarder les tableaux reproduits en vidéo que devant les originaux accrochés au mur. Pourquoi ?2 » Selon lui, c’était pour le visiteur une manière de se rassurer car « on ne sait pas, a priori, combien de temps regarder une œuvre d’art ». Il était donc bien pratique que « le musée gère le temps du visiteur ».
La question du temps dans l’œuvre, du temps de l’œuvre, du temps de l’art comme temps « réel » a été délibérément prise en charge et affirmée comme telle par les artistes dans les années soixante, bien que la question de sa représentation parcoure le vingtième siècle depuis les décompositions photographiques de Muybridge et picturales de Duchamp ainsi que des excursions Dada des années vingt au premier happening de Kaprow en 1959. Sleep d’Andy Warhol en 1963, les premiers Détails d’Opalka en 1965, les premières Date Paintings d’On Kawara en janvier 1966 juste avant les premiers coups de tampons-dateurs en série de Michel Parmentier puis, bientôt, les conversations sur le temps organisées par Ian Wilson et les expériences vidéo de Bruce Nauman et Dan Graham ont érigé le temps de l’horloge, minuté, martelé, en véritable sujet de l’œuvre visant dans le même mouvement à dépasser cette notion de sujet pour littéralement insérer l’art dans le temps de l’homme.
« Le temps réel n’est pas un gadget conceptuel : il induit un rapport avant tout politique, l’interaction régit les rapports au monde et les artistes en ont de plus en plus conscience.3 » écrivait encore Parreno. Vingt ans plus tard, On Kawara, bien que décédé depuis sept mois, continue de tweeter quotidiennement : I am still alive #art.
Si vous viviez à Zurich au printemps 2007 et que votre appartement était doté d’une ligne de téléphone fixe, il est possible que vous ayez reçu d’étranges appels qui vous donnaient à entendre les spectacles présentés au moment même à l’opéra de la ville. Confortablement installé chez vous, il vous était alors possible de profiter en toute gratuité des arias sur lesquelles s’époumonaient depuis la scène les sopranos et autres barytons de passage dans la ville qui abrite désormais le plus grand centre de recherche de Google hors des États-Unis. Bien sûr, lorsque ces événements sont diffusés à la télévision ou à la radio, vous bénéficiez d’une meilleure qualité sonore. Mais penseriez-vous à regarder un opéra à la télé ? Avec Opera Calling4, le live vous arrive au creux de l’oreille, de manière totalement inattendue et, surtout, parfaitement frauduleuse. C’est que ce service d’appels à domicile n’est pas le fruit d’une politique de démocratisation culturelle des services municipaux zurichois mais bien l’œuvre d’un groupuscule d’artistes locaux : !Mediengruppe Bitnik. À l’aide de micros cachés dans l’auditorium de l’opéra et d’un ordinateur qui faisait office d’interface entre eux et les lignes téléphoniques des habitants, ils ont tenté de faire partager au plus grand nombre les spectacles relativement confidentiels de ce haut lieu culturel largement subventionné. Ces quelque quatre-vingt-dix heures de « piratage musical » ont évidemment donné lieu à des menaces de poursuites par la direction, restées sans suite.
C’est un autre type de « livraison à domicile », celle d’une pizza, qui leur a donné l’idée du projet qui les a rendus mondialement célèbres : Delivery for Mr. Assange. Alors que Julian Assange venait de se réfugier à l’ambassade d’Équateur à Londres et que l’œil médiatique était vissé sur la façade proprette du bâtiment de briques, les conversations allaient bon train sur 4chan et autres forums garantissant l’anonymité des locuteurs. Tout à coup, quelqu’un y suggéra qu’Assange devait avoir faim et qu’il serait judicieux de lui commander une pizza. Lorsque, quelques minutes plus tard, surgirent des mobylettes parées de caissons Domino’s aux portes circonscrites non seulement des gardes protocolaires mais aussi de nombreux policiers, activistes, journalistes et curieux, Carmen Weisskopf et Domagoj Smoljo, membres fondateurs de !Mediengruppe Bitnik, furent frappés d’évidence : c’était la rencontre de l’histoire personnelle avec l’abstraction de la géopolitique5. Cette collision du trivial avec l’acmé d’une crise diplomatique à la fois sulfureuse et sociétale, mêlant affaires intimes et internationales, n’est bien entendu pas une première mais elle remémore le passage à ce que l’on pourrait qualifier de « postmodernité sociale », soit l’avènement de la vie privée sur la scène publique, pesant de son poids comme jamais sur les affaires politiques. Si le Monicagate avec la publication à grande échelle du rapport Starr en 1998 marqua, selon les termes du philosophe Thomas Nagel, « l’apogée d’une érosion désastreuse de la vie privée6 », cette affaire affirma dans le même temps la nouvelle toute-puissance de cette arme que tout le monde possède : l’intimité. Si c’est à nouveau elle qui ébranle la machine pourtant férocement huilée du fondateur de Wikileaks, elle est aussi la brèche par laquelle le soutien peut arriver. La livraison de ces pizzas en zone d’immunité diplomatique sur commande de personnes personnellement étrangères à Julian Assange symbolise physiquement l’interaction possible et quasi instantanée que permet le web à toute personne connectée.
Six mois plus tard, poursuivant selon leurs termes cette idée de « casser cette barrière physique autour de l’ambassade », !Mediengruppe Bitnik adressait un colis à l’ambassade, un colis un peu spécial doté d’un téléphone en mode GPS et appareil photo programmé pour prendre une photo toutes les dix secondes et l’uploader dans l’instant sur un compte Twitter. Plusieurs batteries y étaient reliées pour lui permettre d’assurer son suivi en direct tout au long de son trajet dans Londres, du bureau de poste d’Hackney à l’ambassade. Cette performance de Mail Art du troisième millénaire dura trente-six heures, trente-six heures pendant lesquelles elle tint en haleine un certain nombre de followers mais aussi les téléspectateurs lambda de la BBC qui la retransmit elle aussi en direct. Pour ceux qui n’étaient pas devant leur écran les 16 et 17 janvier 2013, la vidéo qui en résulte7, en libre accès sur YouTube,fera office de séance de rattrapage. La question qui taraude tous ceux qui l’ont visionnée est la suivante : comment une vidéo qui montre majoritairement un écran noir — tout au mieux des images indistinctes — assorti de commentaires laconiques et on ne peut plus descriptifs tels que « Black », « Total Blackout » ou « Image Black » peut-elle être aussi passionnante ?
Le suivi d’un colis postal standard peut déjà s’avérer excitant — dans la mesure du raisonnable, s’entend —, cette relation renouvelée à ce qui pouvait apparaître auparavant comme le « mystère postal », ce laps de temps entre le moment où l’on glissait l’enveloppe dans la boîte et cet autre moment où l’on avait confirmation qu’elle était bien arrivée à destination, offre aujourd’hui au consommateur inquiet que nous sommes la possibilité relative d’être tenu au courant du parcours de l’objet envoyé. Le suivi de colis a fait entrer dans le réseau numérique quelque chose qui, justement, en est a priori l’opposé : le courrier « matériel ». Cependant, entre les informations glanées deux à trois fois maximum au cours de la journée sur le site de tracking et un suivi continu comme il est donné à voir dans Delivery for Mr. Assange, il y a là toute la différence qui fait le sel du projet, l’exploration du système postal. Outre l’impression de pouvoir se mettre à la place de l’objet colis pendant ces quelques heures de parcours, le visionneur / follower accède à une temporalité qui semble autre que celle dans laquelle il lui semble être plongé. La vidéo est un assemblage image par image rythmé par les tweets documentaires qui accompagnent chacune d’elles provoquant un éclatement de l’habituelle continuité du temps que nous sommes enclins à percevoir. Le temps réel y est à la fois effectif et mis en scène.
Après trente heure de pas grand chose — en ce qui concerne les images — résumées en sept minutes trente dans la vidéo, l’heureux dénouement fait apparaître des crocs accérés, quelques mots tracés au feutre sur des cartes blanches, diverses images puis, enfin, deux mains émergeant d’un hoodie kaki présentant des revendications silencieuses, toujours tracées sur le jeu de cartes blanches : Free Bradley Manning, Free Nabeel Rajab, Free Anakata… Justice for Aaron Swartz… Transparency for the State ! Privacy for the rest of us !
Qui eut cru qu’un feed Twitter pouvait être aussi addictif et, finalement, aussi émouvant ?
L’émotion suscitée par les images, bien qu’elle n’apparaisse pas de prime abord comme l’un des motifs du travail de !Mediengruppe Bitnik, semble pourtant aussi le sujet de l’une des pièces maîtresse de l’exposition que le petit collectif a co-organisée avec Giovanni Carmine, directeur de la Kunst Halle St. Gallen : « The Darknet – From Memes to Onionland. An Exploration ». La pièce en question, Emily’s Video (2012), est une vidéo d’Eva et Franco Mattes présentée sur un moniteur vertical nonchalamment adossé à un poteau de la dernière salle de la Kunst Halle. Réalisée suite à une annonce passée sur Internet qui proposait à qui le souhaitait de voir « la pire vidéo jamais vue », Emily’s Video démarre comme un classique tutoriel : une série de personnes, face à leur webcam, s’assoient devant l’écran en affirmant « I’m about to watch Emily’s Video ». Certains fanfaronnent tandis que d’autres semblent quelque peu inquiets mais, très vite, les grimaces trahissent le dégoût et la gêne de ces spectateurs pourtant volontaires. Enfin, alors que quelques-uns rient aux éclats, il y en a qui détournent le regard, se cachent les yeux, stoppent le film, éclatent en sanglots ou quittent la pièce. Le duo new-yorkais propose ici l’une des vidéos les plus éprouvantes qui soient sans pourtant rien montrer d’autre que des visages de gens assis face caméra. Ici encore, l’effet de temps réel est saisissant, renforcé par le fait que nous savons que nous regardons une vidéo dont la durée est approximativement identique à celle visionnée par les protagonistes qui se trouvent de l’autre côté de l’écran. Le temps de visionnage de vidéos sur YouTube ou tout autre site d’hébergement de films est un temps suspendu, un temps d’absorbtion dans le médium, dans le flux d’images, dans le zapping qu’il incite à opérer, mais le voyeurisme qu’il induit bien souvent — via la propagation de vidéos personnelles filmées pour la plupart à la webcam — tend à lui donner une apparence de « temps réel ».
Les images de la vidéo que l’on ne verra pas et qui est dite avoir été détruite après le projet, provenaient toutes du Darknet, ce double de l’Internet supposément 75% plus important que le réseau que l’on utilise quotidiennement, aux contenus non indexés par les moteurs de recherche et sur lequel !Mediengruppe Bitnik a envoyé un programme informatique — créé pour l’occasion de l’exposition du même nom — faire du shopping. Ce Random Darknet Shopper était chargé chaque semaine que durait l’exposition d’un budget équivalent à cent dollars en bitcoins dans le but de faire un achat au hasard sur Agora, une plateforme de marché noir qui est, si l’on peut dire, l’équivalent d’eBay sur le Darknet. Ses achats étaient ensuite adressés directement à la Kunst Halle puis placés sous vitrines individuelles. Parmi ses acquisitions : un scan de passeport hongrois, un trousseau de passe-partout appartenant aux pompiers de Londres, de la MDMA en provenance d’Allemagne… Cette dernière n’a pas été du goût de la police helvète qui a saisi le Random Darknet Shopper le 12 janvier dernier, au lendemain du dernier jour de l’exposition.
Le temps de l’exposition se confondait ici avec le temps d’activation de la pièce qui présentait d’ailleurs sur un ordinateur accroché au mur aux côtés de vitrines qui se remplissaient au fur et à mesure, un suivi live des pérégrinations du shopper, mais ce simple rapport, qui se serait achevé avec l’exposition, a été prolongé au-delà du temps qui lui était imparti du fait de la saisie judiciaire. Le temps de l’œuvre qui était indexé sur le temps réel en est désormais tributaire.
S’il n’est pour l’instant question que du temps des œuvres évoquées ici, l’on ne doit pour autant pas occulter la juxtaposition d’espaces qu’elles produisent. Qu’il s’agisse de l’Internet, cet espace à la fois « parallèle » à l’espace physique que nous habitons mais qui, en même temps, influe sur lui et que l’on a ainsi de plus en plus de difficulté à qualifier de « virtuel » du fait des interférences quotidiennes qu’il entretient avec lui, ou, d’une manière plus prosaïque, de deux espaces physiques distants comme les appartements des Zurichois et l’opéra de la ville ou encore l’espace public surveillé par des caméras et l’espace du surveillant, les œuvres de !Mediengruppe Bitnik opèrent généralement dans ce type de rapprochement : des « dérives » qu’ils proposent dans les villes à la recherche des caméras de surveillance disposées dans l’espace public (CCTV – A Trail of Images, 2008) à Militärstrasse 105 (2009), pour laquelle ils captent les images des caméras de surveillance d’un commissariat voisin du lieu d’exposition et les y retransmettent en direct, ou encore lorsque que, pour Surveillance Chess (2012), ils hackent celles d’une station de métro londonienne8, proposant une partie d’échecs aux agents de sécurité. À la différence des autres pièces, celle-ci n’est avant tout destiné qu’à une seule personne, l’agent derrière l’écran de contrôle. Cherchant à rétablir l’équilibre entre observant et observé, Surveillance Chess transforme temporairement le réseau de surveillance en outil communicationnel.
Dès lors qu’il y a juxtaposition d’espaces distincts, il y a des interstices de raccord qui sont bien souvent des failles. Soulignant celles qui existent dans la législation ou réouvrant les débats existants comme celui autour du copyright avec Opera Calling ou Download Finished (2006), un logiciel de transformation de films qui faisait le lien entre la notion d’objet trouvé et les films partagés en peer-to-peer, !Mediengruppe Bitnik pointe notamment le fait que la technologie a toujours un temps d’avance sur la législation et que ce temps d’avance, qui peut se définir aussi comme un vide juridique, est un temps de recherche aussi fertile que potentiellement dangereux. #FreeRandomDarknetShopper
1 http://www.wnyc.org/story/challenge-2-photo-free-day/ Your instructions: See the world through your eyes, not your screen. Take absolutely no pictures today. Not of your lunch, not of your children, not of your cubicle mate, not of the beautiful sunset. No picture messages. No cat pics.
2 Philippe Parreno, « Facteur Temps » (1994), in Speech Bubbles, les presses du réel, 2001, p. 19. Comme pour les deux citations suivantes.
3 Ibid., p. 21.
4 http://www.opera-calling.com
5 Cf. !Mediengruppe Bitnik, Delivery for Mr. Assange, 2014, Echtzeit, p.15.
6 http://www.nyu.edu/gsas/dept/philo/faculty/nagel/papers/exposure.html
7 https://www.youtube.com/watch?v=zlZTghhCuxg
8 Le Royaume-Uni a été le premier pays au monde a généraliser la télésurveillance suite aux attentats de l’IRA. Il reste actuellement le pays d’Europe le plus télésurveillé, Londres étant réputée comme la ville où la vidéosurveillance (tant publique que privée) est la plus importante. (wikipédia).
9 Il est intéressant de remarquer que la couverture médiatique relative à !Mediengruppe Bitnik se fait principalement dans la presse d’information et moins dans la presse artistique, comme si leur travail était avant tout considéré comme une information comme les autres.
«The Darknet – From Memes to Onionland. An Exploration», Kunst Halle Sankt Gallen, 18.10.2014_11.01.2015. Avec : !Mediengruppe Bitnik, Anonymous, Cory Arcangel, Aram Bartholl, Heath Bunting, Simon Denny, Eva and Franco Mattes , Seth Price, Robert Sakrowski, Hito Steyerl, Valentina Tanni
- Publié dans le numéro : 73
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- Du même auteur : Kate Crawford | Trevor Paglen, Thomas Bellinck, Christopher Kulendran Thomas, Giorgio Griffa, Hedwig Houben,
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