Mélanie Gilligan
Marx écrit dans Le Capital, c’est un passage célèbre, que l’« on fait abstraction de la valeur d’usage des marchandises quand on les échange, […] tout rapport d’échange est même caractérisé par cette abstraction. » Sur la question de l’« abstraction », l’art et l’économie se rejoignent ainsi depuis longtemps, mais le contexte a changé. Le capitalisme est engagé dans un processus de financiarisation que les événements d’octobre 2008 ont rendu évident : nous nous trouvons dans une situation d’abstraction grandissante du marché, le capitalisme déconnecté de la production devient de plus en plus flottant. Il est donc difficile de comprendre les montages complexes dont les médias nous abreuvent, d’assimiler le langage technique et souvent ésotérique de la finance. Bien peu d’entre nous seraient d’ailleurs capables de définir des termes comme « hedge-fund », « effet de levier », « subprime », ou encore d’expliquer simplement la mécanique de la crise financière de 2008.
À cet égard, les oeuvres de Melanie Gilligan, artiste canadienne basée à Londres, font office d’efficaces séances de rattrapage. Dans ses performances, dans ses films comme dans ses textes (elle écrit régulièrement pour Artforum ou Texte zur Kunst), elle n’a de cesse de réfléchir à la manière dont « les oeuvres d’art expriment ou reflètent de différentes manières les forces de production ». Son texte Notes on Finance met ainsi en évidence les connections entre les opérations formelles qui ont
lieu dans le monde de l’art (en particulier le recyclage historique, l’appropriation, la réflexivité), et les opérations financières. Et son film Crisis in the credit system (sorti peu après la faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers en 2008) se déroule dans le monde de la finance, autour d’une séance de « développement de la créativité » qui dégénère.
Si elle déploie ses idées avec une grande clarté dans les textes, ses films, bien qu’ils véhiculent énormément d’informations, sont construits d’abord à partir d’une imagination visuelle puissante. Elle les décrit d’ailleurs comme des « allégories ». Gilligan répond ainsi à la dématérialisation croissante des opérations financières par une mise en image et en récit, qui les rendent compréhensibles, mais aussi visibles et matériels.
Spoiler Alert. Dans Popular Unrest, vidéo de 80 minutes, découpée en cinq épisodes, l’action se déroule à nouveau au Royaume-Uni, dans un futur assez proche du présent dans lequel nous vivons, mais plus sombre encore (60 % de chômage). Le monde est alors entièrement réglé par « the Spirit », une sorte d’avatar ultime et total du système capitaliste, qui contrôle
toutes les relations humaines. Un peu partout dans le monde, de mystérieux meurtres commencent à se multiplier. À chaque fois, la victime est poignardée dans un espace public mais personne ne semble jamais apercevoir le moindre meurtrier. Au même moment, et pour une raison inconnue, des personnes qui sont sans lien les unes avec les autres commencent à se regrouper. Un de ces groupes en particulier entreprend alors de comprendre la nature du lien mystérieux qui les unit, pressentant qu’il est en rapport avec les meurtres. Ils sont à la fois épaulés et manipulés dans cette recherche par trois scientifiques.
S’ils penchaient d’abord vers des idées New Age, les membres du groupe finissent par interroger l’une des architectes de « l’Esprit » et comprennent que le seul lien qui les unit, c’est le capital lui-même. Ils décident alors d’entrer dans « l’Esprit », où ils reçoivent la révélation finale : « l’Esprit » est un réseau social, il est partout, il est constitué de tous les êtres humains vivant sur la planète. « C’est pratiquement la somme de toutes les interactions entre tous les hommes sur terre, en train d’accomplir leurs tâches. Tout ce que fait l’Esprit, c’est compter », explique l’un des personnages.
Après le punk, la danse, la mode et les objets de luxe, les produits financiers dérivatifs (qui font dériver leur valeur de la valeur de quelque chose d’autre) seraient-ils devenus la nouvelle métaphore à la mode dans le monde de l’art ? Renvoyer cette analogie à un simple effet rhétorique n’est bien évidemment pas satisfaisant. Melanie Gilligan ne cherche d’ailleurs pas à identifier une nouvelle « méthode d’art », pas plus qu’elle ne cherche à édifier les spectateurs. La forme du film reprend typiquement les codes de l’entertainment : formats courts, tendus, ambiances captivantes, une énigme à résoudre et des indices disséminés dans le récit. En définitive, elle doit autant à Dexter, CSI ou Lost, qu’aux écrits de Jameson.
Sa courte série est d’ailleurs un excellent candidat pour un passage TV.
Popular Unrest est, on l’aura compris, une « allégorie volontairement très évidente du système capitaliste », ramené à une réalité brute et sanguinolente. Mais le plus étonnant dans ce travail réside dans la capacité de l’artiste à s’inspirer de recherches et de lectures précises et complexes pour les convertir en formes visuelles et narratives efficaces. La mise en espace de l’exposition au Kunstverein de Cologne s’approprie ainsi l’univers visuel des bureaux et des salles d’attente. C’est qu’elle opère en permanence des raccourcis signifiants : l’Est londonien, qui fournit le décor du film, devient la métaphore ultime du capitalisme dont elle filme les espaces glacés, lobbys d’hôtels, shopping malls, salles de gym, rames de métro (l’East End est, soit dit en passant, l’emplacement de la City, mais aussi la partie de la ville la plus investie par les jeunes artistes). Gilligan joue aussi avec les codes esthétiques de la communication corporate et les tropes dominants du discours sur le capitalisme (matériel vs immatériel, organique vs hardware, individu vs groupe, révolution vs complicité). Ainsi le meurtrier invisible, qui frappe avec un couteau, semble être une adaptation sci-fi de la « main invisible » d’Adam Smith, cette métaphore furieusement visuelle utilisée à plusieurs reprises par l’économiste anglais pour justifier un principe fondamental du libéralisme, cette idée que des actions guidées par notre seul intérêt peuvent contribuer à la richesse et au bien-être commun (et qui a alimenté un débat continu sur son interprétation). Gilligan renvoie ainsi cette prémisse fondatrice du libéralisme à son irrationalité, mais par des moyens d’abord visuels et narratifs. De la même manière, quand elle évoque dans un texte le VIX, cet indice de la volatilité du marché, par lequel il peut tirer des profits de sa propre anxiété (« the fear index », explique Gilligan), il pourrait s’agir de l’un des personnages de son film. Fannie et Freddy feraient d’ailleurs de bons noms de personnages dans une comédie financière.
Parfois, le film bascule dans des formes didactiques, notamment lorsque certains personnages monologuent avec une artificialité maximale, qui rappelle le cinéma politique que fut la Nouvelle Vague (et à certains égards Rohmer, et son goût platonicien pour les dialogues à fonction définitionnelle). Si Gilligan met en doute la prétention de l’économie à incarner le dernier grand récit, il reste pour autant impossible de tirer du
film une morale sommaire, ou des mots d’ordre prêts à l’emploi. C’est qu’il est dans ces moments-là difficile de déterminer si l’artiste essaie de proposer une sorte de didacticiel pour faciliter la compréhension des faits et de son oeuvre, ou si elle ironise sur une rhétorique politique aujourd’hui périmée. Comme toujours, les deux réponses sont également valables. « Soyons honnêtes – nous ne sommes pas en face d’une image révolutionnaire simpliste », explique-t-elle.
Le plus politique, dans le travail de Gilligan, n’est peut-être pas à chercher littéralement dans le contenu narratif des films, mais plutôt dans son analyse subtile des manières par lesquelles « les oeuvres d’art expriment une condition générale, sociale et culturelle, celle du renforcement de la logique marchande, alors qu’elles ne sont pas en elles-mêmes des marchandises ». Gilligan revient toujours à la question des moyens dont elle dispose en tant qu’artiste, les tropes, le format, et le mode de diffusion. En rendant ses deux derniers films accessibles en ligne, par épisode, elle rentre dans la logique de la « dispersion », brillamment conceptualisée par Seth Price. « J’ai continué à travailler avec les formats de l’épisode et de la télévision parce qu’ils m’intéressent à plusieurs titres, l’un d’entre eux étant leur capacité à être utilisés comme des outils politiques ». Elle cherche ainsi à réinventer, avec les moyens technologiques qui sont les nôtres, la possibilité d’une oeuvre à la fois engageante et complexe, critique et mainstream.
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- Du même auteur : Nicolas Roggy, Ed Atkins, Marc Leckey resident,
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