Michael Rakowitz
« Backstroke of the West », 16.09— 4.03.2018, MCA Chicago
Google Translate est au langage ce que les filtres Instagram sont à la photographie. En ajoutant du bruit parasite au message initial, il devient possible, sinon de feindre la maîtrise, du moins mettre en circulation du contenu. Le message n’est alors plus adressé au destinataire, il lui est balancé en pleine figure : à partir de ce faisceau de signes embrouillés (incohérences langagières ; sursaturation de l’image), à lui de se débrouiller pour retrouver un sens, n’importe quel sens. La connexion opère mais ne dépasse pas le stade de la fonction phatique du langage qu’identifiait jadis le linguiste Roman Jakobson. Lorsque nous transférons un contenu googletraduit, nous ne faisons pas autre chose que vérifier que le canal de communication fonctionne. Quant à ce qu’on voulait initialement nous faire voir ou entendre, le mystère reste entier. Le titre de l’exposition de Michael Rakowitz au musée d’Art Contemporain de Chicago verbalise lui-aussi ces appels dans le vide, ces « allô ? » anxieux dont résonne la médiasphère sans que personne ne décroche jamais. Ainsi, l’énigmatique « Backstroke of the West » annonce déjà les faisceaux de traduction et de translations à partir desquels se tissent les récits transnationaux contemporains, forcément constellés de trous et de nœuds. « Backstroke », à quoi pourrait-ce donc correspondre ? En bon anglais, le terme désigne le dos crawlé, et nous enjoint donc d’emblée de quitter les sentiers balisés du dictionnaire Oxford. Au contraire, il faut bien entendre dans le terme sa décomposition littérale, à savoir un « coup porté par derrière ». Un coup porté par derrière à l’Occident ? Son déclin donc. À ceci près que l’artiste a en réalité repris la traduction frelatée d’une version chinoise piratée de Star Wars. En VO : « The Empire Strikes Back », c’est-à-dire « L’Empire Contre-Attaque ». Le retour de l’Occident alors ? Plutôt une troisième voie, qui ne serait ni West ni East, ni Occident ni Orient.
Reconstruire, mais reconstruire mal et mou
Pourquoi ce long détour par les interminables arcades de Google Translate ? Outre l’évidente question des translations culturelles, Michael Rakowitz procède également souvent par synecdoque : une partie sert à rendre présent le tout. Un titre de blockbuster mal traduit en Chinois, et c’est la forteresse de l’impérialisme culturel américain qui vacille. Une canette de Pepsi du Moyen-Orient juxtaposée à un emballage de thé Lipton irakien, puis d’autres et encore d’autres, et c’est une reconstitution monumentale de la Porte d’Ishtar qui émerge. Intitulée May the Arrogant Not Prevail, cette œuvre de 2010 trône en bonne place au MCA, où le parti a été pris de rassembler toutes les œuvres dans une même salle. Initialement montrée lors de l’exposition « On Rage » à la Haus der Kulturen der Welt à Berlin, l’œuvre s’inscrit dans une série de longue haleine débutée en 2007 : fabriquer une copie à échelle 1 de chacun des quelques 7 000 objets archéologiques qui se trouvaient au musée National d’Irak, pillé en 2003 lors de l’entrée dans la ville des troupes américaines – qui seront par la suite accusées de n’avoir rien fait pour s’y opposer. En incluant la Porte d’Ishtar à la série qui se dressait dans l’antique Babylone dont le site archéologique se situe aujourd’hui non loin de l’actuelle Bagdad, l’artiste relie subtilement les pillages les plus récents à d’autres, conduits cette fois par les archéologues européens et notamment allemands, qui ramenèrent artefacts et monuments entiers dans leur pays au tournant du xxe siècle et continuent de faire la sourde oreille aux réclamations des gouvernements des pays d’origine.
The invisible ennemy should not exist rajoute une couche de sens à cette histoire déjà complexe. La série est en effet un commentaire direct aux tentatives de recréer les objets dérobés par la technologie 3D comme ne manqueront pas d’en prendre l’initiative les pays occidentaux dans le sillage du pillage. Or pour Rakowitz, dont la famille maternelle d’origine irakienne fuit le pays en 1949, ces efforts ne sont qu’une autre forme de colonialisme, poursuivant par les ressources de la technologie de pointe l’appropriation des trésors archéologiques par l’Occident. Conçue comme le berceau de la civilisation, Babylone constitue alors l’exemple de la réappropriation non seulement du patrimoine matériel, mais du récit historique d’une civilisation par une autre sous couvert de protéger un patrimoine universel. Ses propres répliques témoignent alors de l’impossibilité de reconstruire, de restituer ; elles relèvent d’une forme de « copie molle », d’une synthèse imparfaite où l’on distingue clairement chacun des éléments du tout. Ces morceaux d’emballages divers ne camouflent pas leur origine, les logos Pepsi ou Lipton, les fragments de journaux restent identifiables dès lors que l’on se rapproche de l’image des artefacts reproduits — une statuette, un masque, un ustensile de cuisine. L’original manque clairement à l’appel, d’autant plus que l’artiste les a reproduits d’après la banque d’images de l’Université de Chicago et du site d’Interpol référençant les objets volés.
Les œuvres de cette série construisent, pour le dire avec l’universitaire Homi K. Bhabha, une « structure différentielle ». Plutôt que l’identité, ce qu’il se joue chez Rakowitz relève de l’identification : celle-ci est d’abord, et de la manière la plus évidente, un processus à produire ensemble, mais elle est aussi sans origine. En cela, le corpus de l’artiste se rapprocherait davantage des thèses sur le « tiers-espace » d’Homi K. Bhabha. Dans The Location of Culture (2007), celui-ci propose d’étudier l’hybridité des cultures sous l’angle d’une « politique de polarité », où l’individu se meut dans un espace en perpétuelle reconfiguration. La frontière n’apparaît alors plus comme l’indépassable mur dressé entre « eux » et « nous » condamnant quiconque en serait exclu ou ne souhaiterait s’y conformer à l’exil perpétuel. Au contraire, cette zone tierce ancre les concepts de « différance » ou de « déterritorialisation / reterritorialisation » de la philosophie continentale (respectivement Derrida et Deleuze & Guattari) dans la réalité post-coloniale, érigeant en modèle désirable une réalité effective : l’individu contemporain incarne une singularité radicale qui dès lors vit détaché, délié de tout groupe surplombant prédéfini auquel il pourrait venir se rattacher.
En perpétuel transit entre Chicago et Bagdad : pluraliser la tradition de la social practice
Cette rétrospective de Michael Rakowitz est sa première sur le sol américain après qu’il ait été mis à l’honneur par la Tate à Londres en 2010 qui lui ouvrait ses cimaises avec la monographie « The Worst Condition Is To Pass Under A Sword Which Is Not One’s Own ». « J’ai toujours été captivé par la manière dont Rakowitz examine les relations entre hospitalité et hostilité. Il parvient à maintenir un équilibre subtil et met le doigt sur notre complicité latente en mettant en avant les réalités politiques quotidiennes », raconte Omar Kholeif, curateur de l’exposition et directeur du programme international au MCA. « La première fois que j’ai vu son travail, c’était en 2007 à la Biennale de Sharjah. Je l’ai ensuite suivi à travers le monde par ses expositions et ses projets, depuis sa participation à la Documenta 13 jusqu’aux projets performatifs comme Enemy Kitchen et Dar Al Sulh, organisés respectivement à Chicago et à Dubai. Avant d’arriver au MCA, j’ai proposé comme projet au directeur de m’occuper de la première rétrospective de Michael Rakowitz, qui a mon avis s’est fait attendre beaucoup trop longtemps ».
On accède à l’exposition en passant d’abord devant Enemy Kitchen (2003), un foodtruck servant des mets irakiens cuisinés par la communauté irakienne en exil, s’inscrivant dans une série autour du patrimoine cette fois immatériel qu’est la cuisine qu’il explorera également avec le restaurant Spoils (2011), qui invitait ses convives à se repaître de mets préparés par des vétérans de la guerre en Irak placés aux ordres de réfugiés irakiens.
Là où une première lecture amène essentiellement à identifier une mise en tension somme toute assez binaire — l’Occident et l’Orient, les vétérans et les réfugiés —, l’exposition complexifie ici la palette. Il est en effet frappant de constater combien ses œuvres portent la trace de l’héritage de la social practice qui caractérise la scène de Chicago. Pour Omar Kholeif, « Michael Rakowitz ne fait pas que se nourrir du passé artistique de la ville, il y contribue activement puisqu’il enseigne à la Northwestern University. J’ai rencontré beaucoup de ses étudiants qu’il encourage à replacer Chicago dans le puzzle beaucoup plus complexe du monde de l’art global ». Les formes développées relèvent bel et bien du même activisme de proximité que chez un Theaster Gates, éminente figure locale dont la Rebuild Foundation située dans le Southside œuvre à redonner accès à la culture et aux savoirs à une communauté locale oubliée des pouvoirs publics. Une veine que l’on retrouve également chez de plus jeunes collectifs de Chicago comme le Floating Museum qui, depuis deux ans, a développé un projet de musée mobile sur une barge qui viendrait à la rencontre des quartiers excentrés (lire : délaissés). C’est encore l’esprit de la Protest Banner Library, atelier de couture lancé par l’artiste Aram Han Sifuentes visant à confectionner les banderoles qui seront ensuite brandies dans les rues. L’accès au savoir et aux compétences ainsi que le « faire ensemble » se retrouve chez Michael Rakowitz à ceci près que l’idée de la communauté à laquelle se rapportent ces modes opératoires est pour sa part sensiblement différente.
Plus que social practice, le mot clé serait ici échelle : plutôt que de viser une forme, ces pratiques visent un destinataire. Elles sont community based. Cette communauté, quelle est-elle alors ? Par la force des choses, pallier aux défaillances des pouvoirs public revient à Chicago à s’adresser à une communauté noire et pauvre. Lorsque Michael Rakowitz reprend à son tour ce mode d’action, il ne fait pas que l’adresser à une autre communauté qui serait la sienne propre. Certes, ses œuvres s’enracinent dans l’histoire de la diaspora irakienne et de son patrimoine lui aussi déraciné, mais cette condition de mobilité est d’emblée intégrée. Suivant Homi K. Bhabha toujours, ses œuvres se placent alors davantage sous le signe de la différence culturelle que de la diversité culturelle. « La traduction est aussi une imitation, mais en un sens ironique, source de perturbation », écrira encore Homi K. Bhabha, lui-même d’origine indienne, formé en Angleterre à Oxford, influencé par la philosophie continentale des années 1970 passée par le prisme américain (la French Theory, donc) et désormais professeur à Harvard. Dans un entretien avec Jonathan Rutherford publié par la revue Multitudes en 2006, il précise : « L’“originaire” est toujours susceptible de traduction, en sorte qu’on ne peut jamais lui assigner un moment antérieur de totalité d’être ou de sens – autrement dit, une essence. Cela revient à dire que les cultures ne se constituent que dans cette altérité interne à leur propre activité de production de symboles, qui en fait des structures décentrées – et c’est à travers ce déplacement, cette liminalité, que s’ouvre la possibilité d’articuler des pratiques et des priorités culturelles différentes et même incommensurables ». La traduction, il faut alors la comprendre avec la nouvelle conception de l’individu qui se profile dans le même temps ; un individu qui se serait définitivement affranchi du multiculturalisme des années 1980 et des appartenances communautaires qui ont fait le lit du post-colonialisme des années 1990.
(Image en une : Michael Rakowitz, « Backstroke of the West », MCA Chicago, 2018. Photo : Nathan Keay, © MCA Chicago.)
- Publié dans le numéro : 85
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- Du même auteur : Dena Yago, Simon Fujiwara, Paul Maheke, Neïl Beloufa, Oliver Beer : topologies singulières,
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