Mime Radio de Benjamin Seror
Un groupe d’amis se retrouve au Tiki Coco, un bar de Los Angeles. Bernhardt, le patron, y organise chaque soir la « scène ouverte de la réalité défiée », lors de laquelle chacun peut présenter ses inventions qui, en règle générale, défient en effet la raison. Quatre des participants (David, Angie, Benjamin Serror2 et Bernhardt lui-même) deviennent amis et essayent d’aider un autre membre du groupe, Marsyas, à recouvrer sa voix. Marsyas est le mythique satyre qui a perdu un concours musical contre Apollon, subsistant jusqu’à maintenant sous la forme d’un système nerveux quasiment invisible. Lorsqu’ils parviennent enfin à lui redonner sa voix, Marsyas chante à nouveau après des milliers d’années de silence. Le public découvre alors que sa voix a la capacité de rendre visible tout ce qu’elle chante. Au début, ce sont seulement des images mais, à la longue, les effets de ses paroles affectent la réalité au point de créer une invasion de monstres issus de l’imagination et des peurs intimes du public. La crise ne peut alors que se résoudre dans le sacrifice de Marsyas qui rétablit l’ordre des choses.
L’intrigue est plutôt simple et le contenu se construit principalement autour des personnages. Ces derniers ne sont pas particulièrement étoffés, ils parlent et agissent tous plus ou moins de la même manière et leur comportement ne reflète pas une grande profondeur psychologique. Cependant, ce roman d’artiste est centré autour de leurs idées et inventions délirantes, ainsi que de leurs effets. L’empathie est la raison d’être de chacune de leurs créations comme, par exemple, le « transmetteur de pensées » de David. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un appareil réel mais d’une simple maquette de carton, il a la faculté de connecter l’esprit des gens qui, simplement en faisant semblant de l’utiliser, peuvent partager leurs idées. Selon David : « Il se demande s’il est possible de véritablement voir au travers des yeux de quelqu’un d’autre et, par extension, de souffrir du mal de dent d’autrui. » (p. 83) L’empathie est plus qu’un sujet dans Mime Radio. Habituellement, dans toute œuvre de fiction, l’adhésion du lecteur est stimulée par l’identification. Cette dernière est proche de l’empathie narrative qui est la capacité, induite par les moyens de la narration, à se mettre dans la situation et la condition de quelqu’un d’autre et à en ressentir les sentiments et en partager les points de vue3.
Cette adhésion va plus loin dans Mime Radio. Chacun de ses douze chapitres s’ouvre par ce qui semble une adresse directe au lecteur : « Check, check, un deux, un deux. Est-ce que vous m’entendez bien ? » (p. 7) ou « M’entendez-vous toujours si je parle ainsi ? » (p. 117). De telles expressions n’appartiennent pas à la description du monde fictionnel qui va naître dans l’imagination du lecteur. Elles sont des exemples de la fonction phatique du langage qui sert essentiellement à vérifier si la communication avec le public est bien établie3. La présence de ces expressions phatiques est due au fait que Mime Radio n’a pas été écrit mais produit comme un projet artistique composé d’un certain nombre de performances de narration qui ont eu lieu à différents endroits dans le monde, des lieux d’art autant que des bars, pendant plus de deux ans. Le nom d’une ville apparaît en haut de chaque chapitre — Paris, New York, Rotterdam, etc. — indiquant où le chapitre en question a été performé (une liste détaillée des lieux est donnée dans le colophon). Chaque performance a été enregistrée puis transcrite en un chapitre. Seror ne s’est pas assis à un bureau pour écrire sur des feuilles blanches, il a fait usage des outils artistiques qu’il avait à sa disposition, à savoir la performance basée sur la narration. Chaque soir, il arrivait avec une idée approximative de la partie de l’intrigue qui allait être développée, mais la création du récit lui-même dépendait du cours de la performance. À la manière d’un comédien de stand-up qui observe la réaction du public à sa performance et l’ajuste en conséquence, Seror recherchait le retour du public pour orienter le développement de son récit. Les expressions phatiques étaient donc originellement destinées au public des performances et ont résisté au processus d’édition, s’insérant dans le texte du roman de l’artiste.
Hormis ces expressions phatiques, d’autres marqueurs d’indexicalité ont été conservés du moment de production, comme : « Wow. Bonsoir. Je suis ravi de vous revoir ce soir. » (p. 21) « Avec l’invention de David, vous pourriez passer l’enregistrement de ce soir et vous verriez les murs et vous, le public. » (p. 90-91) « Bonsoir. Bonsoir. Je place toujours le micro un peu trop haut au début. » (p. 119) Bien souvent aussi, le chapitre commence par un résumé de l’intrigue, ce qui n’est nullement nécessaire pour le lecteur mais témoigne du fait que le public était bien évidemment chaque soir différent et qu’il était donc nécessaire de lui donner les moyens de comprendre le récit qui était sur le point de commencer : « Pour être sûr que nous en sommes tous au même point de l’histoire, je vais faire un rapide résumé. Quelque chose de très important a eu lieu à la fin du premier chapitre, quelque chose de très important en regard de ce qui va se passer ce soir. » (p. 21)
Après l’empathie, le second sujet d’importance ici est l’imagination. Mime Radio est une allégorie de son pouvoir, une histoire pleine d’exemples de ses capacités à faire exister des choses et, ce faisant, à modifier la réalité. Cette idée imprègne l’ensemble du livre, comme on peut le voir notamment dans l’épisode de la Solog House, autre invention de l’un des protagonistes : « L’idée de Bernhard d’une maison basée sur le langage, c’est en fait qu’à l’intérieur de la maison, seul le langage est réel. La maison est totalement vide et lorsque vous arrivez dans la pièce principale, vous pouvez dire “Oh, j’aimerais une chaise” et la chaise apparaît. » (p. 54) La même thématique est explorée plus avant avec « l’effet Marsyas ». Une fois que le satyre recouvre sa voix, cette dernière manifeste une capacité à double tranchant : lorsque le public écoute sa description d’un objet, celui-ci apparaît en image dans l’esprit de chacun, ce qui fait que chacun le voit aussi clairement qu’il voit tout autre objet réel. Évoquer d’autres mondes possibles présuppose la création de scénarios imaginaires dans lesquels le désir peut trouver les conditions de sa réalisation. À un tournant dramatique de l’intrigue, le public est rendu capable de faire apparaître ses peurs inconscientes sous la forme de monstres qui menacent de détruire la ville dans laquelle il vit. Ainsi que le fait remarquer Marsyas : « La fiction pourrait vous tuer. » L’effet Marsyas est un cas extrême d’énoncé performatif. Le langage a en effet parfois la capacité de promulguer exactement ce qui est dit. Les actes de parole performatifs5 exécutent réellement l’action à laquelle ils font référence, comme dans « Je vous parie cinq dollars ». Par là, je n’énonce pas simplement que je parie cinq dollars, je suis en train de parier par le seul fait de le dire. Les énoncés performatifs ne sont ni vrais ni faux par rapport à un état donné des choses, ils instaurent une nouvelle réalité par la force de leur déclaration. « Je vous déclare maintenant mari et femme » modifie effectivement le statut marital d’un couple lors de sa prononciation à la fin de la cérémonie du mariage.
De même que les énoncés performatifs, la fiction établit un moment de production d’une nouvelle réalité, elle est « un événement inséparable de son énonciation. Rien ne la soutient en dehors d’elle-même, au sens où ce qu’elle affirme ne peut être validé d’aucune manière fiable contre quelque témoignage indépendant.6 »Dans ce contexte,« énonciation » est à comprendre comme l’acte réalisé par l’artiste performeur autant que par le lecteur. Comme Marsyas, Seror stimule cette capacité par l’imagination. Son travail de conteur consiste à prononcer un discours par lequel le public peut se représenter un monde fictionnel. Tout comme l’empathie, l’imagination n’est pas une simple thématique dans le récit, elle est aussi un outil employé par l’artiste pour créer son œuvre et la raison principale pour laquelle il utilise le roman d’artiste comme médium.
Deux modes de langage opèrent alternativement dans Mime Radio, le symbolique et l’indexique. Le symbolique utilise le langage pour provoquer des images dans l’esprit du lecteur. C’est la procédure normale dans la fiction narrative : les mots communiquent un certain sens qu’ils atteignent par des conventions culturelles et, ce faisant, réfèrent à une réalité fictionnelle à laquelle l’imagination du lecteur donne forme. Cette réalité n’est effective que pendant l’acte de lecture. Elle habite donc une dimension atemporelle qui est actualisée par chaque lecteur. Le présent de narration de Mime Radio contribue à cette sensation d’apparition par la lecture.
D’un autre côté, les passages indexiques ancrent le texte dans le moment même de sa production. Ils sont les marqueurs d’un moment spécifique de la réalité, dans le passé. Le texte ne transporte alors pas le lecteur dans l’espace de la fiction (le Tiki Coco, par exemple) mais dans un espace réel (le bar De Schouw à Rotterdam7, par exemple). On rappelle sans cesse au lecteur qu’il constitue la moitié du public pour lequel l’œuvre a été créée, l’autre moitié étant celui qui a assisté aux performances. Cela ne signifie pas pour autant que pour lire le roman, il faut avoir assisté aux performances, ou vice versa. J’ai, pour ma part, assisté à l’une d’entre elles8, mais je suppose que je suis plutôt là du côté de l’exception. L’œuvre a été conçue pour être autonome dans chacune de ses manifestations, qu’il s’agisse du roman ou des performances. Néanmoins, en révélant constamment son processus de création, Mime Radio place le lecteur dans une position instable, depuis laquelle il est par moments invité à pénétrer l’espace de la fiction et, à d’autres moments, en est mis à la porte.
L’identification est ainsi perturbée par l’interpolation continue des marqueurs indexiques. Quel est donc le travail du lecteur ? L’adresse de Seror à son public rappelle les mécanismes télévisuels. Au cinéma, il est interdit aux acteurs de regarder la caméra ou de lui parler. Cela aurait pour effet de reconnaître l’existence d’un dispositif sur l’invisibilité duquel repose l’effet de réel de la fiction, ce qui est l’exact opposé de ce qui se passe à la télévision où les journalistes et présentateurs s’adressent directement à la caméra et, par là, établissent la présence de leur public. À la télé, la fonction phatique du langage prévaut sur celle de communication, et ce qui est dit n’est pas aussi important que le fait de s’adresser directement au téléspectateur, de reconnaître ainsi son existence et de maintenir, ce faisant, son attention le plus longtemps possible9. De ce point de vue, Mime Radio ressemble à une émission de télévision. De nombreux passages semblent être extraits de l’une d’elles : « Lorsque nous saurons enfin la vérité au sujet de la Solog House, la caméra effectuera un zoom arrière et de la musique commencera à se faire entendre. » (p. 55) « ils sont tous les deux dans le cadre en même temps. C’est un split screen. Oui, un split screen, ce qu’il est difficile de mettre en place quand on raconte une histoire. » (p. 70) Le petit résumé par lequel commencent la plupart des chapitres pourrait aussi être l’équivalent de celui des précédents épisodes que font les séries télé.
L’une des conséquences de cette modalité visuelle de narration est la platitude des personnages. Ils donnent l’impression d’être regardés sur un écran. Cependant, cela n’empêche pas le récit de produire des moments d’identification empathique, notamment particulièrement intenses sur la fin, avec la mort de Marsyas. Mais à tous les effets d’identification possibles, Seror semble préférer remplir principalement une fonction phatique. Il semble judicieux de rappeler que Mime Radio n’est pas un roman qui fait uniquement usage de mécanismes littéraires, tels que l’identification, mais un roman d’artiste, produit par le biais d’un projet artistique utilisé comme technique d’écriture. Le but de l’artiste ne réside ici pas tant dans la crédibilité que dans le fait de savoir qu’il y a quelqu’un pour écouter ou lire de l’autre côté.
La transcription des performances de Seror en un livre trouve un précédent dans a, A Novel10 d’AndyWarhol. Warhol avait donné un enregistreur à l’un de ses acteurs, Ondine, pour qu’il enregistre vingt-quatre heures de sa vie à la Factory. L’éditeur a littéralement conservé la transcription qui en a été réalisée, l’imprimant telle quelle en conservant les interjections, répétitions et bruits de toute sorte produits par les locuteurs sous amphétamine, ce qui interrompt sans cesse le flux du texte, rendant le livre illisible. Maria Fusco observe qu’« achevé, le livre conserve les erreurs, les incohérences et les identifications erronées qui en font une critique du statut culturel du livre, mais pas du livre lui-même, d’où le fait que Warhol ait conservé l’appellation de “roman” dans son titre11. » Warhol utilise ironiquement le mot de roman pour nommer une œuvre tout à fait illisible, de la même manière qu’il produisit des films irregardables. Des œuvres faites pour être pensées, discutées, mais pas expérimentées.
Bien que les prémisses des projets de Seror et de Warhol soient semblables, les résultats en sont extrêmement différents. Seror souhaite que son livre soit lu. Il a soigneusement éliminé les « bruits » qui accompagnaient l’enregistrement du texte : rires nerveux, bégaiements, interruptions, hésitations et répétitions. Bien qu’ainsi que nous l’ayons vu, une abondance de marqueurs indexiques ait été conservée, tout ce qui était nécessaire au bon déroulé de la performance mais aurait gêné la lecture a été supprimé : les blagues et les commentaires du public et auxquels l’artiste avait réagi, tout comme la musique qui était parfois jouée. Seror refuse d’imposer une distance ironique et essaie, au lieu de cela, d’attirer son public comme son lecteur, au plus près. Il y a beaucoup d’humour dans Mime Radio et une vraie détermination à produire une lecture agréable. On n’y cherche pas à choquer ou à déranger le public / lecteur mais à établir avec lui une connexion empathique. Une stratégie employée par l’artiste pour l’aider à produire le texte. Seror cherchait à provoquer une réaction émotionnelle chez son public à laquelle il aurait pu, en retour, réagir, en orientant son récit dans une direction ou dans une autre. Cette stratégie est à l’opposé de la tradition moderniste de l’approche perturbatrice selon laquelle la mission de l’artiste consiste à mettre le public à l’épreuve dans le but d’éclairer le spectateur ignorant par des stratégies de confrontation. Grant H. Kester se demande si la « pédagogie punitive » mène réellement à une révélation épiphanique plutôt qu’à une simple attitude défensive12. Cette vision est soutenue par Eve Kosofsky Sedgwick qui considère ces rhétoriques de l’exposition et de la révélation comme paranoïaques et les juxtapose avec « la complicité réparatrice, poussée par le désir d’améliorer ou de donner du plaisir.13»
Seror ne va pas épater le bourgeois. Le choc et la rupture ont peut-être été efficients à une époque où le public de l’art était identifié comme bourgeois, avec tous les stéréotypes que cela implique. Aujourd’hui, cette conception a produit un cliché qui trouve plus son origine dans l’inertie du monde de l’art que dans une considération sérieuse de la situation du spectateur de l’art contemporain14. Le projet de Mime Radio est un ensemble de différentes stratégies pointant vers un seul objectif. Le fait d’inclure les réactions du public à la narration dans les performances elles-mêmes, l’usage des expressions phatiques, l’usage de la fiction et la stimulation de l’imagination du lecteur sont des stratégies qui parfois s’annulent l’une l’autre, ainsi qu’il a été montré dans la coexistence du symbolique et de l’indexique, et du narratif avec le phatique. Le résultat est peut-être imparfait, voire contradictoire sur certains points, mais c’est une précieuse tentative d’arrêter de défier le spectateur et de commencer à défier la réalité à la place. Le roman d’artiste est le symptôme d’un nouveau paradigme dans l’art contemporain dans lequel la relation au spectateur n’est pas définie en matière de critique, de choc ou de confrontation mais d’imagination, de collaboration et de connexion empathique.
1 Benjamin Seror, Mime Radio, 2015. Édité par <o> future <o> et publié par Bat ; Adéra ; CRAC Alsace ; Kunstverein, Amsterdam et Sternberg Press.
2 Benjamin Serror, à ne pas confondre avec l’artiste et auteur Benjamin Seror. Serror établit un lien entre le monde de Mime Radio et le monde réel, ce qui lui vaut de confondre la réalité et la fiction. Par exemple, il parle aux images pensant qu’elles sont des personnes réelles. Serror est la projection de Seror dans la fiction. Ils ne sont jamais bien loin l’un de l’autre. Serror vit à Gand, à seulement 30 kilomètres de Seror qui, lui, vit à Bruxelles.
3 Suzanne Keen, « Narrative Empathy », in The Handbook of Narratology, Berlin, De Gruyter, 2014, p. 521-530.
4 Bronislaw Malinowski, « The Problem of Meaning in Primitive Languages », 1949, in The Meaning of Meaning: A Study of the Influence of Language upon Thought and of the Science off Symbolism, Londres, Routledge & Kegan Paul.
5 J. L. Austin, How to Do Things with Words, Oxford University Press, 1976.
6 Terry Eagleton, The Event of Literature, New Haven, London, Yale University Press, 2012, p. 137-138.
7 Benjamin Seror, Mime Radio, Chapter V [performance]. De Schouw, Rotterdam, 20 avril 2013. Dans le cadre de « A Thing at a Time », Witte de With.
8 Benjamin Seror, Mime Radio, Chapter X [performance]. Kunstverein, Amsterdam, 11 juin 2014.
9 Jesús Gonzalez Requena, El Discurso Televisivo: Espectáculo de la Posmodernidad, 1999, 4e éd. Madrid, Cátedra.
10 Andy Warhol, A, a Novel, New York, Grove Press Inc, 1968.
11 Maria Fusco, « How Hard it Is to Die », Metropolis M. 31, no. 2, avril-mai 2010, p. 99-101.
12 G. H. Kester, The One and the Many: Contemporary Collaborative Art in a Global Context, Londres, Duke University Press, 2011, p. 183-184.
13 Eve Kosofsky Sedgwick, Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity, Durham et Londres, Duke University Press, 2003, p. 144, citée dans Kester, 2011, p. 53.
14 G. H. Kester, idem.
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