Ned Vena, Abstraction
Se déployant au travers d’une variété de médiums dont la peinture, la sculpture, les installations et les films, la pratique de l’artiste new-yorkais Ned Vena mêle technologies numériques et matériaux issus du graffiti et du vandalisme. Employant les instruments de la production de signes commerciaux pour l’expression de son propre langage visuel abstrait, Vena, au cours du processus de création, occupe différents rôles qui vont de ceux de l’informaticien multitâches à d’autres qui ressortent plus du travail manuel. Bien que réalisées à l’aide de technologies numériques et mécanisées, ses œuvres sont en fin de compte faites à la main ; elles portent les traces de leur production et utilisent des matériaux issus du commerce et de l’industrie d’une manière qui n’est pas sans rappeler les pratiques picturales minimalistes d’il y a quelque cinquante ans.
Au cours des quatre ou cinq dernières années, Vena a produit un certain nombre de peintures qui se ressemblent beaucoup, chacune semblant être une variation sur ces précurseurs du minimalisme que sont les peintures de la série des Black Paintings de Frank Stella, datant de la fin des années cinquante et du début des années soixante. La plupart de ces compositions de Vena tirent leur structure de la répétition d’un motif de lignes à angles droits qui divisent la toile en quatre quarts. Selon un principe sériel, le nombre de quarts a été augmenté à huit ou douze sur certaines toiles, figurant alors presque un diptyque ou un triptyque sur une même toile et créant de nouvelles variations du motif. D’autres encore sont circulaires, des peintures de cibles composées de cercles noirs concentriques. Comme dans les autres pièces de Ned Vena, les quarts sont toujours délibérément décalés au centre, leurs jonctions visibles ressemblant à des fils croisés ou à des axes cartésiens.
La manière dont la pratique picturale de Vena se décompose en différentes étapes de production, avec une claire division du travail, découle de cette logique. La préproduction se fait sur Adobe Illustrator, un logiciel de graphisme vectoriel avec lequel l’artiste dessine une série de lignes. Les fichiers ainsi produits sont ensuite matérialisés grâce à un traceur qui découpe mécaniquement un adhésif de masquage vinyle, lequel cache est alors appliqué sur une toile de lin brute ou enduite puis peint d’une couleur unie tout droit sortie du pot, sans grande considération pour le geste. Les lignes tracées par l’ordinateur vont se retrouver dans la peinture finale par un procédé purement négatif. Le décollage du pochoir vinyle révèle à la fois la peinture et ses traces résiduelles : les épaisseurs laissées par ce décollage, les bavures huileuses de l’aérosol qui ont filtré sur la toile à travers le masquage et les bords des nombreuses couches de peinture.
Mais ce que Vena considère réellement comme la « peinture » avec laquelle il produit chaque pièce diffère de série en série et inclut des matières dont l’usage initialement prévu est d’ordre commercial ou industriel. Cela va de peintures vernies de protection à du caoutchouc en spray, en passant par une encre violet profond utilisée dans les pistolets à étiquettes des magasins, mais aussi un acide que Vena a utilisé dans une série d’œuvres réalisées sur miroirs pour graver une image ou conserver la trace de l’acide éclaboussant le miroir, une autre sorte de procédé négatif. Dans chaque cas, les qualités matérielles inhérentes à ces médiums non traditionnels soulignent leur emploi spécifique. Les peintures vernies qu’utilise Vena dans nombre de ses monochromes, y compris les blancs, bruns, noirs et gris, sont fabriquées par Rust-Oleum, une marque de peintures d’apprêt pour métal destinées à stopper la propagation de la rouille. Le caoutchouc en spray, lui, sert à créer un revêtement de protection durable des dessous de caisse des voitures contre la corrosion causée par l’eau, la terre et le sel. Cependant, les graffeurs se le sont aussi approprié pour son adhérence sur les surfaces peintes qui absorberaient normalement d’autres peintures en spray. Et, à l’instar de l’acide ou de l’encre violette, le caoutchouc laisse une marque permanente qui résiste aux efforts des services de nettoyage pour l’éliminer.
Ned Vena fait aussi un usage contraire à sa destinée initiale du traceur, une machine vouée à la fabrication de signalétiques commerciales. Conçue pour la production d’enseignes, de lettrages adhésifs et la traduction physique de formes langagières et linguistiques, elle est employée par l’artiste pour abstraire ces caractères et les réduire ainsi au simple graphisme. Au-delà de la fabrication de ses rubans de masquage, il utilise beaucoup le vinyle comme matériau dans ses œuvres mêmes. Par exemple, dans plusieurs de ses expositions récentes, il a recouvert la moitié basse des murs des galeries avec tous leurs détails architecturaux, y compris les prises de courant et les interrupteurs, de bandes horizontales de 3mm d’épaisseur. Posées sous forme de panneaux réguliers, créant des plis et des ondulations, elles composent un fond qui, bien qu’il paraisse plissé, peut servir à accrocher d’autres pièces. Dans une autre série d’œuvres, Vena pose des feuilles d’adhésif qui se chevauchent d’une manière similaire sur des panneaux alvéolaires en aluminium, affirmant la matérialité propre au vinyle et formant ainsi des motifs d’interférence imprévisibles.
Mais toutes ces œuvres génèrent aussi un excédent de matière qui est ensuite réutilisé par l’artiste dans des films 16mm. Découpé et appliqué sur l’amorce d’une pellicule, le reste du vinyle des peintures, des installations et des panneaux d’aluminium devient une séquence animée de lignes noires et blanches. Parce que les espacements réguliers du vinyle ne coïncident pas exactement avec les dimensions standard du cadre du film, les lignes créent une impression de mouvement, elles semblent remonter et osciller d’un côté à l’autre. Ponctués à intervalles réguliers par le chevauchement de l’adhésif avec la section suivante —sorte de bégaiement visuel — les films accumulent aussi les rayures, la poussière, les traces de doigts et autres empreintes de l’atelier, portant eux aussi le témoignage de leur propre fabrication, avant d’être numérisés et projetés en vidéo.
Dans ce retour final du travail de Ned Vena au numérique, bien que ce soit sous une forme plus documentaire, les vecteurs qui constituent toutes ses œuvres fusionnent en un champ de pixels. Cette traduction produit alors son propre langage d’abstraction, reflétant celui des œuvres elles-mêmes dans leur refus de la représentation littérale et de la reproduction technologique parfaite. Par leur relation à l’histoire de l’art et au fonctionnement sémiotique du graffiti, les différentes formes de travail requises pour les produire ainsi que les surfaces et compositions matérielles complexes qui en résultent, les œuvres de Vena nécessitent chacune une participation active du regardeur, à la fois proche et distante, qui prend en compte leurs détails tout en gardant à l’esprit leur totalité.
Ned Vena
Abstract Labor
By Tim Saltarelli
Working across a variety of media, including painting, sculpture, installation and film, New York based artist Ned Vena has developed a practice that merges digital media with the materials and form engendered by graffiti and vandalism. Employing the tools of commercial sign production towards the articulation of his own particular abstract visual language, Vena takes up various forms of labor occupying roles that move from those of the flexible information worker to those more akin to manual labor. Though realized with the aid of digital and mechanized technologies the resulting works are ultimately made by hand, they bear the traces of their production and use industrial and commercial materials in ways reminiscent of minimalist painting practices of some 50 years ago.
Over the course of the last four or five years, Vena has made a number of paintings that are ostensibly the same, each one seemingly a variation on those precursors to Minimalism – Frank Stella’s series of Black Paintings of the late 1950s and early 1960s. The most prevalent of these compositions derives its structure from a repeating pattern of right-angled lines that divide the work into four quadrants. Working serially, the number of quadrants has expanded to eight or twelve in some paintings, appearing almost as a diptych or triptych on a single canvas and creating new variations on the predominant pattern in the process. Still others have been circular, target paintings consisting of concentric black rings. Like Vena’s other works, the quadrants are always purposely misaligned at the center, their visible seams appearing as cross hairs or Cartesian axes.
Remaining nearly consistent throughout is also the manner in which Vena’s painting practice breaks down into clearly differentiated stages of production with clear divisions of labor. Pre-production resides in Adobe Illustrator, a vector based graphic design program in which a series of lines are drawn. The resulting files are then made material by a vinyl plotter that mechanically cuts an adhesive vinyl mask. This mask is subsequently applied to a raw or primed linen surface and then painted a solid monochromatic color directly out of the can, without much regard for gesture. The lines that the computer was originally used to draw will ultimately find their way into the final painting through a purely negative process. The removal of the vinyl stencil finally reveals both the painting and its residual traces: the discernible trenches this removal leaves, the oily aerosol “bruises” that seep through the mask into the linen, and the edges of the numerous individuated layers of paint.
But what, for Vena, actually constitutes the “paint” with which each painting is produced differs from series to series and includes materials whose intended use is primarily commercial or industrial. This ranges from protective enamel paints to an aerosol spray rubber to a deep violet ink employed in retail pricing guns. This list of materials also includes acid that Vena has used in a series of works on lozenge shaped mirrors to etch an image or trace of the acid’s own splashing upon the mirrored surface, another kind of negative removal. In each case, underlying their specific employment are the inherent material qualities of what are all clearly non-traditional media. The enamel paints that Vena has employed in the production of a number of monochromes in colors including white, brown, black and gray, are made by Rust-Oleum, a brand of metal primer paints designed to stop the spread of rust. In contrast, the spray rubber is designed to be a durable rubberized coating that protects automotive underbodies against corrosion caused by water, dirt and salt. However, having also been appropriated by graffiti artists, the rubber has become a tool because of its ability to adhere to painted surfaces that would normally absorb other spray paints. And like the etching acid or the violet ink, the rubber leaves a permanent mark, resisting efforts by removal services to cover it up and paint it over.
Also used here in ways antithetical to its intended purpose, is the vinyl plotter, a machine designed for the fabrication of commercial signage. Traditionally used in the production of signs, vinyl lettering, and language or linguistic forms made physical, Vena employs the plotter to different ends, abstracting these characters and reducing them to the graphic. In addition to its use as a mask for the paintings, vinyl has increasingly been used by Vena as a material for the work itself. For instance, in several of his recent exhibitions, Vena has covered the lower half of the gallery walls, along with all of their attendant architectural features, including outlets and light switches, in 3mm thick horizontal stripes. Installed in regularly sized panels, creating wrinkles and kinks in the vinyl as he does so, the result of the artist’s labor is the creation of a ground that though seemingly crumpled, is one upon which other works are occasionally hung. In a complimentary series of works on individual aluminum honeycomb panels, Vena adheres two or more layers of overlapping vinyl in a similar fashion, often in different colors. This work affirms the vinyl’s own unique materiality and forms unpredictable visual patterns of interference in the process.
But all of these works also ultimately generate a material surplus, which is in turn put to use in a number of 16mm films. Cut up and applied to clear film leader, the left over, residual vinyl from the paintings, wall installations and aluminum panels becomes an animated sequence of black and white lines. Because the vinyl’s regular spacing does not align itself perfectly with the standardized dimensions of the physical film frame, the lines create the impression that they are moving, ascending and swaying side to side. Punctuated at regular intervals by the overlapping of the vinyl with the next section, appearing visually as a kind of stutter, the films also accumulate scratches, dirt, fingerprints and other artifacts from the studio, again bearing witness to their own making, before being digitized and exhibited on video.
In this ultimate return of Vena’s work to the digital, albeit in the form of photographic documentation, the vectors from which all of the works are constituted are collapsed into a field of pixels. This translation then generates its own language of abstraction, mirroring that performed by the works themselves in their rejection of literal representation and flawless technological reproduction. As a result of their relationship to art history and the semiotic operations of graffiti, the different forms of labor required to produce them and the complicated surfaces and material compositions that come about as a result, Vena’s works each necessitate an active viewing relationship, one both proximate and distant, considering all of their various details while simultaneously keeping their totality in mind.
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