Oliver Beer : topologies singulières
Fondation Hermès – Le Forum, Tokyo. « Condensation », exposition collective. 19 mars-30 juin 2014.
MoMA PS1, New York. « Oliver Beer : The Resonance Project – Live ». Performance, 6 avril 2014.
Centre Pompidou, Paris. « Prospectif Cinéma – Oliver Beer », 22 mai 2014. Cinema 1. Avec la présentation notamment de son nouveau film Reanimation 1.
Musée d’Art Contemporain MAC Lyon. Solo show. 6 juin-17 août 2014.
Villa Arson, Nice, 23 novembre 2013. Vernissage de l’exposition « Oliver Beer / Shingo Yoshida ». Pour accéder aux espaces, il faut emprunter un couloir puis descendre une volée de marches : du fait de cette position liminaire légèrement en surplomb par laquelle on l’aborde, la structure grise placée au centre de la pièce principale, s’élevant jusqu’au plafond, ne nous apparaît que plus imposante, barrant la vue si ce n’est le passage. Une élévation rectangulaire grise, dans laquelle est pratiquée une ouverture permettant d’y pénétrer et qui, en réalité, ne présente pas beaucoup d’autres caractéristiques que celle, indéniable, d’être là. Et pour cause : par ses dimensions (3,60 m x 2 m x 4,36 m), on ne l’éprouve ni comme particulièrement grande, ni comme particulièrement petite. Quant à la couleur grise dont elle est recouverte, elle est de cette teinte obstinément neutre qui échappe soigneusement aux qualificatifs. Et pourtant, sa présence même en ces lieux pousse à lui supposer quelque mécanisme caché, tapi en son centre.
Cet « espace quasi architectural [1] », Aural Architecture 1 (2013), est la plus récente évolution du Resonance Project qu’Oliver Beer mène depuis 2007. Fil rouge de son œuvre, le projet prend la forme de performances lors desquelles les qualités architecturales du lieu d’accueil sont éprouvées au moyen du son : faisant appel à des chanteurs lyriques, il imagine une composition spécifique à chaque lieu, qui entre ainsi en résonance avec le corps du visiteur. Par la trajectoire du son, l’espace est arpenté, cartographié, et fait l’objet d’une mise au carreau à l’échelle humaine. Ayant donné lieu à de multiples activations à la Biennale de Lyon, à la galerie Thaddaeus Ropac, au WIELS, au Centre Pompidou ou encore au Palais de Tokyo, c’est pourtant la première fois qu’une structure est réalisée pour abriter le dispositif. Dictée en partie par le contexte — Shingo Yoshida, avec qui il partage l’espace d’exposition à Nice, y présente également des pièces sonores — cette évolution accentue le caractère intimiste de la pièce : l’étroit couloir ne laisse passer qu’une personne à la fois. À l’intérieur, on se rend rapidement compte qu’il n’y a pas, à proprement parler, de noyau ni de contenu latent, pour ce qui est avant tout « une extension de la bouche et du corps [2] ». Si le ressenti physique de l’espace est accentué, le visiteur prend également conscience qu’il est le point de convergence des stimuli sonores ; le repère « à partir duquel le désordre apparent s’organise en une harmonie réelle [3] ».
Isoler un aspect de la réalité est une constante chez Oliver Beer. Si les architectures investies ne résonnent qu’avec une note bien précise, la beauté complexe des algorithmes de KLANG (superimposition of the harmonic series of the Palais de Tokyo) (2012) et KLANG (juxtaposition of the harmonic series of the Palais de Tokyo) (2012), traductions visuelles en néon rose d’ondes sonores, ne se révèle qu’à celui qui saura se placer dans le bon angle de vue. Avec A Road To Nowhere (2013), c’est également de point de vue dont il est question : deux rails de voie ferrée dont la surface supérieure est polie comme un miroir, évoquant les millions de passages antérieurs, sont disposés de manière à former une « perspective accélérée », se rapprochant l’un de l’autre au fur et à mesure qu’ils s’éloignent de l’œil du spectateur. On voit dans le travail d’Oliver Beer une volonté de de capturer et d’amplifier le donné, de prélever quelque chose qui est déjà là. En témoignent ses premières pièces, dont Oma’s Kitchen Floor (2008) où l’accrochage mural du linoléum provenant de la cuisine de la grand-mère de l’artiste, marqué des empreintes de quatre décennies d’usage, met en visibilité passage du temps et passages tout court. De manière générale, il y a chez lui moins à voir qu’à éprouver et, tout en ne cherchant pas à sortir du musée ni à en remettre en question l’appareillage, c’est un retour au réel qui est amorcé, sans passer par l’intermédiaire de fictions ou de scénarios mais, simplement en orientant la perception du spectateur, par des œuvres où priment la réception et le destinataire.
Né en 1985, Oliver Beer fait partie de cette nouvelle génération d’artistes qui succède, d’un point de vue chronologique du moins, à l’art relationnel des années quatre-vingt-dix, un courant que les limites théoriques floues tout autant que le corpus à géométrie variable [4] concourent à désigner comme une zone d’influence — de turbulence ? — n’ayant pas encore vraiment été assimilée, vaste nébuleuse qui suscite attraction et rejet mais très rarement appréhendée comme un chapitre clos à partir duquel amorcer de nouveaux questionnements. Beaucoup d’artistes, aujourd’hui, enjambent l’épisode comme s’il n’avait pas existé et s’alimentent au répertoire des périodes antérieures, en quête de formes à réactiver et de vocables à subvertir. Dans une perspective de reconnexion au réel, cependant, difficile de faire l’impasse sur la mouvance relationnelle. Pour Oliver Beer, le collectif a toujours été à la source de son processus de travail, intégré comme un donné, presque par la force des choses : « Aux Beaux-Arts, il m’était impossible de séparer l’espace de mon studio des espaces de mes voisins car, à l’époque, mon travail impliquait généralement que je sois ailleurs : en train d’organiser une performance, de répéter, de faire des recherches, de recruter des acteurs pour mes performances… Le caractère social et interactif souvent à l’œuvre chez les artistes associés à l’esthétique relationnelle était pour moi simplement l’une des possibles démarches de l’activité artistique [5] ».
D’un point de vue chronologique toujours, Oliver Beer a commencé à étudier en 2006, l’année de la rétrospective Pierre Huyghe à la Tate Modern. Si l’art relationnel a surtout constitué un arrière-plan général de son éducation artistique, la vidéo Blanche Neige Lucie (1997) qu’il découvre à cette occasion constitue en revanche une source d’influence directe. Pour son nouveau film Reanimation 1 (2014), qu’il présentera le 22 mai prochain au Centre Pompidou, il prend pour point de départ la version de 1938 du Blanche Neige de Disney. Fractionnant en cinq cents images fixes une séquence de quarante secondes du film, il assigne chacune des images à autant d’enfants qui les réimaginent à leur guise. La nouvelle séquence obtenue en transférant à nouveau ces images sur 16 mm oscille entre fidélité à l’extrait de départ, dont le rythme, la structure et les formes sont conservés, et irruption fugace à chaque fois unique de cinq cents interprétations et personnalités différentes. En cherchant à faire éclater le collectif afin de retrouver derrière lui l’individu, c’est en quelque sorte un retour au sujet dénigré de la modernité qui se profile, mais un sujet fluidifié au contact de la mobilité dans le temps et de l’espace intrinsèque à l’époque contemporaine, un centre de gravité en déplacement permanent.
Que la question du collectif, dont le courant relationnel se pressait d’accompagner voire de favoriser l’émergence, continue à se poser aujourd’hui apparaît comme une évidence. À une nuance près cependant : ce collectif, tout concourt aujourd’hui à le faire exister, et il semble à présent redondant d’œuvrer à l’émergence d’une communauté. Bien au contraire, le véritable défi est de faire éclater le groupe, afin de retrouver l’individu. Notons à ce propos que les plus récentes analyses portant sur les artistes affiliés à l’esthétique participative vont précisément dans le sens d’un recentrement sur le singulier. Le catalogue de l’exposition de Pierre Huyghe au Centre Pompidou cet automne tient lieu d’exemple, avec un certain glissement dans la réception critique des œuvres, montrées pour certaines plus d’une décennie après leur création. Si le passage du « nous » au « je » est formulé à demi-mot chez Amelia Barikin [6], il se précise chez Tristan Garcia. Dans son essai consacré à la notion d’« intensité », l’esprit contemporain est défini comme celui qui, ne croyant plus aux représentations, traque l’idéal dans la présence pure, et cela précisément « parce qu’il voudrait éprouver sa propre identité, parce qu’il n’est plus certain d’être quelqu’un [7] ». Pourtant, la grille d’analyse de Tristan Garcia semble plus valoir à titre de préfiguration que de schéma explicatif, se portant au-delà de son sujet d’analyse originel pour aller à la rencontre d’élaborations plastiques à venir : celles de la génération qui aurait négocié l’héritage relationnel.
- ↑ Selon les mots de l’artiste. Cf. journal de l’exposition « Oliver Beer / Shingo Yoshida » (com. Eric Mangion), Villa Arson, Nice, 23 novembre 2013 – 13 janvier 2014.
- ↑ Ibid.
- ↑ Michel Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF, 1968, t. 1, p. 244.
- ↑ Cf. l’article de Claire Bishop « Antagonism and Relational Aesthetics », October n°110, 2004.
- ↑ Entretien par e-mail avec l’artiste, février 2014.
- ↑ Amelia Barikin, Parallel Presents: The Art Of Pierre Huyghe, Cambridge, MIT Press, 2012, p. 407. Repris dans Pierre Huyghe (dir. Emma Lavigne), éditions Centre Pompidou, Paris, 2013, pp. 213-216.
- ↑ Tristan Garcia, in Pierre Huyghe, op.cit., p. 206-208.
Oliver Beer: Unusual Topologies
Fondation Hermès – Le Forum, Tokyo. “Condensation”, group exhibition. 19 March-30 June 2014.
MoMA PS1, New York. “Oliver Beer : The Resonance Project – Live”. Performance, 6 April 2014.
Centre Pompidou, Paris. “Prospectif Cinéma – Oliver Beer”, 22 May 2014. Cinema 1. With the special presentation of his new film Reanimation 1.
Musée d’Art Contemporain MAC Lyon. Solo show. 6 June-17 August 2014.
Villa Arson, Nice, 23 November 2013. The opening of the “Oliver Beer/ Shingo Yoshida” exhibition. To reach the venue you have to walk along a corridor and then down a flight of steps: because of this slightly cantilevered preliminary position from which you approach it, the grey structure set in the middle of the main room, which rises up to the ceiling, seems all the more imposing to us, barring the view, if not our way through. A grey, rectangular elevation, in which there is an opening enabling us to enter it and which, in reality, has few other features than the undeniable one of being there. And for a good reason: through its dimensions (3.60 x 2 x 4.36 metres), we experience it as being neither especially large, nor particularly small. As for the grey colour covering it, it is of that stubbornly neutral hue which neatly sidesteps adjectives. And yet its very presence in these premises prompts us to suppose that it has some hidden mechanism, lurking in the midst of it.
This “quasi architectural space [1] ”, Aural Architecture 1 (2013) is the latest development of the Resonance Project which Oliver Beer has been involved with since 2007. As the main thread of his œuvre, the project takes the form of performances during which the architectural qualities of the place they are given in are experienced by means of sound: calling upon lyrical singers, he devises a specific composition for each place, which thus echoes the visitor’s body. By means of the trajectory of the sound, the space is criss-crossed and mapped out, and becomes the object of a human-scale gridding. Having given rise to many different versions at the Lyon Biennale, at the Thaddeus Ropac gallery, at the WIELS, at the Centre Pompidou and at the Palais de Tokyo, this is nevertheless the first time that a structure has been made to house the system. Partly dictated by the context—Shingo Yoshida, with whom he is sharing the exhibition space in Nice, is also presenting sound pieces in it—, this development emphasizes the intimist character of the piece: the narrow corridor only lets one person along it at a time. Inside, you swiftly realize that there is not, strictly speaking, any nucleus or any latent content, for what is above all “an extension of the mouth and the body [2] ”. If the physical sense of the space is accentuated, the visitor also becomes aware that he is the point of convergence of the sound stimuli; the landmark “from which the apparent disorder is organized as a real harmony [3] ”.
Isolating an aspect of reality is a constant factor with Oliver Beer. If the architectures occupied ring out with just one very precise note, the complex beauty of the algorithms of KLANG (superimposition of the harmonic series of the Palais de Tokyo) (2012) and KLANG (juxtaposition of the harmonic series of the Palais de Tokyo) (2012), visual translations in pink neon of sound waves, is only revealed to someone who will manage to position him/herself at the right angle. With The Road to Nowhere (2013), it is also the viewpoint that is at issue: two rails whose upper surface is polished like a mirror, evoking millions of earlier passages, are arranged in such a way as to form an “accelerated perspective”, gradually drawing close to each other as they move away from the onlooker’s eye. In Oliver Beer’s work we see a desire to capture and amplify the datum, to take something which is already there. Attesting to as much are his early pieces, including Oma’s Kitchen Floor (2008), where the way the linoleum coming from the kitchen of the artist’s grandmother, marked by signs of four decades of use, is affixed to the wall, lends visibility to the passage of time, and to the passages of people on the floor. In a general way, there is less in his work to see than to experience and, while not trying to get out of the museum or call the apparatus into question, it is a return to reality that is triggered, without passing by way of fictions and scenarios but, simply by directing the spectator’s perception, by way of works where the reception and the recipient prevail.
Born in 1985, Oliver Beer is part of that new generation of artists which, from a chronological viewpoint at least, follows the relational art of the 1990s, a trend which blurred theoretical boundaries as much as the variable-geometry corpus [4] help to designate as a zone of influence—or turbulence?—that has not yet been really assimilated, a vast nebula which arouses attraction and rejection, but is only very rarely understood as a closed chapter from which to trigger new questions. A lot of artists, these days, take the episode in their stride as if it had never existed and nurture themselves with the repertory of earlier periods, looking for forms to rekindle and words to subvert. But when it comes to reconnecting with reality, it is hard to skip over the relational movement. For Oliver Beer, the collective has always been at the root of his work process, included as a datum, almost by the force of things: “At art college I could never keep my studio space from being assimilated by those of my neighbours because at the time my work usually involved my being somewhere else: organising, rehearsing, researching, recruiting… The social and interactive nature that we often see in artists associated with relational aesthetics was to me simply one part of making art [5] ”.
Still from a chronological viewpoint, Oliver Beer embarked on his studies in 2006, the year of Pierre Huyghe’s retrospective at Tate Modern. If relational art represented above all a general backdrop for his artistic education, the video Blanche Neige Lucie (1997) which he discovered on that occasion represented, on the other hand, a source of direct influence. For his new film Reanimation I (2014) which he will be presenting on 22 May next at the Centre Pompidou, he takes as his point of departure the 1938 version of Disney’s Snow White. Breaking up a forty second sequence of the film into 500 still pictures, he assigns each of the images to as many children who re-imagine them in their own way. The new sequence obtained by transferring these images once again to 16 mm wavers between faithfulness to the original extract, whose rhythm, structure and forms are preserved, and a fleeting upsurge, unique each and every time, of 500 interpretations and different personalities. In trying to shatter the collective in order to find the individual behind it, this is in a way a return to the denigrated subject of modernity which comes to the fore, but a subject that becomes fluid when it touches the mobility in time and space intrinsic to the contemporary period, a permanently shifting centre of gravity.
The fact that the issue of the collective, whose emergence the relational tendency hastened to accompany and even encourage, is still being raised today seems to be obvious enough. But with just one subtle difference: everything, nowadays, conspires to get this collective to exist, and it seems superfluous, right now, to work on the emergence of a community. Quite to the contrary, the real challenge is to shatter the group in order to find the individual again. Let us note, in this respect, that the latest analyses to do with artists associated with the participatory aesthetic are heading precisely in the direction of a re-focus on the singular. The catalogue for the Pierre Huyghe exhibition at the Centre Pompidou last autumn offers an example, with a certain shift in the way the works were critically received—some of them being shown more than a decade after being produced. If the switch from “we” to “I” is formulated without being spelled out by Amelia Barikin [6], it is specified by Tristan Garcia. In his essay on the notion of “intensity”, the contemporary spirit is defined as that which no longer believes in representations, and tracks down the ideal in pure presence, and this precisely “because he would like to experience his own identity, because he is no longer certain of being someone [7] ”. But Tristan Garcia’s analytical table seems to be more valid as a prefiguration than as an explanatory diagram, going beyond its subject of analysis towards plastic elaborations to come: those of the generation which would negotiate the relational legacy.
- ↑ To use the artist’s own words. Cf. exhibition log “Oliver Beer / Shingo Yoshida” (curated by Eric Mangion), Villa Arson, Nice, 23 November 2013 – 13 January 2014.
- ↑ Ibid.
- ↑ Michel Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF, 1968, t. 1, p. 244.
- ↑ Cf. the article by Claire Bishop “Antagonism and Relational Aesthetics”, October n°110, 2004.
- ↑ Interview by email with the artist, February 2014.
- ↑ Amelia Barikin, Parallel Presents: The Art of Pierre Huyghe, Cambridge, MIT Press, 2012, p. 407. Republished in Pierre Huyghe (ed. Emma Lavigne), éditions Centre Pompidou, Paris, 2013, pp. 213-216.
- ↑ Tristan Garcia, in Pierre Huyghe, op.cit., p. 206-208.
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- Du même auteur : Dena Yago, Simon Fujiwara, Michael Rakowitz, Paul Maheke, Neïl Beloufa,
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