Oscar Tuazon à Vassivière
Plie-le jusqu’à ce qu’il casse
Le titre de cette exposition, Plie-le jusqu’à ce qu’il casse, est aussi celui d’une des œuvres exposées. Monumentale construction de longues poutres de bois, elle pourrait être le squelette d’une habitation à la base rectangulaire. Dans celle-ci est inséré un autre parallélépipède légèrement désaxé dont l’une des faces verticales est comblée de béton. De ce mur naissent deux poutres faites du même matériau qui, n’étant pas parallèles à la structure principale, ne reposent pas sur les poutres verticales de l’armature de bois mais sont, à leur extrémité, retenues par une chaîne fixée à la charpente. Les deux matériaux exploités pour cette sculpture entretiennent ainsi un rapport de dépendance. Plus précisément, le bois maintient et soutient le béton.
Le titre de cette œuvre se présente également comme l’énoncé de son action, car les chaînes ont lentement été détendues jusqu’au point ultime où le béton casse, ne pouvant plus supporter le poids de sa propre portée. Suspendu juste avant que la fissure ne sectionne la poutre en deux, le mouvement est arrêté et n’offre rien d’autre que la démonstration de son ambition, celle de plier jusqu’à la cassure. Ainsi, si l’on a bien à faire à un processus, il est désespérément pragmatique. Et si l’on a bien affaire à la rencontre de deux matériaux, elle a lieu en des territoires fonctionnels : des poutres composent une structure, il peut arriver que le béton plie, ensuite il casse. Dans cette pratique sculpturale, les rapports envisagés avec les matériaux passent par leur utilisation, pour ce qu’ils sont. C’est également le cas avec une œuvre sans titre, un simple échafaudage de plusieurs mètres, lui aussi fait de poutres de bois, au sommet duquel est fixée une batterie de projecteurs produisant un puissant éclairage. Installée dans le phare construit par Aldo Rossi devant l’entrée du centre d’art, cette sculpture éclaire la surface de béton brut de l’architecture qui l’accueille. Sans artifice, l’œuvre nous dévoile la surface du bâtiment qui l’entoure, simplement érigée par accumulation de matériaux.
Cette relation purement factuelle et pratique aux matériaux, révèle l’intérêt d’Oscar Tuazon pour l’architecture alternative et le mode de vie qui l’accompagne. L’un de ses projets a ainsi consisté à rééditer un ouvrage rédigé par une communauté libertaire américaine nommée Vonu, acronyme de Voluntary Non Volnuerable. Rejetant la société gouvernementale et commerciale contemporaine, les Vonus s’en échappent par l’invisibilité et la disparition. Revendiquant un mode de vie communautariste et autosuffisant, leur livre est un guide de survie préconisant un mode de vie individuel et indépendant. Dans ce mélange de Do It Yourself et de culture hippie, on identifie un refus de la société actuelle, une volonté de vivre en accord avec son environnement, ainsi qu’un élan vers une existence autonome et choisie.
Nourri de cette pensée opposée à la rationalisation capitaliste, l’artiste entretient une relation à la sculpture qui passe par un rapport direct à son environnement. Il compose avec ce que celui-ci met à sa disposition, sans volonté d’en masquer ou d’en enjoliver l’apparence. En outre, ce refus de mystifier son matériau est en permanence tendu vers une volonté de construction. Ainsi Rester vivant est un tronc d’arbre abattu lors d’une tempête qu’Oscar Tuazon remet en position verticale. On y lit évidemment la volonté de combattre pour rester debout et droit malgré les contraintes, la nécessité continuelle de garder sa position quelles que soient les circonstances. Cela s’affirme sans tentative de grandiloquence, le tronc est stabilisé au sol par une poutre de bois brut qui le traverse, son sommet est maintenu par une autre poutre et une barre métallique. La lumière que ce tronc diffuse désormais n’a, elle non plus, rien d’exalté, elle provient d’un tube fluorescent vissé au sommet et branché à la prise la plus proche. Là encore, l’architecture du lieu d’exposition est traitée comme un instrument pratique. Rien n’est fait pour offrir à l’œuvre quelque forme d’autonomie que ce soit. Elle est construite et fonctionne de façon non voilée.
Cette approche de la construction à partir de ce dont l’artiste dispose s’écarte, du fait de son approche des matériaux, de toute recherche transcendantale. Car les matériaux ne sont ici présents que pour ce qu’ils sont et surtout pour ce qu’ils permettent. Aucune symbolique ne semble leur être conférée. De fait, il apparaît que l’on s’écarte du « bricolage » qu’avait théorisé Claude Levi-Strauss dans La Pensée sauvage (1). L’anthropologue remarquait que la pensée mythique ne tourne pas le dos au réel. Au contraire, elle envisage, classe, organise, les éléments qui la composent selon des rapports précis et systématisés et qui lui confèrent ainsi une portée sensible. Elle naît d’une protestation contre le non-sens de l’univers auquel elle oppose sa volonté de la mettre en ordre, de lui donner une configuration qui la rende préhensible. Ce que Claude Levi-Strauss nomme « le caractère mythopoétique du bricolage », n’est autre que l’agencement de matériaux préexistants afin de leur faire porter une charge symbolique (2). Autrement dit, il s’agit d’ordonner le monde, de lui donner un sens. Si cette pensée se construit bien sur un matériau trouvé tel quel pour l’agencer selon son entendement, elle le fait pour formuler un rapport à son environnement. Oscar Tuazon, lui, avec sa sculpture impassible et sa pensée autonomiste, ne semble pas être porté par une volonté de réenchanter le monde, au contraire, il semble le répudier. Niant ses règles autant que ses contraintes, les constructions que l’artiste façonne s’érigent à la périphérie de nos sociétés et de leurs codes. Et si, à maintes reprises, il a exprimé le désir de construire lui-même sa maison, peut-être ne doit-on chercher dans cette affirmation aucune tentative de renouer avec la conception d’un habitat intemporel et universel. Cette ambition semble bien relever du seul désir d’autonomie. Désir qui fût appliqué par certains, en tête desquels on pourrait placer Henry David Thoreau qui, en 1854, dans Walden ou la Vie dans les bois, théorisait une résistance au gouvernement américain par la recherche d’une vie authentique hors de la société (3). Un désir que de façon plus intuitive beaucoup d’enfants ont eu l’occasion de ressentir en construisant des cabanes dans des arbres. Retrait du monde par l’élévation au-dessus de lui et en l’envisageant uniquement selon les qualités et les contraintes techniques qu’il peut procurer, l’abri joue alors un rôle indispensable. Il offre une immersion dans un monde, celui du jeu, qui ne connaît plus les règles du monde. Prenant appui sur la réalité, il permet néanmoins d’en construire une autre dont il revient à celui qui le façonne de dicter l’organisation. C’est à ces jeux d’enfants que l’on pense face à l’intervention d’Oscar Tuazon dans l’un des arbres de l’île de Vassivière. Niki Quester est une plaque de marbre nichée entre les branches d’un chêne. La pierre n’est enfoncée que par la force de son propre poids. Son apparence magnifiquement ostentatoire amplifie le symbole de pouvoir auquel renvoie l’utilisation du marbre. Matériau maintes fois exploité pour l’exaltation de bâtiments nécessitant d’assurer leur autorité ou leur prestance qui ici ne glorifie rien d’autre qu’un désir de cabane. Ce que cette œuvre célèbre est une forme de construction façonnée par un mouvement de retrait ayant trouvé le courage de s’opposer et de s’extraire des contingences de l’univers qui lui fait face. On pourrait ainsi voir chacun des gestes sculpturaux d’Oscar Tuazon comme guidés par une seule volonté, celle de simplement accéder à une forme d’autonomie vis-à-vis des règles normatives de notre monde.
(1) Claude Levi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962.
(2) Claude Levi-Strauss, op. cit., p. 30.
(3) Henry David Thoreau, Walden ou la Vie dans les bois, Paris, Gallimard, rééd. 1990.
Oscar Tuazon
Bend It Until It Breaks
Par François Aubart
The title of this show, Plie-le jusqu’à ce qu’il casse/Bend It Til It Breaks, is also the title of one of the works on view. It is a monumental construction made of long wooden beams, which could be the frame of a rectangular dwelling. Fitted inside it is another slightly unaligned parallelepiped, with one of its vertical sides filled in with concrete. From this wall emerge two beams made of the same material which, because they are not parallel to the main structure, are not supported by the wooden frame’s vertical beams but are, at their extremities, held in place by a chain fixed to the frame. The two materials used for this sculpture thus have a relation of dependence. Put more precisely, the wood holds and supports the concrete.
The title of this work also comes across as the statement of its action, because the chains have been slowly loosened to the ultimate point where the concrete breaks, unable any longer to bear the weight of its own span. The movement, which is suspended just before the break splits the beam in two, is stopped, and offers nothing other than the demonstration of its purpose, which is to bend until breaking point is reached. So if we are indeed dealing here with a process, it is desperately pragmatic. And if we are dealing with the encounter between two materials, it takes place in functional territories: beams form a structure, and it could be that the concrete bends, and then breaks. In this sculptural praxis, the relations imagined with the materials proceed by way of their use, for what they are. This is also the case with an untitled work, a simple piece of scaffolding, several yards high, likewise made of wooden beams, at the top of which is fixed a battery of spotlights producing a bright light. Installed in the lighthouse built by Aldo Rossi in front of the art centre’s entrance, this sculpture lights up the rough concrete surface of the architecture accommodating it. The work straightforwardly reveals to us the surface of the building surrounding it, simply erected by an accumulation of material. This purely factual and practical relationship to materials shows Oscar Tuazon’s interest in alternative architecture and its accompanying lifestyle. One of his projects has thus involved re-publishing a book written by a libertarian American community called VONU, an acronym of Voluntary Non Vulnerable. In rejecting contemporary governmental and commercial society, the Vonus sidestep it by way of invisibility and disappearance. In laying claim to a community-based and self-sufficient way of life, their book is a survival guide advocating an individual and independent lifestyle. In this mixture of DIY and hippie culture, we can identify a rejection of present-day society and a desire to live in harmony with the environment, as well as a thrust towards an autonomous and chosen existence. Fuelled by this line of thought, which is the very opposite of capitalist rationalization, the artist has a relationship to sculpture which proceeds by way of a direct link to his environment. He compromises with whatever this latter puts at his disposal, with no desire to disguise or embellish its appearance. In addition, this refusal to mythologize his material is aimed, in an ongoing way, towards a desire to construct. So Rester vivant/Staying Alive is a tree trunk that came down during a storm, and which Oscar Tuazon has restored to the vertical position. In it, obviously enough, we can read a desire to fight in order to remain upright and straight, despite restrictions, and a continual need to keep one’s position, regardless of the circumstances. This much is asserted without any attempt at grandiloquence; the trunk is stabilized on the ground by a rough wooden beam which passes through it, and its top is held by another beam and a metal bar. The light henceforth diffused by this trunk has, for its part, nothing glorified about it either; it comes from a fluorescent tube screwed to the top and connected to the nearest socket. Here again, the architecture of the exhibition venue is treated like a practical instrument. Nothing is done to offer the work any form of autonomy whatsoever. It is constructed and works in un unveiled way.
This approach to construction based on what the artist has to hand is removed from any transcendental quest, because of his approach to materials. For the materials are only present here for what they are and above all for what they permit. They do not seem to have been endowed with any symbolism. Actually, it seems as if we are moving away from the « tinkering » (bricolage) theorized by Claude Lévi-Strauss in The Savage Mind1. The anthropologist observed that mythical thinking does not turn its back on reality. On the contrary, it imagines, classifies and organizes the elements composing it based on precise and systematized relations, thus lending it a perceptible scope. It comes about from a protest against the nonsense of the world, contrasting it with mythical thinking’s desire to put it in order, and give it a configuration that means it can be grasped. What Lévi-Strauss called « the mytho-poetic character of tinkering » is nothing else than the arrangement of already existing materials so as to get them to bear a symbolic load.2 Otherwise put, it is matter of ordering the world, and giving it a meaning. If this line of thinking is indeed constructed upon a material found as such in order to arrange it in accordance with some understanding of it, it does so in order to formulate a relation to its environment. Oscar Tuazon, for his part, with his impassive sculpture and his autonomist thinking, does not seem to be borne along by a desire to cast another spell on the world; quite to the contrary, he seems to repudiate it. In denying its rules as much as its restrictions, the constructions that the artist makes are erected on the edge of our societies and their codes. And if, on many an occasion, he has expressed the desire to build his house himself, we should perhaps not seek in this assertion any attempt to link back up with the conception of a timeless and universal dwelling. This goal does indeed seem to stem from a sole desire for autonomy. A desire that was applied by some, at whose head we might put Henry David Thoreau who, in 1854, in Walden or: Life in the Woods, theorized about resistance to the American government by seeking a genuine life outside society3. A desire which, in a more intuitive way, lots of children have had occasion to feel by building tree huts. As a retreat from the world by being raised above it, and by seeing it solely in relation to the qualities and the technical restrictions which it may procure, the shelter thus plays a crucial role. It offers an immersion in a world, the world of games, which no longer knows the rules of the world. Based on reality, it nevertheless makes it possible to construct another one, whose organization is dictated, in the end, by the person making it. We think if such children’s games when we look at Oscar Tuazon’s work in one of the trees on the island at Vassivières. Niki Quester is a sheet of marble lodged in the branches of an oak. The stone is only lodged there by the force of its own weight. Its splendidly showy appearance amplifies the symbol of power to which the use of marble refers. It is a material frequently used to glorify buildings which need to ensure their authority and their elegance, which here glorifies nothing other than a desire for a hut. What this work celebrates is a form of construction fashioned by a movement of withdrawal, having found the courage to do the opposite and get away from the contingencies of the world facing it. We might thus see each one of Oscar Tuazon’s sculptural gestures as guided by a single desire, to simply have access to a form of autonomy in relation to our world’s normative rules and regulations.
Oscar Tuazon, Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivières, From 15 November 2009 to 7 February 2010
Translated by Simon Pleasance & Fronza Woods
1 Claude Lévi-Strauss, The Savage Mind, 1966.
2 Ibid, op.cit., p. 30
3 Henry David Thoreau, Walden or: Life in the Woods, originally published in 1854.
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- Du même auteur : Walter Benjamin : Histoires des œuvres, Fulll Firearms d'Emily Wardill, The Otolith Group, Aurélien Froment, Guillaume Leblon,
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