Rachel Harrison

par Elisabeth Wetterwald

Les sculptures de Rachel Harrison sont assez peu photogéniques. Pour avoir une perception correcte d’une seule pièce, il faut au moins quatre angles de vue. Car la plupart de ses œuvres recèlent des surprises: d’une part, il arrive fréquemment que, découvrant une sculpture de façon frontale, on en fasse le tour et découvre, derrière, un tout autre univers ; d’autre part, pour appréhender une œuvre dans son intégralité, il faut non seulement regarder devant et derrière, mais aussi en haut, en bas, sur les côtés, à l’intérieur, voire parfois se tordre le cou pour apercevoir un élément à moitié dissimulé derrière un autre… Rien de moins « gestaltien » que ces sculptures. L’artiste maîtrise l’art du camouflage, de la mascarade, du faux-semblant. Elle semble aussi avoir un goût prononcé pour le jeu. Et c’est peut-être ce qui donne un aspect très humain à ses sculptures, pourtant abstraites pour la plupart. Un aspect humain, mais aussi des caractéristiques humaines : certaines sont parfaitement ridicules ; d’autres pathétiques ; d’autres encore sont burlesques. Peu d’entre elles sont sérieuses, à vrai dire. Car Rachel Harrison a beaucoup d’humour (un humour parfois noir ou grinçant) et un sens du grotesque qui dissocie son œuvre d’un certains nombre d’autres, qu’on pourrait croire du même sang, mais qui n’ont sans doute pas été élevées de la même manière. Harrison serait ainsi plus proche d’un Franz West ou d’un Paul Mac Carthy (qu’il lui est arrivé de parodier, d’ailleurs) que d’une Jessica Stockholder ou d’une Isa Genzken.
En 2007, son exposition à la galerie Greene Naftali à New York s’intitulait « If I Dit It ». Dans une salle, neuf sculptures étaient présentées, chacune portant le nom d’un homme célèbre et faisant plus ou moins implicitement référence à sa carrière. On pouvait y rencontrer Al Gore, monolithe épais (bois, plâtre, et polystyrène), peint de façon impressionniste, et flanqué d’un thermostat comme d’un nombril; Johnny Depp, assemblage d’objets, plutôt glamour, recouvert de peintures pourpre et dorée, et portant la boucle d’oreille en anneau du pirate. Il y avait aussi Amerigo Vespucci, John Locke, Claude Levi-Strauss. Alexandre le Grand et Rainer Werner Fassbinder arboraient tous deux des têtes de Janus – ce dieu aux deux visages, symbolisant changements, transitions, croisements (dieu queer avant la lettre). Autant de monuments commémoratifs dédiés à des hommes qui ont marqué leur époque, comme dans la plus pure tradition classique ; n’étaient les incongruités intempestives dont l’artiste les affuble. Autant de figures cohabitant dans le même espace et dans le même temps, partiellement délestées de leur propre histoire, et ré-apparaissant, tels des transformistes, sous de nouveaux atours. Autant de zombies, aussi, noyés dans l’immensité sans hiérarchie ni valeur de la mémoire collective.
Le travail de Rachel Harrison a un côté très anarchiste – ce qui ne signifie pas absence de contrôle ou de précision ; ce qui ne signifie pas non plus qu’il soit impliqué dans le grand mix postmoderne. La plupart de ses sculptures (abstraites) ont la particularité d’être « parasitées » par un élément ready-made. Le dérangement est parfois infime : un petit objet (une boîte d’allumette, un billet de banque) posé dans un renfoncement de la matière. C’est parfois plus voyant: un vieux ski noir et bleu de la marque Atomic appuyé contre une sculpture verticale gris-noir; le combiné d’un téléphone rouge accroché sur une sculpture similaire bleu clair (comme une cabine téléphonique) ; un faux nez en plastique accroché par un élastique au sommet d’une sculpture rouge vif. Souvent, ce sont des photos que l’artiste pose ou accroche, ou bien encore des tableaux, voire des vidéos. Du coup, le mode d’appréhension de l’œuvre est perturbé par des temporalités et des modes d’approche différents : le ready-made et le fait-main produisent des « effets » esthétiques contradictoires ; de même qu’on ne se comporte pas de la même façon « face » à une sculpture, une photo, une vidéo. Anarchie encore quant au traitement des socles. Certaines sculptures sont directement posées par terre ; d’autres sont posées sur des cartons d’emballage, sur des sceaux ou sur des formes parallélépipédiques en bois (certaines sont perforées ou creuses, renfermant d’autres objets); quelques unes reposent très classiquement sur des socles blancs. Finalement, en regardant l’ensemble, on se rend compte que Rachel Harrison n’utilise pas de socles… Et que ce qu’on peut prendre a priori pour un socle fait partie intégrante de l’œuvre. Ce qui permet une fois encore à l’artiste, de travailler sur la confusion, sur le brouillage des codes et sur des rencontres (matérielles, chromatiques, culturelles) surprenantes.
Depuis peu, elle intègre dans ses expositions des séries de photographies (sagement accrochées aux murs). Globalement, on peut dire que ce sont des portraits. Mais des portraits de toutes origines : têtes ou torses de sculptures de différentes époques ; têtes d’animaux, d’ours en peluche, de mannequins dans des vitrines ; visages photographiés sur des publicités, dans des magasines ; masques de carnaval, objets issus de musées ethnologiques ; visages de héros de bandes dessinées… Une de ces séries, « Voyage of the Beagle », est une référence explicite au voyage en bateau que fit Darwin dans les années 1830 et qui lui permit de découvrir faunes et flores d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Australie ; aventure studieuse dont il éditera le journal, Voyage of the Beagle, et qui représentera la base fondamentale de sa théorie de l’évolution. On retrouve dans ces séries de portraits le côté provocateur et sarcastique de l’artiste. Malgré l’utilisation d’un autre médium, tout l’esprit de son travail est là. Toute notion de déterminisme est évacuée : le « monde » ici représenté est déjà connu, accessible (en un click) ; temps, espaces et cultures s’entrechoquent de façon chaotique, jusqu’à produire un effet de nivellement généralisé ; l’identité elle-même apparaît comme « plastique (1) »: changeante, mobile, modulable.
Nombre de commentateurs l’ont dit : le travail de Rachel Harrison est fait de connexions et de déconnexions, de fragments et de collages, de mélange de styles et de codes, de high and low, de ready-made et de fait-main, de formes et d’anti-formes… On peut ajouter que Rachel Harrison invente et ré-invente en permanence l’œuvre queer par excellence: une œuvre débarrassée de tout principe ontologique – hybride et nomade, engagée dans des processus de diffusion, de rencontres inattendues et productives. Un travail sans fin de dés-identification, de déplacements et de reconfigurations momentanées dans lequel le processus de formalisation s’accompagne toujours d’une résistance à la forme elle-même (2). Une œuvre transgenre, et donc bel(le) et bien politique.

(1) Dans Que faire de notre cerveau? (Bayard, 2004), Catherine Malabou rapporte des résultats récents de recherches dans le domaine des neurosciences : contrairement a ce qu’on continue de croire, le cerveau n’est pas un poste de commande programmé et rigide: il est « plastique », modelé par l’expérience et par le milieu, changeant, et « réparable ». D’où de formidables perspectives sur la notion de transformation.
(2) Ce qui explique l’absence de moulages, mais aussi des procédés qui évoquent des actes de vandalisme.

Rachel Harrison, Lay of the Land
Le Consortium, Dijon
Du 5 juillet au 21 septembre 2008

vue de l'exposition

Vue de l'exposition au Consortium, Dijon

Rachel Harrison’s sculptures aren’t particularly photogenic. At least four angles of vision are needed to apprehend any single work in full. Because most of her works have surprises in store for us. Traveling around a given sculpture from front to rear can sometimes feel like wandering out of one universe and into another. And yet, perceiving that work as a whole requires much more than a single walk around; we have to observe the front and the back, yes, but also the top and the bottom, the sides, the insides, sometimes straining our necks to behold a single element—itself half hidden by another. There is nothing less “gestaltian” than a Rachel Harrison sculpture. The artist is a master of camouflage, of charlatanism, of artifice. What’s more, she seems to like playing games. And this, perhaps, is what vests her sculptures with their distinctly human quality, even at their most abstract. A human aspect, but also human characteristics: some of her sculptures are perfectly absurd, others pathetic, still others comical. Few of them are serious, to tell the truth. Because Rachel Harrison has a sense of humor (albeit black and abrasive) and a sense of the grotesque that set her work apart from that of her seemingly like-minded contemporaries; she is their kindred in blood, perhaps, but not in upbringing. In this way, she would seem closer to a Franz West or to a Paul Mac Carthy (someone, interestingly enough, whom she has parodied) than to a Jessica Stockholder or an Isa Genzken.

In 2007, Rachel Harrison’s launches “If I dit it,” an exhibition qt the Greene Naftali Gallery in New York. Nine sculptures in a room, each bearing the name of a male celebrity as well as more or less implicit references to his career. Here, spectators find themselves face to face with Al Gore, a thickset monolith in wood, plaster and polystyrene, impressionistically painted and boasting a thermostat in place of a bellybutton. Johnny Depp, a jumble of luxury objects covered in purple and gold paint and sporting a pirate’s signature golden hoop earring. Amerigo Vespucci, John Locke, Claude Levi-Strauss and Alexandre le Grand are also in attendance, not to mention Rainer Werner Fassbinder styled as Janus—that two-headed diety symbolizing change, transition, crossings, a queer God before the fact. These sculptures are commemorative monuments to men who left a mark on their time, throwbacks to the classical tradition in its purest form—that is, if we are to overlook the temporal incongruities the artist has saddled them with. Nine figures co-habiting the same space, the same time, (partially) stripped of their history and reappearing, like cross-dressers, in new regalia; nine zombies drowning in the non-hierarchical, valueless abyss of collective memory.

Rachel Harrison has an unmistakable anarchist streak—one, however, that does not translate to an absence of control or precision. Or, for that matter, to her work’s implication in the great post-modern mix. Most of her (abstract) sculptures are harried by parasitic ready-mades. The intrusion is sometimes an intimate one: a small object (a matchbox, a banknote) inserted in a recess or alcove. Sometimes it’s more conspicuous: an old black and white Atomic ski leaning up against a vertical, grey-black sculpture; a red telephone receiver affixed to a similar form in light-blue (like a phone cabin); a fake, plastic nose hanging by an elastic band from the top of a bright red block. Often, the artist adds photos to her sculptures—sometimes even paintings, videos. Our experience of each work is unsettled by its vying temporalities and approaches: the ready-made and the hand-made produce contradictory aesthetic effects, much in the same way that a sculpture, a photograph and a video provoke different responses in their spectators. Her works are anarchic down to the very pedestals that support them.

Harrison places some of these sculptures directly on the ground; others rest on cardboard boxes, platforms or plane-parallel wooden forms (some perforated or hollow, welcoming in other objects). Still others perch classically on white pedestals. Close inspection reveals, however, that Rachel Harrison does not use pedestals at all, and that the objects we initially read as “pedestals” are actually part and parcel of the sculptures they support. Yet another opportunity for the artist to work with confusion, with the disruption of codes and with shocking alliances (material, chromatic, cultural). Recently, she has been integrating series of photographs into her works—all of them “portraits,” but “portraits” in the widest sense of the term: heads or torsos of sculptures from different eras, animal heads, teddy bear heads, mannequin heads, photographed faces from magazine ads, carnival masks, artifacts from ethnological museums, comic book heroes. One series, “Voyage of the Beagle,” explicitly references Darwin’s nautical travels in the 1830s to South America, Africa and Australia in search of new fauna and flora: a scholarly around-the-world-cruise that would later provide the basis for his theory of evolution. Here, we encounter the artist’s provocative and sarcastic side; Harrison’s change of medium does not mean a change in spirit. Determinism flies the coop: the world Harrison represents is one that is already familiar to us, accessible (with a click). Time periods, spaces and cultures crash chaotically into one another, producing a general leveling effect. Identity itself appears “plastic” (1): changing, mobile, mutable.

Numerous critics have already said it: Rachel Harrison’s art is an art of connections and disconnections, fragments and collages, the intermingling of styles and codes, highbrow and lowbrow, readymade and handmade, forms and anti-forms. One could add that Rachel Harrison is perpetually inventing and re-inventing the queer oeuvre par excellence: an oeuvre that has been drained of all ontological principle – hybrid and nomadic, committed to the process of diffusion, to the productivity of the chance encounter. An endless work of dis-identification, of displacement and reconfiguration: one, that is, in which the process of formalization occurs hand-in-hand with a resistance to form itself (2). A transgender work—therefore, unquestionably, a political one.

1) In Que faire de notre cerveau? (Bayard, 2004), Catherine Malabou discusses recent discoveries in the field of neuroscience: contrary to what most of us believe, the brain is not a rigid, pre-programmed command center: it is “plastic,” shaped by experience and environment, alterable and “repairable.” Hence, such powerful perspectives on the notion of transformation.
2) Something which perhaps explains the absence of molds, but also of procedures evoking vandalism.

Rachel Harrison, Lay of the Land
Le Consortium, Dijon
July 5th to September 21st, 2008.

.

  • Partage : ,
  • Du même auteur :

articles liés

Yoan Sorin

par Pierre Ruault

Fabrice Hyber

par Philippe Szechter

Shio Kusaka

par Sarah Matia Pasqualetti