Saâdane Afif
Le double titre One / Two donne la mesure du projet de Saâdane Afif. Si cet intitulé renvoie au fait même d’une exposition en deux volets, il reprend une convention de la geste rock qui signale l’amorce d’une chanson. Juste deux mots, qui sont aussi deux chiffres, deux notes en attente d’une troisième, celle qui fabriquera la bonne mélodie, destinée à devenir un idiome rock. Car « tout est affaire de trois accords », selon une formule-éclair du critique musical Patrick Eudeline, extraite d’un article sur quelques règles de la chanson rock (1). De Bach aux Beatles, ces trois accords, « ceux qu’on appelle les money chords… sont universels. Ils sont là depuis toujours. » Peut-être ces accords réalisent-ils le rêve babélien d’une langue universelle ? Tout artiste, quelle que soit sa discipline, chercherait-il un power chord, que l’on traduit par « accord de puissance », pauvre mais puissant, qui résonne par-delà la diversité des cultures ?
Si l’art d’Afif ne se résume certainement pas à une telle idée, il ne craint ni les grands symboles ni les grands sujets. Au contraire, il s’attaque aux standards de l’art classique (Laocoon, Belvedere), à des formes archétypales (More More, le dessin basique d’un pot de fleur, en néon), à des motifs plastiques ou musicaux connus, à des symboles (la tête de mort, Babel). Ces formes sont des fantômes « ni réels ni non réels » (Vincent Pécoil) qui hantent l’esprit du temps, et sont devenues les signes conventionnels d’une langue commune. S’emparant d’un mythe, le fameux bâton nomade de Cadere, Afif le fait re:vivre concrètement grâce à l’utilisation du système plastique de codage des couleurs de Cadere qu’il combine avec des standards musicaux, produisant ainsi la partition sonore Power Chords (2005) (2).
Une attraction chic
Les deux expositions One / Two se jouent en deux parties avec deux thèmes majuscules, bibliques : vanité en Pays de Loire, Babel en Norman- die. Depuis plus de dix ans, l’artiste, qui a réalisé de nombreuses vanités, manifeste une forte inclination pour ce thème classique et éternel, pictural et religieux, dont il reprend son emblème le plus patent, le crâne, que le rock, cette véritable langue du XXe siècle, a évidemment fait sien. Du memento mori jusqu’au rock destroy, l’efficacité symbolique du crâne ne se dément pas depuis des siècles. Comme Warhol l’a parfaitement compris, la mort est la chose la plus pop, elle concerne tout le monde.
Dans la grande salle du Frac de Carquefou, se déploie en trois dimensions l’installation Re: Tête de mort. Si on reconnaît certaines caractéristiques de la vanité, comme le miroir, les reflets et les bulles, en revanche la tête de mort n’apparaît pas d’emblée. De prime abord, le dispositif complexe met le spectateur face à un décor énigmatique : un faux plafond à damiers aux couleurs administratives (noir, marron et gris), surplombe deux baffles factices blancs et noirs. Greffées sur celles-ci et répandues au sol, des boules d’inox semblent s’en échapper. Deux projecteurs de scène (composés d’un pied de micro et d’une lampe halogène) parachèvent cette composition scénique.
Re: Tête de mort pourrait être une scène de concert, qui attend son performeur, la scénographie d’un spectacle, d’une comédie musicale, le scénario symbolique d’un rêve. Les grosses bulles métalliques, connotant l’éphémère (de la vie, de la fête) et l’étrangeté (du rêve ou de la fiction), attirent l’œil comme un appât, un miroir aux alouettes. La mort en attraction chic se présente comme un jeu de piste et une fausse énigme. En effet, le titre donne dès le début le mot de la fin, qui permet de savoir ce que l’on cherche, un crâne. Le pavement géométrique du plafond contient l’anamorphose à l’envers, dont le motif « tête de mort » ne se révèle au regardeur que dans le reflet des boules miroir, selon un certain point de vue. La tête de mort, littéralement cachée dans le plafond, surgit dans les reflets des bulles en inox : The ghost of your mind is everywhere you are (Re: Tête de mort, paroles de Judicaël Lavrador). La mort apparaît et disparaît à volonté dans ce décor à la fois brillant et épuré, qui prend le sens d’une « allégorie de scène » (3). Cette virtuose mise en abyme perpétue finalement l’interprétation allégorique, courante au XVIIe siècle, qui transforme la vanité en spectacle ambigu des beautés et des plaisirs terrestres, le symbolique memento mori fonctionnant aussi avec le ressort fascinant du monstre de foire.
Dandy démocrate
Avec cette œuvre, l’artiste continue la partie qu’il mène avec la mort depuis plusieurs années. Reprise de reprise, Re: Tête de mort (2008) rejoue en particulier Re: Tête de mort (1998) qui elle-même citait Les Ambassadeurs de Hans Holbein. L’anamorphose de crâne en marqueterie en linoléum reprenait la forme informe, qui flotte au premier plan du tableau. Cette interprétation en matériau pauvre, accompagnée d’une silhouette signalant le point de reconstitution, popularisait la version savante de Holbein. En regard des précédentes vanités, Oh du crâne (1996), Oh, Logos, Vanité, Post-it (1996), Liquidation totale (2001), Skull-Table, (2001), le memento mori de 2008 accomplit en apothéose une obsession qui, ou que poursuit l’artiste. Tant de têtes de mort font symptôme, le motif « crâne » lui-même étant le signe fatal de mélancolie. Mais Afif ne se contente pas d’une vanité-mélancolie, il défait le lien conventionnel entre le signe « crâne » et son signifié « mélancolie », et fait jouer, comme nombre d’artistes aujourd’hui, les connotations variées des formes et des signes. Ce qui caractérise l’art d’Afif, parfaitement exemplifié par Re: Tête de mort, est plutôt une manière de mêler le registre d’une complexité savante avec celui de l’évidence ; très souvent allégoriques, ses œuvres produisent l’impression d’une simplicité énigmatique.
A cet égard, les titres jouent un rôle important dans un travail plastique qui implique le linguistique comme le musical (Power Chords, Lyrics). Les titres, souvent jeux de mots et d’esprit, exploitent la puissance du verbe, comme si l’artiste cherchait l’« accord de puissance » simple et percutant, qui touche l’essentiel, comme un bon mot ou un money chord. Par exemple, le néon Essence qu’arbore la façade du Frac de Caen, agite un vaste spectre sémantique, se référant à la chimie, l’économie et la métaphysique, autant qu’à des réalités quotidiennes et internationales. Dans cet esprit, le choix d’emblèmes culturels connus témoigne d’un désir d’utiliser une langue commune, ainsi que l’illustre la série Babel, présentée au Frac Basse-Normandie.
Ainsi, jouant avec les apparences, cet art élégant et référencé cache-t-il une figure contradictoire de dandy démocrate, dont la morale pourrait se résumer en une paraphrase de l’un de ses titres : l’art serait « la manière dont vous et moi mesurons le monde ».
(1) Patrick Eudeline, Chanson mode d’emploi, Rock & Folk n° 451, mars 2005. Cet article reproduit in Power Chords (éd. Fondation Prince Pierre de Monaco, 2006) sert de référence à l’œuvre elle- même.
(2) Pour une analyse détaillée de l’œuvre de Afif, je renvoie aux textes récents de Jorg Heiser, Power Chords (2006), Vincent Pécoil, Lyrics (2005) et de Sylvie Coëllier, 21/27, n° 2, janvier 2008.
(3) Vincent Pécoil, Lyrics, cat. exp., éd. du Palais de Tokyo, 2005.
The double title One / Two gives us the time signature of Saâdane Afif’s project. If this title refers primarily to an exposition in two parts, it is also a conventional rock gesture used to signal the beginning of a song. Just two words, also two numbers, two notes waiting for a third—that one, golden note to complete the melodic phrase destined to become a rock idiom. For “everything is a question of three chords”, writes rock critic Patrick Eudeline, spelling out a kind of “magic formula” underlying good song writing. From Bach to the Beatles, these three chords, “the ones that we call the money chords… are universal. They have always been there.” Wouldn’t every artist, whatever his or her discipline, seem to be searching for that one power-chord, simple yet muscular, capable of resonating above and beyond cultural differences ?
If the art of Afif can hardly be summed up in this way, it can be said to fear neither grand symbols nor grand subjects. On the contrary, it wrestles with the standards of classical art (Laocoon, Belvedere), archetypal forms (More More, a flowerpot “drawn” in neon lights), well-known visual or musical motifs and symbols (the skull and crossbones, Babel). These symbols are the phantoms, “neither real nor unreal” (Vincent Pécoil), which haunt the spirit of time; the conventional signs of a common language. In re: vivre, Afif takes on a great myth—Cadere’s nomadic round wooden bars—and brings it concretely back to life using Cadere’s plastic color-coding system, combining it with old musical standards to produce the sound score Power Chords (2005).
A chic attraction
One / Two are two separate shows with two biblical, capital letter themes: Vanity in the Loire Valley, Babel in Normandy. For over ten years, the artist has been demonstrating a strong affinity for this theme, classic and eternal, pictorial and religious. In his numerous vanitas, Afif borrows the theme’s most patent emblem, one that rock, that veritable 20th century language, long ago made its own—the skull. From memento mori to the rock and roll destroy, the skull’s efficacy as a symbol would seem to stand the test of time. As Warhol sums it up so perfectly, death is the apotheosis of pop; it concerns everybody. In the large room of the Frac at Carquefou, the installation Re: Tête de Mort (“Re: Skull and Crossbones”) unfolds in three dimensions. If we recognize certain characteristics of the vanitas right off the bat (the mirror, reflections, bubbles…), the skull and crossbones take a bit longer to appear. Upon first encounter, this complex structure brings the spectator face to face with a kind of enigmatic stage set: a false, checkerboard-patterned ceiling with an institutional color scheme (black, brown, grey) hangs over two imitation black and white speakers. Grafted onto these structures and sprawling out over the ground, dozens of stainless steel bubbles look as if they are trying to float away. Two spotlights (each composed of a mic stand and a halogen lamp) complete this theatrical composition.
Re: Tête de mort could easily be a concert stage awaiting its performer, the scenery of a play, of a musical, the symbolic setting of a dream. Its large metallic bubbles, connoting ephemerality (that of life, of celebration) and foreigness (that of dreams, of fiction), attract the eye like a piece of bait, a lark mirror. Death, incarnated as a kind of chic amusement park attraction, becomes a treasure hunt, a false enigma. The piece’s title gives us the penultimate word from the very the start, telling us what it is that we are looking for: a skull. The geometric paving stones on the ceiling form an inside-out anamorphosis whose motif—the “skull and crossbones”— appears to the viewer in the form reflection in the mirror-like bubbles, visible only at certain angles. The skull, literally hidden in the ceiling, wells up from the surface of the stainless steel bubbles: The ghost of your mind is anywhere you are (Re: Tête de mort, words by Judicaël Lavrador). The specter appears and disappears at whim, and his environment—at once glossy and austere—takes on the quality of a “stage allegory.” This virtuoustic mise en abîme tends towards the allegorical interpretation, common in the 17th century, which transforms the vanitas into an ambiguous spectacle of beauty and earthly pleasure; the symbolic memento mori revolves similarly around the spellbinding
apparition of a carnival freak.
Democratic dandy
With this latest work, the artist continues a flirtation with death that he has been carrying on for many years. The cover of a cover, Re: Tête de mort (2008) recasts an earlier Re: Tête de mort (1998) which cites Hans Holbein’s The Ambassadors. The piece’s anamorphosis of a skull in linoleum marquetry recreated the formless shape which floats in the foreground of the original painting. This cheaply made interpretation, accompanied by a silhouette signaling its point of reconstitution, functioned to popularize Holbein’s master version. Looking back over Afif’s previous vanities, Oh du crâne (1996), Oh, Logos, Vanité, post-it (1996), Liquidation totale (2001) and Skull-table (2001), this 2008 memento mori would seem to be the culmination of an obsession which plagues the artist, which the artist himself would seem to plague. All these skulls seem somehow symptomatic; the “skull” motif itself is historically charged as the fateful sign of melancholy. But Afif doesn’t seem to be satisfied with a melancholyvanitas; he denatures the conventional link between the sign, “skull,” and its signified, “melancholy,” and, like many of today’s artists, plays the varying connotations of forms and signs off of one another. But what characterizes the art of Afif, perfectly
exemplified in this work, is his simultaneously simple and skillful style; often allegorical, his works produce an impression of enigmatic plainness.
In this regard, Afif’s titles play an important role in an œuvre which implicates the linguistic just as much as the musical (Power Chords, Lyrics). Often plays on words or riddles, they lean heavily on the power of the verb; it is as though the artist were searching for that perfect power chord, simple and punchy and capable of touching the essential. The “perfect word.” The “money chord.” Case in point, the neon Essence which adorns the façade of the Frac at Caen, mobilizing a vast semantic spectrum of references as far and wide as chemistry, economics and metaphysics, not to mention quotidian and international realities. In this vein, the artist’s choice of popular cultural emblems betrays a desire to make use of a common language, an aspiration that comes strikingly to the fore in the Babel series, on display at the Frac in Lower Normandy.
In its endless play with appearances, this elegant art of references masks the somewhat contradictory figure of the democratic dandy, whose motto might be summed up in a paraphrasing of one of Afif’s titles: art is “the way in which you and I measure the world.”
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- Du même auteur : Philippe Van Snick, Guillaume Leblon, le théâtre de la décrépitude, Marc Camille Chaimowicz,
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