Sean Scully
Sean Scully, « Géographies »
Passerelle Centre d’art contemporain, Brest
20.10.2023 – 13.1.2024
Il peut sembler surprenant de voir exposé dans un centre d’art un artiste tel que Sean Scully, qui, bien qu’il se renouvelle beaucoup, est loin de pouvoir être qualifié d’« émergent ».
Né à Dublin en 1945, nourri des grands classiques de la peinture moderne dont il a vu les œuvres d’abord dans les musées de Londres où il a passé son enfance et son adolescence, puis ceux de New York où il a ensuite immigré, dans les faits, il appartient plus au xxe siècle qu’au xxie. Mais, dans les problématiques artistiques avec lesquelles il travaille, il nous donne à voir des synthèses sensibles étonnantes. Aux côtés notamment de Robert Ryman, il fait partie d’une génération d’artistes qui hérite de l’abstraction géométrique en la poussant dans une direction inédite. Chez Scully, c’est une incarnation de l’abstraction, avec autant de corporel que de spirituel dans l’art ou, comme l’écrit si élégamment Jean Louis Schefer dans le catalogue de la première exposition monographique de l’artiste en France, au Jeu de Paume, en 1996, cette peinture est un « corps effacé en sa figure ».
L’exposition à Passerelle, dont le commissariat est assuré par son directeur Loïc Le Gall, offre l’occasion d’entrer de nouveau dans une œuvre finalement pas si connue, dont la singularité nous rappelle combien certains motifs géométriques sont significativement présents dans le réel. On y prend aussi conscience de sa longévité puisque, parmi la vingtaine de pièces exposées, certaines ont été réalisées dans les années 1970, tandis que d’autres sont très récentes. Et faire ainsi découvrir des œuvres au-delà d’un cercle d’initié·es, voilà qui fait bien partie de la mission d’un centre d’art.
À cet égard, l’une des séries marquantes parmi celles présentées – la notion de « série » chez Scully a toute son importance, nous y reviendrons – est celle de Ghost réalisée entre 2016 et 2018. Elle est l’adieu de Scully à l’Amérique. Il a en effet peint ces toiles au moment où il a fait le constat irrévocable que les États-Unis sont devenus invivables à cause de la liberté du port d’arme. Des gosses en meurent tous les jours. Dans son travail, la colère se manifeste par le réemploi de bandes abstraites irrégulières, qu’il avait commencé à peindre bien avant, ici tremblantes, pour représenter la « bannière étoilée », avec ses étoiles tombées en bas du tableau, comme à terre, et à la place, en haut, des revolvers tracés presque naïvement. Sur le principe, rien d’original. Il y a longtemps que Jasper Johns a rapproché l’abstraction géométrique de la symbolique politique du drapeau états-unien. Et puis, des petits pistolets tracés en blanc sur fond noir, Jean-Michel Basquiat a dû en peindre aussi. Mais, de même qu’à ses débuts Scully avait réussi une sorte de synthèse entre des artistes a priori si opposés dans leur démarche que Matisse et Mondrian, avec cette série, il fait fusionner non seulement les peintures de Johns et Basquiat, mais aussi l’esprit critique de Bowling for Columbine de Michael Moore, le désespoir d’Elephant de Gus Van Sant et, même si elle est survenue après, la mort de George Floyd, suivie du mouvement Black Lives Matter. Dans un ouvrage consacré à cette série, paru de manière concomitante à l’exposition, Loïc Le Gall rappelle également la proximité des peintures avec le début du film Malcolm X de Spike Lee où on voit le drapeau américain brûlé en alternance avec des images de la vidéo amateur du tabassage de Rodney King par la police. L’abstraction de Scully peut être extrêmement virulente.
Elle est en tout cas intrinsèquement attachée à des moments et à des endroits, si ce n’est à des personnes. Dans une interview avec l’historien de l’art allemand Hans-Michael Herzog, Scully explique : « J’ai voulu que mes peintures aient une personnalité individuelle et pour cette raison je leur ai donné parfois des noms de personnes ou de lieux. Elles sont ainsi ancrées dans quelque chose d’autre que l’art pur. » Pour concevoir l’exposition « Géographies », Loïc Le Gall s’est appuyé sur cet ancrage et plus précisément sur les types de liens qu’entretiennent les peintures de Scully avec leurs lieux de création, liens qui débordent complètement les habituels repères, pour opérer un découpage en périodes. Chez Scully, les lieux ne sont pas évoqués seulement à titre de source d’inspiration ou de détermination matérielle, quelque chose qui leur appartient est perceptible sur la toile, dans les formes et les couleurs, et ouvre notre imaginaire à la manière dont la madeleine trempée dans la tasse de thé chez Proust fait surgir un passé fantasmé. Aussi, plutôt que de suivre un déroulé chronologique, l’accrochage procède-t-il par emboîtements d’univers.
Sur un premier mur, deux toiles nous font entrer tout d’abord dans l’univers « Angleterre » de Scully. Backloth – une acrylique de grande dimension, peinte en 1970 alors qu’il étudie l’art à Newcastle, héritant du dernier style quasi cinétique de Mondrian, dans la proximité, par exemple, de Bridget Riley, avec des bandes de couleurs impeccablement délimitées au scotch – dialogue avec Chancery Rents, petite œuvre sur papier, peinte en 1962 à Londres, pendant sa jeunesse d’adolescent pauvre, où des immeubles modernes, à l’architecture orthogonale, sont représentés de nuit, tel un eldorado. Un peu plus loin, une toile de 1981, peinte à New York et intitulée Araby, en référence à un poème de James Joyce, est une monade à elle seule. Un fort attachement à la littérature irlandaise, croisé avec le souvenir de l’abstraction décorative islamique, notamment sur les tissus, découverte au Maroc lors d’un voyage quelques années plus tôt, permettent à l’artiste de rompre avec son ancienne manière mondrianesque et du même coup avec la froideur du minimalisme américain qui l’entoure à cette époque. Les bandes sont désormais tracées à la main, elles vibrent. Cette toile concentre les topoï affectifs de l’artiste. Il est à New York, mais son cœur est ailleurs.
Un autre univers s’ouvre à nous avec la peinture de 2023, Untitled (landline), une huile sur aluminium, technique qui crée un effet de surface puissant, surtout quand de larges touches de pinceaux sont visibles. Composée de cinq bandes horizontales de tailles légèrement irrégulières, en un camaïeu de bleus sombres, allant du presque gris au turquoise foncé, elle peut être regardée comme la rencontre entre un tableau de Michel Parmentier et une marine – je pense en particulier à un paysage de plage d’Edward Munch, où la géométrie traduit la perception des limites entre les différentes profondeurs de l’eau, de la mer et du ciel, et puis l’éblouissement ; mais cela peut être aussi, dans une autre façon de transformer le paysage en aplat de couleurs, Le Moine au bord de la mer de Caspar Friedrich. Cet univers contient l’histoire de la traduction, en peinture, de l’expérience humaine face à la mer dans laquelle s’inscrit Scully.
Les couleurs plus chaudes d’un autre tableau nous transportent immédiatement ailleurs. Barcelone Robe (2008), également une huile sur aluminium, est divisée en douze rectangles, terre, ocre, rose, gris… ponctués de trois noirs. Il faut croire que, en Catalogne, la lumière est si aveuglante qu’elle en devient obscure, comme le postulait déjà Matisse en 1914, en peignant sa quasi abstraite Porte-fenêtre à Collioure. Dans la peinture de Scully, on ressent cette lumière, se posant sur les immeubles, sur les fantaisies de Gaudí, la terre des jardins et le goudron des rues. On comprend ainsi qu’il la connaît bien, et pas seulement en touriste de passage sur les Rambles, il a eu à Barcelone un atelier. D’une manière générale, Scully passe du temps dans les lieux qu’il aime, ce qui a convaincu Loïc Le Gall d’aborder son œuvre à travers ses géographies.
Mais, parfois, aux lieux se superposent des personnages, comme le rappellent les tableaux de 2017 et 2018 de la série Eleuthera. Ensemble figuratif, il détonne, et dans l’œuvre de Scully et dans le parcours de l’exposition. Mais, d’une part, les surfaces colorées, les parties en réserves laissant apparaître l’aluminium du support, les lignes esquissées, si on les observe dans les détails, ne sont pas si différentes qu’il n’y paraît de prime abord des éléments de composition des autres tableaux . Et, d’autre part, le sujet traité peut suggérer une réponse quant au fait que ces peintures semblent exceptionnelles. Scully y représente des scènes de plage avec son petit garçon, qui sont moins à mettre en parallèle avec le paysage marin cité plus haut qu’avec la série Ghost et le souci de protéger les enfants. Comme l’analyse Arthur Danto dans un texte sur les Catherine Paintings écrit à propos d’une exposition au musée d’Art moderne de Fort Worth au Texas, en 1993, il arrive que Scully attribue une valeur absolue à certaines de ses œuvres en les rattachant aux êtres qui lui sont les plus chers. Dans le cas des Catherine, les styles, les motifs ou les topologies passent au second plan par rapport à une personne mentionnée a posteriori dans un titre : baptisée par Scully du nom de son épouse, la série rassemble, depuis 1979, des œuvres élues par lui chaque année comme étant la meilleure de sa production. Des œuvres qu’il range donc dans une série à part, en l’honneur de sa femme qui est pour lui un être tout aussi à part. Cet exemple est révélateur de la nature et de la fonction des séries dans l’œuvre de Scully, et plus largement dans l’art moderne et contemporain. Dans son texte, Danto distingue les séries des séquences et des suites. Selon lui, les deux dernières obéissent à des principes de regroupement narratifs ou iconographiques. Tandis que les séries impliquent un geste intrinsèquement radical de la part de l’artiste dans sa décision d’intégrer ou pas une œuvre dans un ensemble, geste que viennent reconnaître, par leur regard, les spectateur·ices. Concernant les peintures d’Eleuthera, si la manière dont elles sont rassemblées n’est pas identique aux Catherine Paintings, constituées donc en série après coup, en les regardant, on peut néanmoins supposer une même sacralisation, qui passerait non plus par une mention de l’être aimé dans le titre, mais par la figuration. La plage deviendrait le lieu où affleure l’amour d’un parent pour son enfant.
L’exposition ne se termine pas là, elle se poursuit encore avec deux compositions abstraites où l’on retrouve des rectangles, des bandes et des grilles, des couleurs représentatives de lieux. Ce sont Mooseurach (2002) et Aix Net 1 (2021) qui tracent le territoire actuel de l’artiste, entre l’Allemagne où il enseigne et la France où il vit. Au sein de l’exposition, ces deux toiles bouclent le parcours en faisant écho à celles du début, comme pour nous suggérer de nouveau que le temps chez Scully n’est pas linéaire et que ses œuvres ne peuvent pas être comprises comme des étapes ou des avancées. Une autre temporalité les travaille, que le principe de l’exposition « Géographies » fait particulièrement bien ressentir, tant à celleux qui connaissaient déjà les œuvres de Scully qu’aux personnes qui les voient ici pour la première fois.
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Head image : Sean Scully, vue de l’exposition « Géographies », 2023 – Passerelle Centre d’art contemporain, Brest (Fr) © photo : Aurélien Mole
- Publié dans le numéro : 107
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- Du même auteur : Peter Friedl,
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