Shio Kusaka
Shio Kusaka est une céramiste née à Morioka, au Japon, qui vit et travaille à Los Angeles. Son travail est reconnu internationalement et ses œuvres sont conservées dans des collections publiques du monde entier. Pourtant, jusqu’à présent, ses créations n’avaient jamais été exposées en France.
Réservoirs d’art et de vie
Des pots, des bols, des coupes, des vases, des tasses, des carafes, des cruches…
Les œuvres de Shio Kusaka nous rappellent que ces récipients sont les réceptacles des énergies du quotidien, chargés des gestes qui les ont créés ou utilisés.
« La forme du récipient détermine pour moi les motifs […] Je m’intéresse aux formes et à la façon dont les motifs changent en fonction des formes. Les lignes et les grilles deviennent davantage des motifs organiques grâce aux formes. C’est la forme, la vraie créatrice, pas moi. »
Dans cette étude de la forme, elle engage un dialogue assidu avec différentes époques de l’histoire de la céramique japonaise. Par exemple, les danseurs en argile de ses « haniwa studies » (2022) se réfèrent aux poteries haniwa de la période Kofun.
Dans les répétitions minimalistes de ses œuvres géométriques, ce sont plutôt les grilles d’Agnes Martin, les dessins muraux de Sol LeWitt ou les carrés concentriques de Josef Albers qui sont convoqués. Les œuvres délicates de Kusaka incorporent ainsi différentes influences, avec une légère moquerie pour les codes et la rigoureuse catégorisation des styles. Le sérieux peut devenir drôle, le quotidien un sujet digne d’importance, le domestique une source de complexité à examiner dans toutes ses potentialités.
L’attention soignée aux objets dans les cérémonies du thé japonaises, les motifs de la couture boro ou de la vague seigaiha fusionnent avec des sujets ludiques tels que les textures des fruits, des ballons de basket ou des soucoupes volantes.
Son travail est imprégné des porosités entre l’art et la vie, comme le témoigne sa série dinosaur – où les fascinations de ses enfants se dessinent sur des récipients rappelant les anciens vases grecs –, ou encore l’influence mutuelle que, telle une Betty Woodman contemporaine, elle a instaurée avec le travail de son mari, le peintre Jonas Wood.
La galerie David Zwirner
Depuis 2020, Shio Kusaka est représentée par la galerie David Zwirner.
Le site parisien de la galerie a récemment réouvert ses portes au public après neuf mois de fermeture pour d’importants travaux de rénovation des espaces.
Ces derniers se sont déroulés simultanément sur deux fronts : au premier étage, avec l’agrandissement de la galerie à la suite de la reprise de l’espace de Renos Xippas, et au rez-de-chaussée, avec la restauration de la verrière historique de style Eiffel érigée à la fin du xixe siècle, qui a permis de préserver l’héritage architectural du bâtiment.
À présent, la verrière irradie les œuvres exposées dans cette grande pièce, avec une lumière naturelle qui change au long de la journée.
Une exposition de lumière
Il n’est donc pas étonnant que, pour inaugurer sa réouverture, la galerie Zwirner ait choisi d’exposer le travail de Shio Kusaka, qui est très sensible aux questions architecturales et bien attentive à la scénographie de ses œuvres.
Kusaka a en effet disposé ses créations, de la plus petite à la plus grande, sur un long socle peint de bleu, qui structure et divise l’espace d’exposition en s’étendant sur toute la longueur de la galerie. Le socle donne un sentiment d’unité, là où une multiplicité d’éléments disparates est exposée comme s’il s’agissait d’une seule et même installation.
La disposition linéaire de ses pièces est une pratique habituelle chez l’artiste, mais depuis l’exposition « One Light Year » à la galerie Zwirner de New York, en 2022 – où les céramiques étaient alignées à même le sol, sur des plaques de cuivre disposées en guise de marelle –, ce dispositif est devenu explicitement lié au cosmos et à la lumière. Car ici la ligne droite ne signifie pas un quelconque type de progression linéaire dans le temps, mais indique plutôt la trajectoire de propagation de la lumière.
La lumière devient ainsi partie intégrante de l’installation. Il suffit, d’abord, de lire quelques titres d’œuvres : halo (auréole), beam (faisceau, rayon), signal… ces mots renvoient tant à des sources lumineuses qu’à des éléments de science-fiction.
Certaines œuvres sont aussi composées de plusieurs pièces. Ces regroupements peuvent être lus comme des cartographies ou des constellations, quelque chose qui rappelle la mesure d’une distance, et en même temps des distances incommensurables capables de conjuguer passé et présent. En ce sens, les argiles du groupe spaceline 3 (2024) sont exemplaires : à côté d’une fusée stylisée et d’un récipient en forme de vaisseau spatial se trouvent des études de poterie de la période Jōmon ; le tout, avec des motifs peints en rouge sur fond noir, une référence manifeste aux céramiques de la Grèce antique.
Ces croisements, entre temporalités différentes et cultures lointaines, renvoient à la théorie quantique des champs, selon laquelle le temps n’est pas unique ni linéaire, car chaque instant déploie d’un coup des moments multiples, qui permettent l’existence simultanée de temps différents.
Dès l’entrée dans la salle d’exposition, devant cet immense piédestal qui arrive jusqu’au mur opposé, le public doit faire un choix : soit passer à la droite du socle, soit passer à sa gauche. Le dispositif fait allusion à un postulat bien connu de la théorie quantique : « L’observateur influence l’expérience. » La disposition de chaque poterie, choisie soigneusement par l’artiste, est telle que, pour la plupart des éléments, ce qui est visible d’un côté ne l’est pas de l’autre. Cela donne lieu à deux expériences différentes, en fonction du côté choisi, de la découverte des détails des œuvres.
Le choix du chemin à emprunter évoque également l’indéterminabilité quantique de la nature de la lumière, qui reste ainsi la protagoniste de cette exposition. Ondulatoire ou corpusculaire ? Longueur d’onde ou photon ? Tout dépend d’où l’on regarde.
La dualité onde-particule est rappelée également par les lignes qui imitent les ondes sonores et les signaux sismologiques de l’ensemble machine 5 (2024). D’autres pièces semblent jouer avec ce principe de complémentarité, comme group 71 (2024) et group 72 (2023). Ce dernier ensemble s’apparente plus à de la sculpture qu’à de la poterie, tout comme la porcelaine beam 4 (2023), dont la forme a inspiré à l’artiste la production d’une nouvelle série d’œuvres.
Pour la réaliser, Kusaka a utilisé pour la première fois un médium différent de la céramique, tout en restant dans la tradition de l’artisanat japonais. Il s’agit de quatre lanternes en papier, fabriquées en collaboration avec l’entreprise Kojima Shoten.
L’exposition de la lumière se concrétise ici, de façon plus littérale, grâce à ces luminaires qui témoignent encore une fois de l’attrait de l’artiste pour le détournement des objets du quotidien en éléments propices à la rêverie ou à la contemplation.
Les lampes en papier confèrent une atmosphère douce et poétique à la deuxième salle de la galerie et gardent leur utilité de lanternes en illuminant un lieu qui resterait autrement dans l’ombre. Sous la forme de soucoupes volantes – ou de tours d’observation, si l’on songe par exemple au Space Needle de Seattle, où l’artiste a habité – ces lanternes dévoilent également l’intérêt de Shio Kusaka à réengager dans le temps présent les techniques et l’histoire des traditions culturelles.
Le titre de l’œuvre qui présente une forme différente des autres, qubit 1 (2024), renvoie en effet aux phénomènes de superposition de la mécanique quantique et à la combinaison linéaire de deux états de base. Tels des états quantiques, qui peuvent avoir plusieurs valeurs en même temps, les œuvres de Shio Kusaka rapprochent ainsi les formes abstraites et figuratives, les traditions anciennes et les récits futuristes, les états d’esprit ludiques et contemplatifs, la familière utilité des objets du quotidien et la merveilleuse inutilité des objets d’art.
Head image : Vue de l’exposition /Exhibition view Shio Kusaka, David Zwirner, Paris, 05.09 – 05.10.2024, Courtesy the artist and David Zwirner.
- Publié dans le numéro : 109
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- Du même auteur : Jeanne Vicerial,
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