Simon Fujiwara
Voyage au cœur de la société des affects
La modernité avait le roman, nous avons les livres de développement personnel. Alors que se développait la société industrielle, le roman moderne mettait en scène des personnages en interaction avec un milieu dont le sens leur échappait. En généralisant le schéma de la multiplicité des points de vue et du « microcosme de langages divers[1] », la forme romanesque visait à recréer par la vision kaléidoscopique l’illusion de la compréhension d’une totalité fragmentée. Le succès des livres de développement personnel est, lui, le symptôme de la fusion totale du divers avec l’intériorisation des instances de régulation sociale. S’il est devenu impératif de se réparer soi-même, c’est que nous portons désormais en nous la norme qui était auparavant incarnée dans des personnes ou des institutions. Ce processus a été largement théorisé, de Norbert Elias à Wendy Brown[2]. Seulement, ces analyses se concentrent davantage sur les structures socio-économiques et leur influence sur l’individu que sur le ressenti de l’individu lui-même. À titre de symptôme, la littérature de développement personnel et la tyrannie de l’épanouissement associée au genre indique alors combien les affects sont devenu un enjeu de gouvernement et de discipline de la population car qu’est-ce qui, au juste, nous enjoint d’être plus heureux, plus sains ou plus productifs et sur quelle échelle est-ce par ailleurs mesuré ?
Lorsque Simon Fujiwara réalise en 2016 l’installation The Happy Museum, il démontre combien les entreprises et organismes d’état sont impliqués dans cette « industrie du bonheur » que diagnostiquent les sociologues Edgar Cananas et Eva Illouz dans leur livre Happycratie. Avec le concours de son frère Daniel, économiste du bonheur de son état, l’artiste rassemble une sélection d’objets commercialisés pour augmenter le bien-être de la population ou considérés comme des signifiants universels de bien-être. La première présentation de l’œuvre à Berlin présentait sous verre une série d’artefacts allant de boîtes de chocolat Kinder à des tétines frappées du logo Mercedes-Benz, autant d’objets transitionnels investis de la mission de faire caracoler la ville en tête du fameux classement des villes où il fait le plus bon vivre – à terme, un facteur d’attractivité pour l’implantation des entreprises. Par ce musée qu’il adapte au contexte local à chaque nouvelle présentation, Simon Fujiwara continue le travail de « mise en récit » du contemporain entrepris avec ses premières œuvres autofictionnelles. Avec Welcome to the Hotel Munber (2006-), il réécrit son roman familial et l’implante dans un hôtel de l’Espagne fasciste des années 1970 dont l’architecture sert de toile de fond à ses performances. En 2009, il présente sur invitation des artistes Michael Elmgreen et Ingar Dragset Desk Job dans les pavillons danois et nordiques de la 53e Biennale de Venise. Une installation complexe déployant dans l’espace l’histoire d’un écrivain vieillissant empêtré dans la tentative de transformer sa vie en nouvelle érotique : illustration, par le caractère tentaculaire de l’installation, d’une certaine mise en faillite de la forme romanesque elle-même.
Ces deux œuvres, auxquelles il faudrait encore rajouter sur le même modèle Rehearsal for a Reunion (with Father of Pottery) (2011), sont emblématiques du début de sa production. Si l’on mesure déjà l’écart avec une œuvre plus récente comme The Happy Museum, son exposition « Révolution »à Lafayette Anticipation accentue encore un peu plus l’évolution interne à son travail. En 2016, il avançait déjà : « Toute ma pratique est en partie basée sur les sentiments profondément ambigus que je nourris à propos de la narration et peut-être même du désir d’imaginer un monde où elle n’existerait plus[3] ». Deux ans plus tard, le flou se précise : la narration existe toujours, mais le romancier s’adonne désormais au storytelling et l’écrivain érotique vieillissant a cédé la place au publicitaire fringuant ou au millenial dont la vie s’organise le long d’une timeline. Le bonheur est alors l’un de ces récits structurants que nous avons intériorisé et qui oriente nos actions comme le faisaient autrefois le mythe, la religion ou l’utopie politique. « Pour la plupart des théoriciens des médias, de la littérature et de l’art, il devient évident que l’affect est l’une des données centrales pour comprendre notre culture du capitalisme tardif fondée sur l’information et l’image où les soi-disant grands-récits sont perçus comme ayant échoué », écrit Brian Massumi dans son livre The Parable of the Virtual. « La force de la croyance décline chez la plupart des personnes, mais pas celle de l’affect. Notre condition serait même caractérisée par son excès[4]. »
Pour l’universitaire canadien, également auteur sur le même sujet du livre The Politics of Affect, nous ne parvenons pas à prendre la mesure de cette évolution parce que nous manquons pour l’instant encore du vocabulaire théorique adéquat pour en rendre compte. Les affects sont confondus avec les émotions et perçus comme la survivance du psychologisme que le poststructuralisme s’est si ardemment employé a déconstruire. Or, contrairement à l’émotion, l’affect ne se rapporte pas à la vie intime du sujet individuel, il est d’emblée social. L’affect est même plus que cela : il est « transversal[5] » et sa portée dépasse en cela celle des structures et des systèmes. Le « régime affectif » du capitalisme tardif, précise de son côté Mark Fisher, repose sur la crise du concept « paternel » du devoir remplacé par l’impératif « maternel » de jouissance[6]. « Il ne fait aucun doute que le capitalisme tardif articule un grand nombre de ses injonctions en faisant appel à (un certain type) de santé », poursuit le critique culturel anglais. Seulement, « le problème est que seulement certains types d’intérêts sont estimés faire sens, puisqu’ils reflètent des valeurs que l’on estime mettre tout le monde d’accord[7] », à l’exclusion de la santé mentale ou du développement intellectuel.
Il semble difficile d’en établir le constat sans le mêler d’une certaine tonalité pessimiste sur l’évolution de la société. En 2016, le Happy Museum laissait encore planer le doute d’un certain cynisme, cynisme qui, par ailleurs, fut reproché à la 9e Biennale de Berlin qui l’exposait alors. Si, comme l’écrit encore Mark Fischer, « la moralité a été remplacée par l’affect[8] », comment prendre la mesure de ce paradigme sans cependant laisser sa vision des choses se colorer de nostalgie pour l’ancien ? Dans ses œuvres ultérieures cependant, Simon Fujiwara délaisse le simple constat pour évoluer au contraire vers des dispositifs visant à embrasser pleinement la complexité de cette nouvelle donne. « Je pense souvent à la place de l’artiste aujourd’hui. Nous vivons à une époque où tout le monde est un artiste ou un créatif, c’est la manière dont la publicité présente les choses. Pour moi, mon rôle est de refléter exactement ce changement. Il me faut inventer de nouveaux stratagèmes, car je ne peux plusproduire des œuvres qui reposent sur le fait que je sois intéressant ou intéressé par quelque chose. Pour empêcher que les gens s’ennuient et se mettent à checker leur téléphone dans mon exposition, je dois me transformer en plus gros monstre que le monstre technologique lui-même. Et il y a des mécanismes très simples qui permettent de le faire »,confie l’artiste lorsqu’on le rencontre à l’occasion de son exposition parisienne « Revolution ».
À Lafayette Anticipations, il présente son œuvre la plus récente, le simulateur Empathy 1. Montré en septembre 2018 à la galerie Esther Schipper à Berlin et désormais en accès libre dans le foyer de la fondation, il s’agit d’un dispositif conçu pour deux personnes auquel on accède après avoir pris un ticket et patienté jusqu’à que son numéro s’affiche. Comme pour les manèges de parcs d’attractions dont l’artiste s’est inspiré, l’attente nourrit le désir mimétique. À l’intérieur, les sièges vibrent et tressautent au rythme des clips vidéo qui défilent sur l’écran, prélevés par l’artiste sur des plateformes d’hébergement de contenu privé. Nous sommes à l’intérieur d’un vlog (blog vidéo) explique l’artiste, qui précise avoir choisi des extraits filmés exclusivement en caméra subjective, et nous ressentons physiquement la différence entre une caméra tenue à la main, une Gro Pro et un drone. Quant au montage, il a été effectué suite à toute une série de tests sur un panel de volontaires afin d’empêcher tout recul critique pendant le visionnage de ces trois minutes et quelques. Vous êtes la mariée en larmes qui embrasse son nouvel époux. Vous êtes le héros qui sauve un réfugié de la noyade en pleine tempête. Vous cahotez à toute allure en chaise roulante sur une route criblée de trous. Vous êtes la boule incandescente d’adrénaline engagée dans un féroce corps à corps. Et en ressortant, vous serez unanimes : ce dont vous venez de faire l’expérience, c’est la vie elle-même.
L’une des erreurs serait de penser qu’Empathy 1 cherche à prouver que nous ne vivons plus qu’au sein des images, que celles-ci font écran à une soi-disant réalité pure. Ce n’est pas le cas. Au contraire, ces images là sont aussi réelles que leur référent, puisqu’elles génèrent une émotion tout aussi forte voire plus forte. Le quotient de réalité n’est plus extérieur à nous, mais en nous. Auparavant, Simon Fujiwara aurait peut-être travaillé sur le simulacre des images et nous aurions reçu sa pièce avec cette clé de lecture là, celle que nous avions alors à disposition. Aujourd’hui, le régime affectif ne peut plus être ignoré. Ce sur quoi intervient Simon Fujiwara, avec cette œuvre mais également avec Joanne (2016) que l’on aperçoit en montant dans les étages de la fondation, concerne le registre des affects et non celui des images. La véritable question, celle qui devient politique dès lors qu’on la formule, n’est pas de savoir pourquoi nous préférons vivre au royaume des images puisque nous n’avons pas le choix de lui échapper ou non. C’est au contraire comment mettre au jour les raisons qui nous font unanimement converger vers les attractions touristiques que l’artiste inclut à la mixture d’affects qui nous fera, ultimement, faire l’expérience de la vie elle-même. Or ces sites là, nous savons que sur place, nous les verrons moins bien qu’en photo puisque l’humanité entière converge vers eux.
« Les touristes coréens qui prennent l’avion pour aller voir le château de Neuschwanstein en Bavière font un réel choix économique. Ils pourraient acheter ceci ou cela qui amélioreraitleur quotidien, leur confort ou leur niveau de vie ». Leur choix reflète à la fois la primauté vitale de l’expérience chez tout être humain en même temps que l’orientation de cette impulsion désirante vers un but aussi unique que les individus sont différents entre eux. Simon Fujiwara, comme il le souligne à maintes reprises, ne juge pas. Ces flux de capitaux et d’affects à la puissance universalisante, l’artiste ne peut les combattre ni s’y soustraire. Ce qu’il peut en revanche, c’est « se positionner à l’intérieur d’eux, et travailler à les complexifier » afin que le visiteur se rende compte que l’attention critique doit désormais tout autant prendre en compte les affects que produisent la technologie que les corps sur lesquels agissent les images. Le discours sur la circulation des images masque en réalité les impacts plus profonds sur la reconfiguration de la conscience de soi. Par des mécanismes qui reproduisent en les exacerbant les rouages du capitalisme tardif et les stimulis qui font se mouvoir (et s’émouvoir) les sujets de ce régime, Simon Fujiwara travaille à faire advenir une distinction plus fine au sein d’une palette de sensations nouvelles. Pour parvenir sinon à s’y soustraire, du moins à distinguer plus finement entre ce qui relève de l’affect et ce qui relève de l’émotion, c’est-à-dire du fait social et du fait individuel.
Image en une : Simon Fujiwara, Joanne, 2016-2018. Installation multimédia avec vidéoprojection, 13’34, commandée par FVU, The Photographers’ Gallery, Ishikawa Foundation, avec le soutien d’Arts Council England.
Vue d’exposition Galerie Wedding, Berlin, 2018. Courtesy Simon Fujiwara ; FVU ; The Photographers’ Gallery ; Ishikawa Foundation ; Esther Schipper, Berlin. Photo : Andrea Rossetti
[1] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, 1987, Tel, Gallimard.
[2] Norbert Elias, La Société des Individus, Paris, 1991, Fayard ; Wendy Brown, Undoing the Demos: Neoliberalism’s Stealth Revolution, Cambridge, 2015, MIT Press.
[3] https://frieze.com/article/happy-now
[4] Brian Massumi, Parables for the virtual. Movement, Affect, Sensation, Durham, 2002, Duke University Press, p. 27.
[5] Ibid, p. 45.
[6] Ibid, p. 71.
[7] Ibid, p. 73.
[8] Ibid, p. 74.
- Publié dans le numéro : 88
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- Du même auteur : Dena Yago, Michael Rakowitz, Paul Maheke, Neïl Beloufa, Oliver Beer : topologies singulières,
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