The Otolith Group
Un voyage dans l’espace-temps du montage
Chez l’humain, l’otolithe est un minuscule cristal de carbonate de calcium localisé dans l’oreille interne. Il participe à l’estimation des accélérations linéaires et donc à l’équilibration de l’organisme (1). Au XXIIe siècle, les humains vivent dans l’espace, dans une apesanteur à laquelle ils se sont acclimatés. Leur organisme a muté. Ils sont dépourvus de l’otolithe qui leur est inutile. Désormais inadaptés à l’environnement gravitationnel, la terre leur est inhospitalière. De leur passé terrestre il ne reste que des enregistrements : des images et des sons. C’est avec ces archives que Dr. Usha Adebaran-Sagar tente de donner un sens au passé de l’humanité.
Ce scénario est le point de départ du travail du collectif The Otolith Group, composé principalement d’Anjalika Sagar et Kodwo Eshun, qui réalise des films depuis la microgravité (2). Kodwo Eshun précise qu’il ne s’agit pas là d’une métaphore mais d’une situation expérimentale dans laquelle des conditions permanentes telles que le poids, la force et la masse deviennent des variables propositionnelles (3). Puisque l’histoire et la pensée humaine sont enracinées dans une gravité indépassable, la nier c’est détruire les fondements sur lesquels elles se sont élaborées, c’est en ré-envisager la construction et en réévaluer la signification. Pour cela la situation dans laquelle se trouve Usha Adebaran-Sagar est idéale. En apesanteur, les enregistrements fournis par notre temps, les traces de son passé, flottent, insoumis à la gravité de l’histoire terrestre. Ainsi, Otolith I, le premier film de l’Otolith Trilogy, commence par un texte défilant à l’écran. C’est une note de Usha Adebaran-Sagar datant du 24 octobre 2103 qui revient sur les modalités de mutation de l’espace humain et s’achève par ces mots : « la Terre nous est interdite ; elle reste une planète accessible uniquement par les médias »(4). Ensuite, sa voix se fait entendre : « Pour nous il n’y a pas de mémoire sans image et pas d’image sans mémoire. L’image est la matière de la mémoire. Il y a un excès que ni l’image ni la mémoire ne peuvent rétablir mais que toutes deux remplacent. Cet excès c’est l’évènement. L’histoire. »5 En même temps que ces mots sont prononcés, défilent des photographies d’enfants, de femmes, d’hommes ; des photographies de familles indiennes datant visiblement de périodes diverses. Car ce que tente de reconstruire Usha Adebaran-Sagar est autant le fil de la vie politique et sociale du monde qui a œuvré à son installation dans l’espace que celui de sa propre famille. Ces deux histoires sont liées. En effet, Anjalika Sagar, que nous connaissons comme membre du collectif The Otolith Group, est l’ancêtre d’Usha Adebaran-Sagar. Elle a vécu les mobilisations de 2003 contre la guerre en Irak comme une fatalité, une action qui eut lieu alors que tous savaient que, quoi qu’il arrive, l’Amérique envahirait l’Irak : « une manifestation pour le droit de manifester. »(6) Elle décide alors de partir pour Star City, le centre d’entraînement des cosmonautes soviétiques. Elle espère y voir Valentina Tereshkova, première et, à ce jour, seule femme à être allée dans l’espace et que sa grand mère, Anasuya Gyan-Chand, avait rencontrée dans les années 1970. Elle veut aussi y apprendre la vie en apesanteur dans laquelle elle souhaite trouver une alternative à « cette énergie verticale qu’ils appellent protestation »(7).
Que la façon dont Anjalika Sagar lie sa vie personnelle à sa descendance future ainsi qu’à son passé familial puisse être décrite comme une histoire, une fiction, une uchronie ou quoi que ce soit d’autre ne nous intéresse pas ici, car ce que Kodwo Eshun nomme « une situation expérimentale » pointe, semble-t-il, surtout une volonté de travailler le lien particulier qui existe entre images et histoires. Dans Otolith II, Usha Adebaran-Sagar lit un e-mail d’Anjalika Sagar datant de 2007 dans lequel elle cite l’histoire du corbeau qui, dans le film Des oiseaux, petits et gros de Pasolini, explique que le cinéma est comme la vie. Chaque personne est suivie par une caméra de la naissance jusqu’à la mort. Ce n’est qu’à ce moment qu’une existence, jusqu’alors indéchiffrable, prend un sens. Or, c’est bien la façon dont les existences et les événements s’écrivent qui est en jeu ici, la façon dont un sens peut être formulé à partir la consignation de faits. Autrement dit, le coeur de l’Otolith Trilogy bat au rythme d’un balancement régulier entre la vie et ses souvenirs, celui de la dépendance de l’un à l’autre.
Otolith III raconte la quête dans laquelle se lancent les personnages de The Alien, un film écrit en 1967 par le réalisateur indien Satyajit Ray, jamais porté à l’écran. Ils cherchent à comprendre la raison de l’ajournement de leur histoire. Peut-être le panthéisme indien repousse-t-il l’apparition de la science-fiction, cette forme de folklore de l’ère industrielle. Quoi qu’il en soit, une partie de leurs monologues consiste à tenter de définir leur propre identité de personnages, écrits mais pas réalisés. Ils se qualifient de Premakes, une sorte de remake au passé : « Nous ne sommes pas des images. Pas des sons. Même pas des fictions. »(8) Le fait que Otolith II soit continuellement ponctué d’images de gens marchant dans des rues que les personnages de The Alien commentent en se demandant qui pourrait le mieux jouer leurs rôles à l’écran est révélateur de la puissance de la réalisation par l’image : les voix qui nous parlent dans ce film sont celles d’individus qui n’existent pas, le cinéma ne les a pas réalisés. À l’inverse, les gens qui marchent dans la rue ne pourront faire partie d’une histoire qu’à la condition d’être enregistrés. Mais cette nécessité pour que l’histoire advienne, qu’elle soit consignée, ne donne en revanche aucun prérequis quant à la lecture qui peut en être faite, quant à son organisation et son déroulé. C’est à cet endroit, celui où la signification évoquée par les corbeaux se forme, que travaille The Otolith Group. C’est parce que l’histoire, une fois enregistrée, devient un matériau, qu’Usha Adebaran-Sagar peut reconstruire les évènements du XXe siècle d’une façon inédite.
Dès le début de Otolith I apparaît l’extrait d’un film 16 mm montrant, lors d’un meeting en 1973, la rencontre de la grand-mère d’Anjalika Sagar, alors présidente de la Fédération Nationale des Femmes indiennes, avec Valentina Tereshkova. Ce lien entre la famille Sagar et la cosmonaute, lisible sur l’enregistrement d’un événement, scelle la rencontre entre les aspirations du féminisme post-colonial des années 1960 et 1970 et celles, contemporaines, du socialisme. Cette rencontre de deux mouvements politiques est prolongée par le montage d’images et de sons qui lui succède. Il ne s’agit pas là d’un seul rappel de ces mouvements et de leurs projets mais bien de leur offrir un avenir. En leur composant un futur, The Otolith Group extrait cette rencontre, ainsi que les espoirs qu’elle porte, de la fixité temporelle par laquelle on approche l’histoire comme quelque chose qui ne se narre qu’au passé et qui les rend de fait inactifs. Est ainsi conféré à cet évènement le pouvoir d’être toujours efficient, celui de l’actualisation de ses images. Ainsi lorsque les membre de The Otolith Group affirment : « beaucoup de ce que nous faisons peut être compris comme la reconstruction imaginaire et la réactivation de fragments provenants d’archives de mouvements politiques, de programmes artistiques et de périodes futuristes que nous n’avons pas vécus nous-mêmes (9) », l’acte qu’ils revendiquent est permis par la nature du matériau qu’ils exploitent, un enregistrement n’est pas l’évènement. C’est la leçon des corbeaux. L’extrait du film 16 mm, par exemple, n’est qu’un extrait de ce qui s’est passé lors de cette rencontre, recadré en termes d’image, mais aussi de contexte. Ce n’est pas le fait qui est enregistré mais une représentation de celui-ci. Comme pour les passants qui apparaissent dans Otolith II et qui pourraient jouer tel ou tel personnage de The Alien, un événement est reconstruit par son enregistrement après qu’il a eu lieu. C’est depuis cet « après » que parle The Otolith Group. Voilà pourquoi ils ne se trouvent pas tant dans un futur localisable dans le temps que dans une situation expérimentale, celle du traitement des traces laissées par l’évènement.
Une telle position permet de détacher la pellicule sur laquelle s’imprime le réel et de la consulter pour ce qu’elle est. L’évènement n’est pas remplacé par sa captation, pas plus que celle-ci ne le recouvre. L’évènement passe, disparaît, mais sa consultation permet de le réanimer.
Dans Otolith II, Usha Adebaran-Sagar affirme qu’on peut lire dans l’architecture de Bombay la mutation qu’a connue le capitalisme à la fin des années 2000 lorsqu’il est passé d’une forme basée sur la monétisation de la force de travail à une économie du cognitif. Elle s’appuie pour cela sur une observation du recouvrement des anciennes usines par des studios de cinéma. Bien sûr, elle décrit ainsi un état de spectacularisation généralisée, la conquête du monde par l’enregistrement. Mais cette description s’accompagne d’une mise au jour de ce que le spectacle voudrait recouvrir. C’est à l’image de cette excavation des traces architecturales que The Otolith Groupe manipule les enregistrements : pas en se désolant de la disparition de ce qu’ils recouvrent mais en analysant ce qu’ils produisent et la façon dont ils conservent ce qu’ils remplacent.
1 Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Otolithe [dernière consultation : 9 mai 2011]
2 « Dans le domaine des sciences et techniques spatiales le terme microgravité définit l’état d’un corps tel que l’ensemble des forces d’origine gravitationnelle auxquelles il est soumis possède une résultante très faible par rapport à la pesanteur à la surface de la Terre. »
Voir : Arrêté du 20 février 1995 relatif à la terminologie des sciences et techniques spatiales, disponible sur : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000187248 [dernière consultation : 9 mai 2011]
3 « People insist on treating microgravity as a metaphorical space. For me it is an experimental situation in which permanent conditions like weight, force and mass become propositional variables. » Extrait de : « Five conversations with the otolith group for five storyboards for one book » in Anna Colin et Emily Pethick (ed.), The Otolith Group: A Long Time Between Suns, Berlin, Sternberg Press, 2009, p. 125.
4 « Earth is out of bounds for us now; it remains a planet accessible only through media. » Extrait de : The Otolith Group, Otolith I, 22’16 , couleur, son.
5 « For us, there is no memory without image and no image without memory. Image is the matter of memory. There is an excess which neither image nor memory can recover but for which both stand in. That excess is the event. History. »
Ibid.
6 « A protest for the right to protest. » Ibid.
7 « She knows this vertical energy they call protest will come to nothing. » Ibid.
8 « We’re not images. Not sounds. Not even fictions. » Extrait de : The Otolith Group, Otolith III, 48′, couleur et son.
9 « A lot of what we do can be understood as the imaginative reconstruction and reactivation of fragments from the archives of political movements, artistic programmes and futuristic eras that we did not live through ourselves. » Extrait de : The Otolith Group: A Long Time Between Suns, op. cit.
The Otolith Group à Bétonsalon du 15 juin au 23 juillet 2011.
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- Du même auteur : Walter Benjamin : Histoires des œuvres, Fulll Firearms d'Emily Wardill, Aurélien Froment, Oscar Tuazon à Vassivière, Guillaume Leblon,
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