Tris Vonna-Michell raconté

par Aude Launay

Pratiques de la narration (suite)

Le récit et le temps, le temps du récit, le temps de l’histoire concrétionné dans le récit, le temps d’écoute du récit, le temps du récitant… toutes choses fondatrices du travail de Tris Vonna-Michell.

Le fait inaugural à ce choix du récit comme médium principal de l’œuvre de Vonna-Michell est déjà en lui-même une petite histoire. À la fin de ses études de photographie, sentant poindre une réelle insatisfaction quant à la pratique photographique et à ce qu’elle implique en termes de monstration, de classicisme d’accrochage, etc., le jeune artiste prit une décision radicale et irréversible, celle de détruire, patiemment, au broyeur, toutes ses photos familiales, comme celles qui composaient déjà son œuvre. Ainsi naquit son intérêt pour l’histoire, pour les histoires.

Aujourd’hui, il entremêle anecdotes personnelles et recherches sur des faits passés en d’incroyables litanies hyperventilées qui nous tiennent en haleine le long de leurs méandres improvisés. Comment « savoir si l’irreprésentabilité du temps trouve encore un parallèle du côté de la narrativité »? (1) Cette question posée par Paul Ricœur dans Temps et Récit guidera notre propos sur Vonna-Michell, pour une lecture de son travail de storyteller à l’aune d’une relecture de Ricœur.

tris-vonna-michell

Simplement posté face aux spectateurs, sans autre accessoire qu’une projection d’images qui lentement défile alors que le récit, lui s’accélère, jusqu’à la saccade, Tris Vonna-Michell raconte. Il raconte Henri Chopin, poète français oublié par l’Histoire, précurseur de la poésie concrète et sonore, dans son exposition au Jeu de Paume, il raconte le vol de son appareil-photo lors d’un voyage à Turin en 2006, pendant sa performance à Artissima, en 2009.

Il s’agit de ramener dans le présent de la narration un passé historique et des souvenirs personnels, proches ou lointains, et de les réunir l’espace d’un instant, pour fusionner ces temporalités en un temps de parole délimité.

« Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle. » (2)

Il y a le temps de l’œuvre et le temps des événements ; le temps de la narration, qui est un présent de l’adresse à l’auditoire, duquel découle une certaine intimité du fait du partage d’un même moment. Le temps des événements racontés perd de sa linéarité dans le flux de paroles de Vonna-Michell pour accéder à une circularité mise en œuvre par la répétition et la reprise incessantes des anecdotes. Chacun de ses projets, et ils sont peu nombreux, est divisé en quelque sorte en chapitres – correspondant à chaque occurrence de présentation, performance ou installation – qui constituent un déroulé de l’histoire en forme d’éternel retour.

« Il existe entre l’activité de raconter une histoire et le caractère temporel de l’expérience humaine une corrélation qui n’est pas purement accidentelle, mais présente une forme de nécessité transculturelle. » (3)

Le récit est par essence une forme synthétique, un assemblage d’éléments disparates en une unité temporelle. L’unité est créée par le raconteur, qui dans l’ici et maintenant de son récit parvient à mixer action et fiction tout en incarnant lui-même la fiction dans une nouvelle action.

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« Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes. » A l’inverse, le discours désigne « toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière » (4).

Vonna-Michell ancre l’histoire dans le discours, réunissant les deux principes distingués par Benvéniste en une forme qui permet une implication plus forte de l’auditeur par une intrication des faits et de la narration.

« Le travail de pensée à l’œuvre en toute configuration narrative s’achève dans une refiguration de l’expérience temporelle. » (5)

À l’instar des conteurs anciens, Tris Vonna-Michell construit son discours en improvisant à partir d’une trame écrite. Et lorsqu’on l’interroge sur l’origine de sa pratique du storytelling, voici ce qu’il en dit : « Le fait que je travaille principalement avec la parole vient de mes luttes avec la photographie. En concevant mes installations, j’ai souvent remarqué que l’image servait plusieurs propos, mais il manquait toujours un fil conducteur pour faire progresser le travail. J’ai donc pensé que parler, au départ il ne s’agissait que de cela, pouvait être un pas dans la bonne direction – une direction qui m’aiderait à déconstruire des formes représentatives plus figées.Je suppose qu’il s’agit d’une origine plutôt formelle ou pratique, je tentais de traiter de la narration à un niveau plus formel et immédiat. La parole, lorsqu’elle est émise en public, a par nature un impact immédiat – ce qui me semblait être crucial pour révéler et remettre en question des entités matérielles et des formes narratives établies. Sur un plan plus théorique, j’ai été très influencé par certains artistes /écrivains qui travaillaient avec la parole, sous la forme de la performance. Déjà à l’époque de mes études de photographie, je souhaitais explorer certains intérêts et directions…  Bob Cobbing, Henri Chopin et David Antin, pour n’en citer que quelques-uns. » (6)

Configurant chaque nouvel épisode de son récit comme un collage, procédant par mise en relation de parties d’épisodes précédents en un aller-retour constant entre passé et présent, Vonna-Michell crée un temps unique et nouveau, un temps qui n’est plus partitionné mais nous recouvre au son de sa voix. Nous sommes « dans le temps » tel que l’écrit Proust en conclusion de La Recherche, « le « dans » n’est plus pris ici au sens vulgaire d’une location dans quelque vaste contenant, mais au sens, proche de l’archaïsme et de l’hermétisme, où le temps enveloppe toutes choses – y compris le récit qui tente de l’ordonner » (7).

Tris Vonna-Michell, Auto – Reverse (From the work Studio A, 2008 – 2009), 2009. Installation view, Museum of Contemporary Art Detroit.

Tris Vonna-Michell, Auto – Reverse (From the work Studio A, 2008 – 2009), 2009. Installation view, Museum of Contemporary Art Detroit.

De même que les sacs d’archives détruites de la Stasi font aujourd’hui l’objet de recherches actives pour tenter de les reconstituer, le puzzle, cette forme de collage après destruction, est le modèle opératoire de Vonna-Michell. Son histoire personnelle se compose désormais d’une recollection partiellement fictive d’événements divers, que seule la mémoire, notre mémoire d’auditeur, pourrait à nouveau rendre à l’Histoire. Seulement, le fait est que nous en sommes incapables, nous ne parvenons pas à fixer ce qui nous est raconté. L’histoire défile à mesure que le temps fuit, et il n’en reste que notre vague souvenir, et celui du narrateur. Lorsqu’il n’enregistre pas ses récits pour les diffuser dans ses installations, il n’en subsiste qu’un moment passé, ensemble, à partager une histoire, mais un moment passé. Tout comme lors des performances d’Henri Chopin, d’ailleurs.

« Si nous sommes constamment bombardés d’informations, quel est l’intérêt de passer dix minutes linéaires alors qu’elles pourraient être latérales et circuler partout ? » (8)

L’on assiste alors à une « refiguration effective du temps, devenu ainsi temps humain, par l’entrecroisement de l’histoire et de la fiction » (9). « Et j’ai oublié la fin de l’histoire, qui continue encore et encore. » (10)

(1) Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, rééd. Point. p. 482

(2) Paul Ricœur, Temps et récit, tome1, L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983. p. 17

(3) Paul Ricœur, Temps et récit, tome1, L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983. p. 85

(4) Emile Benvéniste, « les relations du temps dans le verbe français », Problèmes de linguistique générale,  Paris, Gallimard, 1966, pp. 241-242.

(5) Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, rééd. Point. p. 9

(6) Fragment d’une conversation avec Tris Vonna-Michell.

(7) Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, rééd. Point. p. 485.

(8) Tris Vonna-Michell, Légendes, in cat. exp. Finding Chopin, Endnotes 2005-2009, Paris, Jeu de Paume, 2009.

(9) Paul Ricœur, Temps et récit, tome 3, Le temps raconté, Seuil, 1985, rééd. Point. p. 328

(10) Tris Vonna-Michell, dans l’un de ses récits diffusés dans l’exposition Finding Chopin, Endnotes 2005-2009.

Tris Vonna-Michell, Finding Chopin, Endnotes, 2005-2009, au Jeu de Paume, Paris, du 20 octobre 2009 au 17 janvier 2010.

Tris Vonna-Michell, Photography is my punishment, 8 novembre 2009, à la Cavallerizza Reale de Turin lors de Blinding the Ears, programme de performances et spectacles d’Artissima conçu pour les différents théâtres de la ville.

 

Narrative Practices 2

Tris Vonna-Michell recounted

by Aude Launay

Narration and time, the time of narration, the narrative time that crystallizes as a story is told, the time in which that story is heard, the time in which its reciter recites. The foundations of Tris Vonna Michell’s work.

The event that precipitated Vonna-Michell’s choice of the narrative as his principal medium makes for a story in itself. After completing his studies in photography, the artist grew increasingly unsatisfied with the photographic medium and its presentational implications (classical display practices, etc.), and made a radical and irreversible decision: to pass each of his photos, one by one, through a paper shredder, family mementoes and works from his œuvre alike. It was here that his interest in history, in stories, was born.

Today, he weaves personal anecdotes and factual historical information into incredible hyperventilating litanies, leaving us breathless as we follow their improvised twists and turns. How do we « know if the impossibility of representing time has a parallel in the realm of narrativity? »1

Paul Ricœur’s question, published in Temps et Récit, will guide our discussion of Vonna-Michell, occasioning a reading of the artist’s work as a storyteller through the lens of a rereading of Ricœur.

Standing directly before his spectators, with no accessory other than a projection of images, floating slowly by as the narration itself accelerates to the point of choppiness, Tris Vonna-Michell recounts. At his exhibition at the Jeu de Paume, he recounts the story of Henri Chopin, a French poet forgotten by History, precursor of concrète and sound poetry; during a performance at the Artissima fair in Turin, in 2009,  he recounts the time when his camera was stolen during a trip to the same city in 2006.

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The artist transports personal memories, recent or distant, and a historical past into the narrative present, condensing them into the space of an instant, fusing their discrete temporalities into a circumscribed period of speech.

« Time becomes human time to the extent that it is articulated in narrative form; in return, the narration becomes meaningful to the extent that it outlines the shape of temporal experience. » 2

There is a temporality of the art work and a temporality of events. Narrative time is the present of address, the present in which the story is heard; as such, it is a shared moment, a moment of intimacy. In Vonna-Michell’s torrent of words, the temporality of events ceases to be a linear one. Through his repetition of words, his incessant recycling of anecdotes, it acquires a certain circularity. Each of his projects – and there are not many of them – is divided into what appears to be chapters, each corresponding to a different instance of public presentation, performance, or installation. Together, they constitute a narrative that unfolds in the form of an eternal return.

« There is a correlation between the act of storytelling and the temporal character of human experience that is not purely accidental, but a matter of trans-cultural necessity. »3

The narrative is essentially a synthetic form, an assembling of disparate elements into a temporal unity. This unity is created by the storyteller who – in the hear and now of his narration – manages to blend fiction and action while himself incarnating a new fictional event.

« As long as they are perceived on the horizon of history, events will occur as they produced themselves. Nobody is speaking here; the events seem to recount themselves. » Discourse, conversely, designates « every utterance that presupposes both a speaker and a listener, as well as the former’s intention to influence the latter in some way. »4

Vonna-Michell anchors history in discourse, reuniting Benvéniste’s two principals in a form whose complex interweaving of facts occasions a deeper involvement on the part of the listener.

« The work of contemplation necessitated by a given narrative configuration stems from its refiguration of temporal experience. »5

Following in the footsteps of the old storytellers, Tris Vonna-Michell constructs his discourse by improvising upon a written framework. When we inquire as to the origins of this practice, this is how he replies: « Working predominantly with speech came from my struggles with photography. When devising installations, I often felt that the image served several purposes well, but that it lacked certain connective strands to expand the work. I decided that talking, at first it was simply talking, was a step in the right direction, a direction that would help me to deconstruct more fixed representative forms. I guess it was a more formal or practical origin; I was trying to deal with narration on a formal level, and I was able to do it immediately. Spoken word, when delivered live, naturally embraces an immediacy – one that I felt was crucial in unfolding and challenging more stable narrative forms and material entities. On a theoretical level, as far as my background was concerned, I was influenced a lot by several artists/writers who worked with speech, technology and performance. So from the time of my studies (in photography), I already had certain interests and directions that I wanted to explore: Bob Cobbing, Henri Chopin, and David Antin, to name just a few. « 6

Configuring each new episode of his narration like a collage, setting fragments from earlier episodes in relation to one another through a perpetual alternation between past and present, Vonna-Michell gives rise to a novel and unique temporality, one that is no longer fragmentary, but that washes over us with the sound of his voice.

We exist « in time, » Proust writes at the conclusion of À La Recherche du Temps Perdu. « The word ‘in’ here is not meant in the vulgar sense of a location in some vast repository of things, but in the sense, closer to archaism and hermeticism, that time envelops all things, including the narration that attempts to order them. »7

Just as the bags of archival documents destroyed by the Stasi have become the object of fervent research in recent years – all in an attempt to reconstitute them – the puzzle, that activity of collage in the wake of destruction, provides Vonna-Mitchell’s modus operandi. He reconstructs his personal history through a partially fictional recollection of diverse events – one which only memory, our memory as listeners, can restore to its status as History. Only we are incapable of doing so, incapable to implant in our memory what we are told. History unfolds to the extent that time escapes us, leaving behind only our own vague memory of it, along with that of the narrator. Since he does not record his stories for subsequent use in his installations, they survive only in the form of moments we remember once spending together, sharing a story with one another, but they are nonetheless moments past. Kind of like Henri Chopin’s performances, for that matter.

« If we are always bombarded by information, what is the point of going 10 minutes linear when it could be lateral and going everywhere? » 8

We bear witness to an « emotional refiguration of time, thereby transformed into human time through an interlacing of history and fiction. »9 « And I forgot the end of the story, and it goes on and on. »10

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1 Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 3, Le temps raconté, Seuil, 1985, republished by Point Poche, p.482

2 Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 1, L’intrigue et le récit historique, Seuil, 1983, p.17

3 Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 1, L’intrigue et le récit historique, Seuil, 1983, p.85

4 Emile Benvéniste, « Les relations du temps dans le verbe français, » in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, pp.241-242.

5 Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 3, Le temps raconté, Seuil, 1985, republished by Point Poche. p.9

6 Fragment of a conversation with Tris Vonna-Michell.

7 Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 3, Le temps raconté, Seuil, 1985, republished by Point Poche. p.485

8 Tris Vonna-Michell, Captions, in the catalogue for his exhibition at the Jeu de Paume, Finding Chopin, Endnotes 2005-2009, Jeu de Paume, Paris, 2009.

8 Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 3, Le temps raconté, Seuil, 1985, republished by Point Poche. p.328

10 Tris Vonna-Michell, in one of the recordings featured in the exhibition Finding Chopin, Endnotes 2005-2009.

Tris Vonna-Michell, Finding Chopin, Endnotes 2005-2009, Jeu de Paume, Paris, October 20, 2009 to January 17, 2010.

Tris Vonna-Michell, Photography is My Punishment, Sunday, November 8 at Turin’s Cavallerizza Reale, as part of Blinding the Ears, an Artissima performance series conceived for city’s many theaters.


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