Wilfrid Almendra, Pavillon Sauvage

par Raphael Brunel

Dans La Pensée sauvage (1962), Claude Lévi-Strauss opère un étonnant rapprochement entre le mythe et le bricolage : « […] le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés par comparaison avec ceux de l’homme de l’art. Or, le propre de la pensée mythique est de s’exprimer à l’aide d’un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu’étendu, reste tout de même limité ; pourtant, il faut qu’elle s’en serve, quelle que soit la tâche qu’elle s’assigne, car elle n’a rien d’autre sous la main. Elle apparaît ainsi comme une sorte de bricolage intellectuel, ce qui explique les relations qu’on observe entre les deux. » La pensée mythique comme le bricolage relève ainsi d’un principe d’assemblage, à partir duquel nous pourrions envisager la pratique sculpturale de Wilfrid Almendra qui se traduit par une fréquentation intense de l’atelier où l’artiste expérimente de manière empirique des techniques aussi diverses que complexes. Ce penchant pour le do it yourself révèle un appétit pour l’action et le défi, une tentative d’épuisement du geste artistique. Il évoque également le mouvement Arts & Crafts qui prônait, en réaction à l’industrialisation intensive, la réhabilitation du travail fait main. Almendra cherche cependant moins à préserver un savoir-faire qu’à s’appuyer sur un ensemble de techniques pour effectuer des manipulations contre nature. De ce travail laborieux naissent des formes hybrides nourries de culture pop véhiculant une narration elliptique, à travers laquelle se constituent les idoles ambiguës d’une nouvelle mythologie.

 

Wilfrid Almendra, Concrete Gardens, 2010 Marbre, béton, plastique, plâtre, céramique / Marble, concrete, plastic, plaster, ceramic. Vue de l'exposition One Man's Mess is Another Man's Masterpiece à la galerie Bugada & Cargnel, paris, 2010. Courtesy galerie Bugada & Cargnel, Paris.

Cette mythologie que le trentenaire s’applique à mettre à jour doit beaucoup à l’architecture et à l’évolution de l’habitat depuis cinquante ans. L’utopie moderniste, et avec elle la politique des grands ensembles, a laissé la place à la valorisation de la maison individuelle comme cadre de vie idéal, générant un nouvel imaginaire de bien-être et de sociabilité. Le travail de l’artiste s’appuie en grande partie sur un paradoxe : parangon de la propriété individuelle, le pavillon n’en répond pas moins à une conception standardisée. Si l’individualisation apparaît ainsi sous un angle reproductible, les habitants des pavillons cherchent toutefois à les personnaliser au mieux dans une logique proche du bricolage évoqué par Lévi-Strauss. C’est ce changement de paradigme que mettent en tension les œuvres d’Almendra, révélant à travers quelques archétypes décoratifs les aspirations des classes moyennes. Sur le principe d’une archéologie d’anticipation, il révèle les contradictions esthétiques et les valeurs de goût de la civilisation pavillonnaire. La série « Concrete Jungle » regroupe un ensemble de reproductions en marbre ou en béton de statues classiques, directement prélevées dans les jardins de ces zones périurbaines auxquelles la patine donne des airs de vestiges antiques. Ces ersatz sculpturaux se trouvent soudainement réhabilités, non sans humour et décalage, dans le champ de l’art, dans une confusion totale entre high et low culture.

Si la position d’Almendra face à cette esthétique pourrait apparaître, par trop d’ironie, condescendante, elle n’en demeure pas moins mêlée d’empathie, l’artiste ayant grandi dans cet environnement. Lévi-Strauss évoque cette manière dont le bricoleur insuffle toujours une partie de lui-même à ses projets et recourt à des débris et des résidus d’événements. Au-delà de la dimension biographique esquissée à l’instant, l’artiste s’attache à utiliser des matériaux témoignant d’un vécu, autant qu’à réinterpréter des épisodes de l’histoire de l’urbanisme. La série « Killed in Action (Case Study Houses) » se réfère directement au programme Case Study Houses lancé à la fin de la seconde Guerre mondiale par la revue Arts & Architecture pour construire en Californie des maisons individuelles modernes et économiques, reproductibles, pouvant répondre à une urgence de logements. Les architectes les plus prestigieux de l’époque, de Richard Neutra à Eero Saarinen, en passant par Charles et Ray Eames, sont sollicités : trente-sept projets sont conçus, vingt-six réalisés. Les sculptures de cette série sont inspirées par les dix projets avortés. Chacune d’entre elles reproduit le plan de masse des bâtiments, privilégiant le bas-relief à la maquette, et est composée des matériaux initialement prévus pour sa construction. Ces architectures deviennent des formes abstraites et hybrides, parfois kitsch, témoignant, selon l’artiste, du « devenir pavillonnaire de l’utopie moderniste ».

 

Wilfrid Almendra, Basement (Concerto), 2011. Macadam, béton / macadam, concrete, 70 x 90 cm. Courtesy galerie Bugada & Cargnel, Paris.

Plus récemment, il s’est intéressé au projet New Babylon imaginé par Constant Nieuwenhuys, qui consistait en la conception d’une ville situationniste sur pilotis, dédiée aux loisirs et au bien-être de ses habitants. De cet ambitieux projet, l’artiste néerlandais ne réalise qu’une structure en poutres métalliques d’une quinzaine de mètres de haut, construite en 1955 au cœur d’un parc de jeux pour enfants à Rotterdam et presque aussitôt détruite. Avec Reconstruction for a Monument, présentée dans le jardin des Tuileries dans le cadre de la Fiac 2011, Wilfrid Almendra confronte la portée utopique du projet d’origine à la fragilité de l’architecture pavillonnaire et à l’incohérence de certaines politiques d’urbanisme. De taille réduite, son monument est produit à partir de résidus de vérandas trouvés à la Faute-sur-Mer, village balnéaire et pavillonnaire construit en terrain inondable et dévasté par la tempête Xynthia en 2010.

Almendra envisage désormais de réaliser ce « Constant » à échelle 1, de sortir de la solitude de l’atelier pour se confronter à l’espace public et à ses enjeux. Cette idée a été en partie nourrie lors d’une résidence à Marfa aux États-Unis, où l’artiste rêve d’installer cette structure. Elle est également au cœur d’une commande publique pour le Parc Saint-Léger, à Pougues-les-Eaux, où il projette de construire un parc pour enfants composé d’éléments en béton praticables évoquant sa série « Basement », au milieu desquels trônerait le « Constant ». Les différentes élévations correspondent au plan d’un ancien hôtel de luxe réquisitionné pendant la guerre par les SS. Son parc pour enfants fonctionnerait ainsi autant comme un champ de ruines contemporain que comme le lieu de mémoire d’une histoire trouble et refoulée. Dans ces différents projets, le « Constant » apparaît comme une sorte de figure totémique que l’on imagine volontiers dédiée au mythe contemporain de l’architecture pavillonnaire.

 


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