Angelika Markul
Née en 1977 en Pologne, Angelika Markul développe depuis les années 2000 un corpus d’œuvres au caractère intense et funeste. N’ayant pas de médium de prédilection, elle fait œuvre indifféremment dans la vidéo, la sculpture ou l’installation en fonction des sujets abordés. Les ravages causés à des environnements dévastés sont au cœur d’une pratique qui se préoccupe fortement de la destinée de territoires abandonnés. L’artiste n’hésite pas à tourner ses films sur des lieux meurtris, parmi lesquels Fukushima, Tchernobyl ou encore Bagdad. En appréhendant son travail se ressent une force sourde et souveraine qui vous dépasse ; une forme de « terreur métaphysique »1 vous saisit. Une inquiétude latente, parfois silencieuse, émane de ses œuvres. Ces dernières tentent de retranscrire les effets de puissances redoutables et menaçantes. Elle y fait se rencontrer culture occidentale et culture aborigène, monde des adultes et monde de l’enfance. En 2016, elle reçoit le Prix Coal qui récompense un artiste pour son travail associant art et environnement. Elle est aussi la lauréate de l’édition 2013 du Prix Sam Art.
Vous êtes d’origine polonaise. Comment s’est passée votre arrivée en France ?
Lorsque je suis arrivée en France, j’avais 14 ans. J’ai appris le français par mes propres moyens et j’ai commencé une nouvelle vie dans ce pays. À l’époque de la Pologne communiste, nous étions coupés du monde. Quand je suis arrivée en France, j’ai pu voir des hommes et des femmes d’origines différentes pour la première fois, ce qui m’a émue. Et j’ai finalement fait mon premier film en Afrique, un continent dont je me sens très proche. Ce film, intitulé Casela, m’a permis de rentrer aux Beaux-Arts de Paris.
Vous développez une esthétique crépusculaire, comment envisagez-vous la fin de l’existence humaine ?
J’ai beaucoup travaillé au Chili et en Argentine, où je suis entrée en relation étroite avec les peuples autochtones. Le titre de mon film, Terre de Départ (2014), fait écho à un imaginaire des Indiens du Chili. Très proches du ciel et des étoiles, ces derniers envisagent la vie après la mort comme un voyage vers un ailleurs ; notre passage sur terre n’est que le début d’une trajectoire vers les étoiles. Eux-mêmes définissent cette « fin » comme une « terre de départ » (d’où le titre de l’œuvre). En ce sens, on ne commence à vivre qu’« après ».
De votre enfance jusqu’à votre admission aux Beaux-Arts de Paris et votre collaboration avec Christian Boltanski, quelle a été votre trajectoire ?
Toute petite (vers 7 ans), je faisais des photos avec l’appareil de mon père. Un peu plus tard, je composais des jeux de rôles avec mes amis : nous y inventions des histoires imaginaires. Pour ce qui est de ma formation, j’ai commencé par une école d’architecture. J’y ai beaucoup appris, notamment en ce qui concerne l’utilisation de l’espace dans mes installations. Par la suite, j’ai suivi une année de classe préparatoire pour être finalement admise aux Beaux-Arts de Paris. J’y ai développé un lien très fort avec Christian Boltanski et j’ai parfois travaillé pour lui. Boltanski m’a permis de répondre aux questions : « qui suis-je ? », et « qu’est-ce que je veux accomplir en tant qu’artiste ? ». Par la suite, j’ai mené un post-diplôme sous la direction de Christian Bernard, qui était alors directeur du MAMCO à Genève.
Quelles sont les lectures qui vous inspirent ? J’ai cru comprendre que vous étiez attirée par la science-fiction…
Oui, j’ai une passion pour les films de science-fiction. Je m’intéresse notamment à la manière dont la science intervient dans la réalisation d’un film. J’aime beaucoup les livres de Jules Verne, qui m’apparaissent comme des fictions qui deviennent aujourd’hui des réalités totales.
Vous vous rendez régulièrement sur des sites difficiles d’accès et considérés comme dangereux et déserts : la région de Tchernobyl, la ville de Fukushima, ou encore les grottes de Naïca au Mexique. Votre pratique artistique est empreinte de ces lieux que vous retranscrivez par des installations vidéo…
En effet, j’aime travailler sur des lieux difficiles et meurtris. À Tchernobyl (Bambi à Tchernobyl, 2014), je suis parvenue à tisser des liens avec l’armée. Ainsi s’est développée une relation très proche et intime avec les militaires ; c’est cette relation qui m’a permis de réaliser le film. L’œuvre intitulée Marella est comme le troisième volet d’une trilogie. Celle-ci réunit les films La Mémoire des Glaciers (2017), Bepicolombo (2020) et Marella (2020), qui ont été exposés au Centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière, de février à octobre 2020. Le film Marella a été tourné aux abords de la ville de Broome sur la côte Ouest australienne, aussi nommée « côte Kimberley ». À cette occasion, je suis allée filmer un ensemble de traces de dinosaures. Enfin, Tierra del Fuego (2020) est un ensemble d’œuvres qui portent sur la disparition d’un paysage glacier. Ce dernier projet concerne un archipel situé en Patagonie qui porte le même nom (Terre de Feu). Bien que concernant des faits réels, mes films s’apparentent tous à des fictions. Comme vous l’évoquiez, chaque œuvre implique un voyage dans l’un de ces paysages désertés. J’aime être sur le terrain, parler aux gens, etc.
Dans Gorge du Diable (2013-2014), vous associez une dimension eschatologique à l’idée d’un renversement du temps. Quelle a été votre intention au travers de cette œuvre ?
On retrouve ici un imaginaire apocalyptique, déserté de toute présence humaine. L’œuvre se distingue par une certaine noirceur. J’y ai disposé des éléments inanimés. Au cœur du dispositif apparaît un film qui donne à voir les Chutes d’Iguaçu, mais leur cours s’y trouve inversé. Cela produit un renversement de la temporalité, qui contraint à un type d’attention bien particulier. Je tiens beaucoup à ce renversement du cours de l’eau car il nous fait revivre le passé en accéléré sans que nous ayons aucune prise sur ce temps qui passe.
À peu près à la même période, vous réalisez Bambi à Tchernobyl (2014). Cette fois-ci, la catastrophe est silencieuse. Pouvez-vous me parler de cette œuvre et me dire le sens que vous donnez à son titre ?
Dans Bambi à Tchernobyl, je filme le silence d’un paysage en attente. On y perçoit le mutisme d’un environnement déserté ainsi qu’une inquiétude latente. C’est alors que se dessine, en creux, l’invisibilité du mal qui s’est installé dans ces lieux et qui imprègne l’ensemble du site. Le titre que j’ai choisi opère la rencontre entre une crainte enfantine et celle qui accompagne la catastrophe nucléaire. Cette installation, qui évoque un paysage enneigé et désert, provoque un sentiment de frayeur sublime. La présence virtuelle d’un personnage de Walt Disney serait là pour nous « rassurer », mais nous ne sommes pas dupes !
Y a-t-il une œuvre qui vous semble majeure dans l’ensemble de votre travail ? Si oui, pouvez-vous m’en parler ?
Je considère mon œuvre comme un ensemble ou encore comme un livre : il s’agirait d’une œuvre totale constituée de plusieurs chapitres. Il est donc très difficile pour moi d’en distinguer une en particulier. Cependant, Marella (tournée en Australie) tient une place singulière dans cet ensemble. Pour réaliser Marella, il m’a fallu investir des territoires qui appartiennent à des collectifs autochtones et développer avec eux des échanges réciproques de savoirs. Le processus de travail a été animé par une dimension spirituelle et un échange intellectuel exceptionnels. La rencontre avec ces peuples a été formidable et Marella est certainement l’un des plus beaux films que j’ai réalisés. Par ailleurs, je souhaiterais évoquer mon dernier film (réalisé au Texas), Deadly Charm of Snakes (2020), au cours duquel j’adopte la posture d’un anthropologue devant un évènement singulier : le plus grand rassemblement au monde de serpents à sonnette et l’élection de « le » ou « la » meilleur(e) charmeur(se) de serpent.
Que pensez-vous de la notion d’Anthropocène qui est très en vogue en ce moment ?
J’ai une position assez ambivalente vis-à-vis de l’idée d’Anthropocène. Bien sûr, l’histoire de la Terre me concerne. Cependant, je n’aime pas la dimension politique qui entoure cette notion ni le sentiment que celle-ci ne serait qu’une mode. Or, je ne veux pas « faire de la politique » ; j’estime que ce n’est pas mon rôle, et je ne veux pas faire partie d’une quelconque « mouvance ». Par ailleurs, je refuse l’étiquette « écologique » que l’on m’attribue souvent.
Comment vivez-vous cette période de confinement ?
Actuellement je suis enfermée et j’en souffre beaucoup. Depuis le début du Covid, j’aurais déjà dû réaliser trois films… Des voyages étaient prévus en Russie, au Japon… C’est une période très difficile.
De mon côté, je suis en manque de musées…
On se comprend mutuellement !
- L’expression est empruntée à Déborah DANOWSKI et Eduardo VIVEIROS DE CASTRO, dans : L’Arrêt de monde, in : HACHE Emilie, De l’univers clos au monde infini, éditions Dehors, 2014, p.242.
Image en une : Film Marella, 2020. Photo Marc Domage.
Exposition Formule du Temps, Centre international d’art et du paysage, Île de Vassivière.
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- Du même auteur : Charlotte Charbonnel, Gwenola Wagon,
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